MONDE ARABE – L’Union européenne face au Monde arabo-musulman

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L’Union européenne (UE) a réagit au coup par coup et souvent très maladroitement aux tremblements de terre successifs qui, en cinq ans, ont jeté le Monde arabo-musulman dans un chaos inextricable. Désormais, les défis qui s’imposent à Bruxelles nécessitent la mise en œuvre d’une politique commune ferme et déterminée, qui dépasse les divisions nombreuses que les flots de réfugiés arrivés en Europe ont ravivées et exacerbées.

Après la chute du Mur de Berlin, Francis Fukuyama publia un livre célèbre, La fin de l’histoire, qui entendait proclamer le triomphe des principes démocratiques.

L’histoire n’était pas finie, mais la guerre froide l’était.

Nombreux furent ceux qui perçurent le danger d’un détournement vers l’Est de l’attention et de l’assistance jusque-là portées, modestement, au Sud. Mais peu de commentateurs se penchèrent sur l’effet sur le Monde arabo-musulman de cet événement majeur.

Et pourtant, que de bouleversements survenus en vingt-sept ans !

En 1989, le Proche et le Moyen-Orient  étaient dotés d’États solides, édifiés peu à peu depuis 1945, certes, pour la plupart, sous la férule de pouvoirs autoritaires. Comme d’autres, ceux-ci subissaient la tutelle des deux Grands, qui y exerçaient leurs influences respectives, et sifflaient, conjointement ou séparément, la fin de la partie lorsque des conflits menaçaient de dégénérer. L’exemple de l’ultimatum américano-soviétique qui stoppa l’expédition franco-britannique de Suez en octobre 1956, ou celui de la mise en alerte maximale des forces soviétiques face à la contre-offensive israélienne de la guerre du Kippour en octobre 1973, en fournissent des illustrations.

En 2016, trois grands pays arabes, l’Irak, la Syrie et la Libye, sont en pleine décomposition, sans parler de l’Afghanistan si proche. La région souffre d’un manque de leadership mondial, qui s’est décanté en deux temps. De 1989 à 2003, les États-Unis, avec la complicité d’une Russie affaiblie et d’une Europe inexistante, ont entendu imposer leur férule unilatérale. Puis, les catastrophiques interventions américaines en Afghanistan et en Irak ont affaibli la crédibilité de Washington en même temps que se développait aux États-Unis même un fort isolationnisme.

Porteurs d’espoirs, les « printemps arabes » ont entraîné amertume et désillusions, y compris en Tunisie, seul acteur de ce grand mouvement qui ait préservé un modèle démocratique.

La rupture d’un équilibre insatisfaisant, mais d’une certaine manière rassurant, a fait place au vide, qu’ont su exploiter d’une part les mouvements djihadistes ultra-radicaux, d’autre part les puissances régionales (Arabie Saoudite, Égypte, Iran, Turquie), qui ont fait du monde arabo-musulman l’enjeu de leurs luttes d’influence. Le retour récent de la Russie dans la région, s’il n’est pas en soi négatif, ne peut être  porteur d’équilibre que s’il est dépourvu de partialité, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Or, qui peut aujourd’hui exercer sur un Proche-Orient en danger d’explosion, sur un Maghreb confronté aux risques de déstabilisation, une influence positive mais non dominatrice ? Ni les États-Unis, ni la Russie, ni la Chine, attachée avant tout à son rayonnement économique d’ailleurs réversible. Seule l’Union Européenne est capable de jouer ce rôle.

On objectera aussitôt que l’UE n’est pas un État ; qu’elle est sujette au rejet de ses peuples, condamnée à l’impuissance en raison des divergences entre ses membres. Et pourtant, au sein de cette union, aucun État membre ne dispose de la marge d’action nécessaire. La France détient encore une capacité d’intervention politico-militaire, mais elle est dépourvue des moyens financiers à la hauteur de l’enjeu. L’Allemagne, reconnue comme la première puissance économique du continent, ne peut jouer, à elle seule, un tel rôle, ne fût-ce qu’en raison des limites qu’elle s’impose dans ses interventions extérieures. Trop lié aux États-Unis et empêtré dans le débat sur le Brexit [ndlr : le « British Exit », la sortie de l’Union européenne], le Royaume-Uni est lui-même confronté à la tentation du repli.

Mais l’Union européenne, dans son ensemble, en dépit des tous les freins entravant son action, détient un certain nombre des clés d’une influence diplomatique.

