MONDE ARABE – L’Orient en feu (1/5) : la religion d’abord !

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Le Proche et le Moyen-Orient déstabilisés n’ont malheureusement  aujourd’hui  comme  seul  horizon  que  la guerre.

Sans titreL’incendie se propage, et ce pour longtemps. Les tentatives de paix sont des épiphénomènes, certes souhaitables, qui soulagent la conscience de la Communauté internationale, mais ne règlent aucun des problèmes fondamentaux et structurels du Proche et du Moyen-Orient, problèmes d’abord liés au caractère hautement artificiel de tous ces États hétérogènes et à la haine interconfessionnelle qui perdure depuis des siècles et qui a resurgi tout d’un coup, alimentée par les protagonistes.

Dans tous ces pays, et tous ceux qui ont vécu longtemps dans ces pays le savent encore mieux, l’appartenance religieuse transcende le plus souvent la citoyenneté. Les partis ne sont alors que des partis religieux pour la plupart. En effet, on appartient d’abord à une religion qui imprime une ligne de conduite dans la société, une manière d’être et de penser. En ce sens, la Syrie, avec ou sans Assad, ne sera pas très différente en profondeur tant que cette mainmise des idéologies religieuses sur les individus existera et empêchera ces derniers de devenir des citoyens à part entière dotés d’un libre arbitre politique.

Si quelque accord de paix devait être signé à Genève ou ailleurs en ce qui concerne la Syrie, ou au Koweït pour le Yémen, nul ne pourrait en être mécontent, mais aucun de ces accords n’est susceptible d’aborder les problèmes de fond, au premier chef, la haine interreligieuse qui a pris le dessus sur les autres facteurs de conflit.

C’est ce que certains chercheurs ont appelé « le retour vers des identités primaires ». Or, les traités préparés par les diplomates ne peuvent faire disparaître les haines ancestrales héritées des siècles passés. Les Sunnites voteront toujours « en Sunnites » pour des Sunnites, les Chiites pour des Chiites et les Chrétiens pour des Chrétiens, à quelques exceptions près. On peut certes  imaginer un renversement de la gouvernance actuelle du pouvoir syrien, imaginer sans trop de mal pouvoir y installer un homme politique sunnite, et alors majorités et oppositions actuelles changeront de rôle et de position et la guerre civile repartira de plus belle. Il en va de même en Irak. Les Sunnites sous Saddam Hussein gouvernaient le pays alors qu’ils étaient minoritaires. Les Chiites majoritaires, aujourd’hui  victorieux dans les urnes, les ont évincés de sorte que les Sunnites minoritaires ont fomenté une contre-révolution. Quid au Yémen ? Au Bahreïn ?

À titre d’exemple, une Syrie dans les mains des Frères musulmans reproduirait inévitablement les événements passés de Tunis et du Caire. Les minorités religieuses non sunnites se coaliseraient et entreraient à leur tour en rébellion.

Il n’y a pas de culture du partage de pouvoir au Moyen-Orient, car « l’autre », appartenant à une autre confession, est toujours un ennemi. Je l’ai expérimenté à Damas lors de mes conférences : les Sunnites, les Chrétiens, les Alaouites ne se mélangeaient pas, ils se côtoyaient, sans plus. C’est cela la Syrie éternelle issue des accords Sykes/Picot de 1916.

Mais les diplomates, discrédités au niveau mondial, se moquent des solutions structurelles qui visent le long terme. Ils se contenteront d’avancées symboliques, comme quelques avancées humanitaires. En ce sens, ces accords ne seront pas inutiles, mais il ne faut pas en attendre beaucoup plus. La guerre civile, sur fond religieux, y a commencé depuis des siècles, elle a structuré mentalement chaque communauté, et on ne voit pas comment elle pourrait s’arrêter tout à coup. Tout succès diplomatique sera en ce sens  un succès éphémère. Il n’y a qu’à relire Adonis, un des plus grands poètes syriens actuels, pour comprendre.

Ceci est aussi vrai pour les autres pays. On croyait le Liban sauvé après quinze années de guerre civile aussi atroce que celle qui continue en  Syrie. On sait aujourd’hui qu’il ne l’est pas et il s’enfonce à nouveau dans la désunion et le chaos. Ces peuples, aussi bien ceux de Syrie que du Liban ou d’Irak, ne voulaient pas vivre ensemble, mais on leur a imposé cette destinée.

