LIBAN – L’involution du Cèdre

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Le mois de mars, au Liban, est toujours marqué, depuis le 14 février 2005, date de l’attentat terroriste perpétré contre l’ancien premier ministre du Liban Rafic Hariri, par la commémoration annuelle de la « méga-manifestation » souverainiste du 14 mars de cette même année, en réponse à celle du 8 mars organisée par les forces alliées à Damas, sous le thème « Merci à la Syrie ». Cette contre-manifestation du 14 mars, qui a mobilisé presque un million et demi de Libanais, soit le tiers de la population (estimée à 4 millions), pour prendre le contrepied des « amis de la Syrie » et faire contrepoids à la manifestation pro-Assad tenue une semaine auparavant, et ceci pour dire « non » à l’occupation syrienne et pour faire la lumière sur le terrible attentat, a réussi son pari par le retrait des troupes de Damas, le 26 avril 2005, en application (partielle) de la résolution 1559 de l’ONU, adoptée le 2 septembre 2004. Ladite résolution, soit dit en passant, dont Rafic Hariri était perçu comme l’instigateur pour, entre autres, faire barrage au renouvellement du mandat d’Emile Lahoud qui s’annonçait, n’était pas pour plaire aux « amis de la Syrie » qui trouvaient en la personne du président sortant le complice idéal. Petit historique d’une « révolution » inversée…

 Ce tour de force gigantesque, historique, qui a rassemblé, en ce 14 mars 2005, toutes les composantes de la société libanaise (mais à un moindre degré la composante chiite confisquée par le Hezbollah et le mouvement Amal) sur la Place des Martyrs, submergée, dont les artères avoisinantes étaient congestionnées et les rues bondées de manifestants, avait pris de court Damas et ses affidés libanais, impressionné la communauté internationale et directement entraîné le retrait de l’occupant syrien, avec le concours, cependant, des chancelleries occidentales, notamment américaine, française et britannique, qui ont exercé des pressions inédites sur le régime baathiste. La « Révolution du Cèdre », appelée aussi « Intifada de l’indépendance » -comprendre la « deuxième » indépendance-, était lancée, avait atteint un de ses principaux objectifs par la chute du gouvernement pro-syrien de Omar Karamé et le retrait des forces d’occupation syriennes. Cette révolution avait, par conséquent, le vent souverainiste en poupe et toutes les ressources, surtout populaires, pour compléter le tableau et instaurer une nouvelle république.

Où en est le 14 Mars aujourd’hui, à l’heure de son dixième anniversaire ?

Depuis cette date historique, beaucoup d’eau, ou plutôt de sang, a coulé sous les ponts, avant que ceux-ci ne soient littéralement détruits par l’État hébreu lors de la guerre de juillet 2006… Des figures de proue du 14 Mars sont tombées, l’une après l’autre, pour former la galerie de martyrs, y compris de « martyrs vivants », rescapés d’attentats manqués, mais qui n’en sont pas sortis indemnes. Le cynisme des commanditaires était poussé au point de vouloir liquider les parlementaires de l’alliance du 14 Mars qui formaient la majorité pour en faire une minorité en vue de prendre le contrôle de la chambre, partant du gouvernement, s’approprier le pouvoir de décision, notamment en ce qui a trait aux enquêtes onusiennes sur l’assassinat de Hariri et de ses compagnons, en prévision de la constitution du Tribunal spécial pour le Liban, et inverser, par conséquent, le cours de l’histoire.

Mais si beaucoup de sang, de mauvais sang et de larmes ont coulé sous les ponts, beaucoup d’erreurs aussi, de la part de l’Alliance du 14 Mars, à commencer par celle de ne pas avoir procédé, dès son accession au pouvoir, à la refonte de l’appareil sécuritaire infesté d’agents libanais à la solde de l’occupant qui avait retiré ses troupes, il est vrai, mais gardé ses cellules sécuritaires, dormantes, profondément implantées au cours des trente années de tutelle, outre ses cellules actives…