Compétences, institutions et personnes

C’est d’abord la compétence juridique. Elle était totalement absente du traité de Rome, mais elle fut ébauchée par le traité de Maastricht qui institua une politique étrangère et de sécurité commune (PESC). C’est le fameux « deuxième pilier » purement intergouvernemental de l’Union.

Cette compétence est étendue par le traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009, qui confère à l’Union la personnalité morale, c’est-à-dire la capacité de mener des négociations et de conclure les traités (réservée jusque-là à la Communauté, entre 1993 et 2009). Certes, la politique étrangère n’est pas mentionnée dans les articles 3 à 6 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) qui énumèrent les compétences de l’Union. Mais les dispositions combinées du Titre V du Traité sur l’Union européenne et de la cinquième partie du TFUE consacrée à l’action extérieure de l’Union procèdent à une fusion PESC/action extérieure.

Or, au titre de cette dernière, l’Union dispose de nombreuses compétences, dont certaines exclusives (politique commerciale, union douanière). L’article 3 alinéa 2 du TFUE rappelle aussi la compétence de l’UE pour conclure des accords sur toute matière faisant l’objet d’une législation interne (AETR).

Après la compétence, les institutions. Dans ce domaine, le traité de Lisbonne innove également. Il revient au Conseil européen de fixer les orientations. Mais il existe désormais un Conseil des ministres des affaires étrangères, séparé du Conseil Affaires générales. Et ce CAE est présidé non plus par la présidence tournante, mais par un personnage qui fait son apparition dans la galaxie européenne : le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et de sécurité. Selon l’article 18 du traité sur l’Union européenne, celui-ci est nommé par le Conseil européen à la majorité qualifiée, avec l’accord du président de la Commission, dont il est l’un des vice-présidents.

La mission de ce haut représentant (que la Constitution européenne, rejetée, avait appelé « ministre des Affaires étrangère de l’Union ») est vaste : conduire la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union, ainsi que sa politique de sécurité et de défense commune.

Les institutions n’existent que par les personnes qui les incarnent. Il s’agit d’abord du Conseil Européen, dont la présidence, désormais stable, assure la représentation extérieure du CE. Deux personnalités ont jusqu’ici occupé ce poste : Herman Van Rompuy (Belgique), de 2009 à 2014 ; et Donald Tusk (Pologne), depuis le 1er novembre 2014. Il s’agit aussi, bien sûr du haut représentant, ou plutôt de la haute représentante, puisque deux femmes se sont succédées à cette fonction : Lady Ashton (Royaume Uni), de 2009 à 2014, puis Federica Mogherini (Italie), depuis 2014. On a noté la présence de celles-ci dans de grandes négociations internationales, comme à propos du nucléaire iranien, ou les pourparlers avec la Russie sur l’Ukraine.

Compétence, institutions, hauts responsables ne seraient rien sans instruments appropriés.

Or ceux-ci ne manquent pas. Ils prennent leur source dans les différentes politiques communes : la PESC et la PSDC (la Politique de Sécurité et de Défense commune), mais aussi la politique commerciale, l’action humanitaire, la politique de développement et bien d’autres. Ces politiques sont dotées de moyens juridiques (telles que les mesures restrictives), financiers (sur ce plan, il faut prendre en compte, au-delà de la PESC proprement dite, l’ensemble de l’action extérieure de l’Union, c’est-à-dire les dépenses de la rubrique « Europe dans le monde » du budget, de l’ordre de 1,4 milliard d’euros par an, auxquelles il faut ajouter celles du Fonds européen de développement (4,4 milliards d’euros par an).

Les moyens humains sont regroupés au sein du Service européen pour l’action extérieure, d’abord dirigé par Pierre Vimont, puis par le secrétaire général actuel, Alain Le Roy, sous l’autorité de Federica Mogherini.

Quant à la politique de sécurité et de défense commune, elle ne manque pas non plus de moyens opérationnels (organes civils et militaires, agence de défense).

Pour autant ces attributs n’ont pu être fédérés de manière achevée, pour plusieurs raisons : règle de l’unanimité, multiplicité des organes, source de concurrence et partant de confusion, absence d’utilisation des potentialités du traité, notamment la possibilité de déléguer à certains États-membre le pouvoir d’agir au nom de l’Union.

En quoi cette force diplomatique européenne pourrait-elle exercer une influence positive sur le Monde arabo-musulman ?