La paix des diplomates ne peut être que formelle et sera impuissante à guérir les blessures des esprits et des cœurs. En d’autres termes, ces pays, dans leur configuration explosive actuelle n’ont le choix qu’entre une dictature et une autre, car l’idée de coalition est sacrilège. Avant la dictature du clan Assad en Syrie, il y a eu une période de vingt années pendant lesquelles se sont succédées une vingtaine de dictatures sunnites. La vie politique dans cette région du monde n’obéit pas aux canons occidentaux et ce n’est pas pour rien que le négociateur en chef de l’opposition syrienne aux négociations de Genève, Mohammed Allouche, a démissionné de son poste le 29 mai 2016. L’espoir est mort de tous les côtés. Il en va de même au Liban. On a essayé dans ce pays de juxtaposer au sein d’un même gouvernement Chiites et Sunnites et on a vu ce que cela a donné : la paralysie totale du pays. En Syrie il en irait de même dans l’éventualité d’un départ d’Assad si les puissances décidaient d’un partage du pouvoir.

De plus, la notion « de vivre ensemble » n’existe pas dans ces pays. On vit d’abord dans et pour sa communauté. Il faudra renoncer un jour aux frontières de Sykes et Picot et séparer toutes ces ethnies et ces confessions qui se vouent une haine profonde depuis des siècles. Cela ne l’a jamais été, même si cela avait été évoqué sous mandat français de la SDN. Mais ce n’est pas tâche facile alors que des dizaines de milliers de djihadistes d’al-Nosra et de Daech  sont désormais présents dans ces pays en vue d’islamiser la société. Comment vivre ensemble alors ?

Daech est certes l’ennemi à abattre, mais il faut reconnaître que l’Occident s’y est vraiment mal pris.

Barack Obama aura longtemps failli à sa mission de protection de l’Occident, en n’opposant au début de la création de cette nébuleuse qu’une contre-offensive minimale, tout cela parce que les djihadistes ne menaçaient pas encore l’Amérique et que l’expansion du groupe terroriste semblait stabilisée. Il portera une grande responsabilité dans l’Histoire pour ce manque de vision et de lucidité.

Si, depuis octobre 2015, la lutte contre Daech s’est enfin accélérée, on le doit exclusivement à l’action musclée de la Russie sur les champs de bataille. Elle aura bouleversé tous les plans de l’Occident et rendu plus difficile la stratégie secrète de « changement de régime » qui était celle de l’Occident.

Aujourd’hui, rien n’est vraiment joué et, pour lutter  contre Daech, on assiste à la  coexistence de deux coalitions distinctes, et donc à une absence de synergie, ce qui n’est pas gage d’efficacité, même si Russie et États-Unis semblent avoir trouvé une position commune pour attaquer Raqqa, la « capitale » des terroristes. Quoi qu’il en soit, la vraie guerre se jouera au sol et non pas dans les airs, et dans ce domaine les armées de Daech sont expérimentées et d’une pugnacité remarquable. Ce ne sont pas les armes qui leur manquent, ils en regorgent, et leurs finances sont encore opulentes, même si la rentabilité de la gestion des flux pétroliers a sensiblement diminué. En matière d’effectifs, l’Occident est incapable de déterminer le nombre potentiel de combattants de Daech susceptibles de lutter un jour contre lui et il n’a qu’une approche bien insuffisante de ses effectifs réels actuels.

En effet, on sait aujourd’hui que des combattants présents dans d’autres formations rebelles sont prêts à rejoindre les troupes de l’EI quand une occasion se présentera ; beaucoup d’études récentes convergentes montrent par ailleurs qu’un fort pourcentage de membres de groupes rebelles extérieurs à la nébuleuse de Daech épouse les conceptions wahhabites de ce dernier et en partage les finalités, même s’il n’en approuve pas pour autant les modalités d’action. De plus, l’EI a réussi une stratégie de noyautage et d’infiltration de groupes ou de sous-groupes concurrents grâce au système d’allégeances secrètes dans des zones où il est militairement absent. Combien alors de combattants sont-ils prêts à combattre au côté de Daech si besoin était ? Nul ne le sait.