Plusieurs axes doivent être pris en considération…

La Turquie – En premier lieu, l’Union doit établir avec la Turquie une relation saine et équilibrée.

La situation actuelle n’est pas satisfaisante, car elle est trop marquée par le dossier de l’adhésion turque à l’UE. Chacun sait que l’obtention par Ankara d’un statut d’État-membre de plein exercice n’aboutira pas dans les années à venir. Mais les autorités turques jouent de cette situation pour exiger, en contrepartie, des concessions unilatérales.

Or, pour que s’épanouissent des rapports fructueux entre l’Union européenne et la Turquie, il faut que les deux parties reconnaissent comme postulat de base que leur association prendra, pendant longtemps, la forme d’un partenariat privilégié, même si l’objectif de l’adhésion n’est pas totalement perdu de vue, puisque les négociations se poursuivent.

Dès lors, l’immense potentiel que confère à l’UE l’intensité de son concours à la Turquie pourrait être mieux valorisé. En plus de l’union douanière, l’UE apporte à ce pays une contribution financière de l’ordre d’1 milliard d’euros par an, à laquelle s’ajouteront les crédits (qui pourraient s’élever à 6 milliards d’euros) dont l’Union a accepté le principe en vue de permettre à leur partenaire de faire face à l’accueil des réfugiés victimes des conflits régionaux. L’engagement des autorités turques d’accepter le retour sur leur territoire des réfugiés entrés dans l’UE demeure théorique, ne fût-ce qu’en raison des règles relatives à l’asile, qui permettent aux personnes présentant une demande de cette nature de demeurer dans l’UE aussi longtemps que la procédure d’octroi du statut de réfugié n’est pas achevée.

Une véritable entente euro-turque impliquerait qu’un dialogue approfondi et systématique, assorti d’une obligation de résultat, s’établisse entre les deux parties non seulement sur les questions de développement économique, mais sur l’ensemble des problèmes géostratégiques de la région.

L’Union pour la Méditerranée – Deuxièmement, le partenariat euro-méditerranéen doit retrouver tout son sens.

Il faut reconnaître que la création, heureuse en elle-même, de l’Union pour la Méditerranée (UPM), a semé une certaine confusion entre les responsabilités respectives de Bruxelles et du secrétariat de Barcelone. En réalité, l’essentiel, pour ne pas dire la totalité des contributions financières à l’UPM, proviennent de l’UE.

Celle-ci, au titre de la politique européenne de voisinage, accordera des subventions de plus de 9 milliards d’euros entre 2014 et 2020 à ses partenaires méditerranéens. Il faut veiller à la pérennité de cet effort, qui ne doit pas être délaissé au profit du partenariat oriental, mais aussi au respect de la lettre et de l’esprit des accords d’association, qui subordonnent ces contributions à des engagements précis, notamment en matière de respect des Droits de l’Homme.

Le Maghreb – Troisièmement, au sein de cet ensemble méditerranéen, une attention particulière doit être portée au Maghreb, tant sont essentiels, sur les plans économique, politique et humain, ses rapports avec l’Europe.

Il faut bien sûr mettre à part le cas de la Libye : l’urgence est d’y rétablir la paix, puis le droit. Les grands enjeux de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie, ce sont la stabilité politique, le développement économique, la consolidation de la démocratie et de l’État de droit, la lutte contre le terrorisme et la gestion concertée des flux migratoires.

Le cas de la Tunisie doit faire l’objet d’efforts plus soutenus. L’Union européenne, qui a noué avec Tunis des relations très intenses (enveloppe budgétaire de 200 millions d’euros par an, forte présence de la Banque européenne d’Investissement – BEI) doit être encore plus attentive à cette nation à la recherche d’un modèle original, qui a réussi à préserver la démocratie, mais qui est confrontée à la triple menace du chômage, du terrorisme et du rejet instinctif, tant par l’élite que par le peuple, de tout pouvoir, celui-ci étant systématiquement perçu comme ne répondant pas aux aspirations des citoyens.

Avec le Maroc, qui dispose d’un statut avancé, il est important de mettre fin à la crise née de l’arrêt du 10 décembre 2015 de la Cour de Justice de l’Union européenne, qui a annulé l’accord agricole de 2012, et entraîné la suspension par le Maroc des contacts avec l’UE.

Avec l’Algérie, il est nécessaire de préparer l’après Bouteflika et de contribuer à lever les rigidités inévitables dans un pays qui a surmonté vingt ans de guerre civile, peu de temps après la guerre de décolonisation.

Avec ces trois pays, l’UE doit adopter une attitude pragmatique, tant dans ses rapports avec les pouvoirs en place qu’avec les représentants de l’islamisme politique.

S’il est une entité qui peut conforter les responsables de ces mouvements dans leur refus de tout lien et tout rapprochement idéologique ave les djihadistes, c’est bien l’Union européenne. Celle-ci, dans ses rapports  avec le Maghreb, doit s’appuyer sur les États-membres qui en sont le plus proches : la France, l’Italie et l’Espagne.

Le conflit israélo-palestinien – Quatrièmement, l’UE doit prendre une initiative pour relancer le processus de paix israélo-palestinien. Celui-ci est aujourd’hui complètement en panne, délaissé malgré quelques bonnes intentions par l’administration Obama.

Ce sujet n’est la priorité ni d’Israël, ni de ses adversaires les plus farouches (Iran, Hamas, Hezbollah) engagés dans la lutte contre Daesh.

Il est quand même notable  que l’adjectif « terroriste » accolé au Hezbollah, qui avait placé  le premier ministre Lionel Jospin en pâture aux jeteurs de cailloux, soit désormais utilisé par les principaux dirigeants sunnites.

L’occasion est historique : Daesh est l’ennemi commun d’Israël, de l’autorité palestinienne et de l’Europe.

Par ailleurs, l’accord d’association UE-Israël est d’une telle portée qu’il justifierait pleinement un investissement plus important de l’Union dans le processus de paix.

Le terrorisme – Cinquièmement et de manière plus générale, l’UE pourrait proposer aux États arabo-musulmans un pacte contre le terrorisme qui mine nos sociétés et vise avant tout à sanctionner tout effort de paix et de compréhension entre les civilisations et les cultures.

Des objectifs qui ne peuvent être remplis que si plusieurs conditions sont réunies.

Premièrement – Mettre de côté les querelles idéologiques qui ont affecté cette question :

Ne pas reprendre le débat entre « communautaire » et « intergouvernemental ». Admettre que l’UE, y compris en politique extérieure, relève d’un modèle sui generis.

Ne pas poser la question du « siège unique européen au Conseil de sécurité », qui supposerait une révision de la charte de l’ONU et constituerait le stade le plus achevé d’une politique étrangère de l’UE.

Deuxièmement – Fédérer autour du Conseil Européen, du Conseil et du SEAE (Service européen pour l’Action extérieure) les moyens diplomatiques de l’Union.

Troisièmement – Systématiser les délégations de pouvoirs à certains États-membres, lesquels pourraient davantage agir au nom de l’Union.

Quatrièmement – Appliquer enfin les décisions des Conseils Européens de 2013 et de 2015 sur la PSDC, portant sur trois sujets : les capacités, la conduite des opérations (avec un renforcement de l’état-major européen), le parachèvement du marché industriel (sous l’égide de l’Agence de Défense).

Cinquièmement – Sur le modèle des critères de Maastricht, fixer des indicateurs de niveau de dépenses militaires, en définissant un mécanisme d’exemption du critère budgétaire de Maastricht.

Sixièmement – Développer les coopérations renforcées dans le domaine de la politique étrangère et de la défense (en tenant naturellement compte d’un éventuel Brexit, car il ne peut y avoir de politique étrangère sans le Royaume-Uni).

Septièmement – Se donner les moyens d’une véritable politique d’immigration, qui passe par un accord avec les pays d’origine des victimes des trafics.

Pour que l’Europe soit écoutée, elle doit être indépendante, ne s’aligner ni sur Washington, ni sur Moscou… ni sur Ryadh.

Cette « Europe européenne » voulue par le Général de Gaulle était sans doute un rêve de son temps, qui était celui des blocs. Dans le monde de 2016, une telle politique européenne, même si beaucoup la jugeront irréaliste, voire impensable, est nécessaire et possible.

Mais à une condition, qui résume et dépasse à la fois toutes celles déjà énoncées : l’émergence d’une volonté politique de nos États.

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Pierre Ménat

Juriste et Politologue, Chargé d’Enseignement en Questions européennes à l’Université Toulouse-Capitole et Assesseur à la Cour nationale du Droit d’Asile (France) – Ambassadeur de France en Tunisie pendant le « Printemps arabe »

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