Et puis, chaque pays d’une des deux coalitions a ses raisons de ne pas vouloir combattre intensivement Daech.

Il y a d’abord la contrainte financière qui existe pour tous, aussi bien pour les États-Unis qui croulent sous le poids de leur dette que pour la Russie qui a abordé l’exercice budgétaire 2016 avec un très fort déficit. C’est vrai aussi pour l’Arabie saoudite et le Qatar dont les budgets accusent un déficit annuel de plus de 10 %, du jamais vu dans ces pays du Golfe que l’on croyait éternellement opulents. Mais la contrainte financière n’est pas le seul handicap.

Chaque pays a, en outre, un adversaire bien spécifique. On sait que pour la Turquie les vrais ennemis sont les Kurdes du PKK et de l’YSG et le pouvoir ne se cache plus pour l’affirmer. Daech vient après. D’ailleurs, selon la Russie, pendant les semaines de trêve « imposées » par les Nations-Unies, la Turquie a continué à fermer les yeux sur le passage de nouveaux rebelles à travers ses 100 km de frontières non encore sécurisées. Pour la Turquie, en effet, il est indispensable de renforcer al-Nosra, et peut-être Daech, dans l’attente de la mère des batailles, la bataille d’Alep. Alors, combattre Daech, pour la Turquie, n’est qu’une simple rhétorique.

Les Kurdes, que ce soit ceux d’Irak ou ceux de Syrie, ont pour but de défendre d’abord leur territoire respectif et n’ont aucune envie d’une guerre généralisée contre Daech, ce qui les conduirait en territoire arabe ; ils ne le veulent pas, ou très peu, même si l’Amérique, à défaut d’autres combattants, les poussent dans ce sens, en ne tarissant pas d’éloges sur leur combativité.

La Russie, si elle intervient militairement à nouveau, frappera sans distinction avec tous ses avions, tous les rebelles, y compris ceux de l’Armée syrienne libre (ASL), pourtant soutenus  par l’Occident et la Turquie.

Pour l’Iran, l’existence de Daech pose des problèmes subtils. C’est grâce à la croissance de Daech que l’Iran a pu d’ailleurs se faire une nouvelle place respectable dans le monde, et ce, en démontrant sa volonté infaillible de l’anéantir. Mais que veut vraiment l’Iran ? Le vide territorial que laisserait alors un Daech défait en Irak ne pourrait être repris que par le pouvoir central irakien qui, même appuyé par l’Iran, serait mal à l’aise pour administrer une région sunnite exclusivement hostile.

Le pouvoir central irakien est, de son côté, financièrement exsangue et n’arrive plus à honorer ses dettes, permettant ainsi à la province du Kurdistan de revendiquer une autonomie, voire une future indépendance, ce qui ne déplairait pas à l’Amérique. L’armée  irakienne est encore fragile et elle ne peut que servir d’appoint.

Quant à l’Arabie saoudite, en plus de la grave crise financière qu’elle subit, et dont elle est en grande partie responsable, elle reste empêtrée dans le conflit yéménite, qui, en quelque sorte, est une réplique du conflit syrien.

Le combat contre Daech, qui fait l’objet de tant d’incantations médiatiques, est donc loin de pouvoir être optimal. Et l’imbroglio politico-religieux en est la raison majeure.

 

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Jean-Pierre Estival

Économiste et Politologue, Expert géostratégie et Président de la Commission des relations entre l'Europe et les pays arabes (Direction des ONG du Conseil de l'Europe)

1 Comment

  1. Tout a été bien orchestré par les maitres du monde. Il etait temps pour eux d’anéantir le monde arabo-musulman – tout à été fait pour ça. Pensez vous que ces pays se sont réveillés un matin en se disant bon à partir d’aujourd’hui on va detruire nos pays, faire à guerre pour rien (ils ont vecu sans faire la guerre en etant des pays plutot agreables)

    Je ne crois pas au scenario religieux non ça ne marche pas comme ça, c’est juste le bon pretexte, celui qui unit tous les musulmans.

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