Avant de relever les autres erreurs les plus marquantes, à nos yeux, il convient de reconnaître, à la décharge de ladite Alliance, que celle-ci a souffert, dès le début, d’un désavantage déterminant, qui est celui de ne pas avoir de branche armée, ni de recourir aux armes, contrairement à la formation opposée, armée jusqu’aux dents et suréquipée pour les besoins de résistance à l’ennemi sioniste, résistance devenue mono-communautaire, foncièrement chiite, incarnée par le Hezbollah au premier chef (pro-iranien extrémiste), et le mouvement Amal (modéré) dans une moindre mesure, après l’élimination, parfois dans le sang, des autres formations paramilitaires « rivales » au sud du pays. C’est forte de cette inégalité en sa faveur que la coalition dite du 8 Mars a tracé sa ligne de conduite politique basée sur le chantage et sur la menace implicite d’user de la force, ultimement, pour arriver à ses fins ou torpiller tout processus contraire à ses intérêts et ceux de ses ayants droit… force dont elle a d’ailleurs fait usage en mai 2008 lorsqu’elle a envahi la partie sunnite de la capitale libanaise et attaqué la montagne druze.

Les forces politiques du 14 Mars ont, quant à elles, voulu pallier ce désavantage dans le rapport de force par la légitimité et la popularité, et par le jeu démocratique, mais c’était sans compter que l’adversaire bénéficiait, lui aussi, d’un soutien populaire massif, grâce à l’explosion démographique de la communauté chiite qui lui a permis de se prévaloir de la démocratie du nombre, surtout après le ralliement du parti chrétien, le Courant patriotique libre (CPL), dirigé par le populaire Michel Aoun, ancien général et premier ministre intérimaire, dont le parti avait largement contribué à gonfler les rangs de la manifestation monstre du 14 mars 2005, avant de se dissocier de ses alliés lors des législatives de juin 2005. Ceux-ci, et surtout les pôles chrétiens, redoutaient sa popularité et ses ambitions présidentielles et voulaient le contenir dans leurs listes électorales de peur d’y être contenus. Le résultat fut un « tsunami » en sa faveur qui a balayé les circonscriptions chrétiennes pour le mettre à la tête du plus important bloc parlementaire chrétien.

La première grave erreur de l’Alliance du 14 Mars, et surtout du Courant du Futur (parti de feu Rafic Hariri ensuite dirigé par son fils), suivi des principaux partis chrétiens des Forces libanaises et des Phalanges (Kataëb) et du Parti socialiste progressiste (parti druze, dirigé par Walid Joumblatt) a été commise lors des législatives de juin 2005 lorsque, pour faire barrage à Michel Aoun, cette coalition a conclu une alliance contre-nature, occasionnelle, dite « Alliance quadripartite », avec les partis du 8 Mars, à savoir le Hezbollah et le mouvement Amal. Ladite alliance opportuniste et anti-éthique a entamé, pour un temps, la crédibilité de l’Alliance du 14 mars et a consacré la rupture avec le CPL de Michel Aoun dont la défection, force est de l’admettre, a freiné l’élan de la Révolution du Cèdre qui a subi un autre coup dur lors de la conclusion d’un pacte entre le CPL et le Hezbollah, le 6 février 2006, appelé « Document d’entente mutuelle ». Grâce à ce « document », les forces du 8 Mars sortaient de l’isolement monochrome chiite pour bénéficier d’une importante couverture chrétienne qui leur a permis de faire équilibre et se doter d’une légitimité nationale.

L’erreur du 14 mars aura été de ne pas avoir su contenir les ambitions d’Aoun, étant donné son envergure dans la communauté chrétienne, négocier avec lui, même au prix de sacrifier de ses privilèges pour le garder dans l’alliance, et ce pour le salut de la Révolution du Cèdre. Malheureusement, c’est souvent l’ego, les intérêts personnels, l’amour-propre, la visibilité, la vanité, etc., qui sont à l’origine de nombreux désastres en politique…

Pour la bonne cause, l’Alliance du 14 Mars aurait pu aller jusqu’à concéder la présidence de la république à Aoun, à l’époque, lui qui était des plus hostiles au régime de Damas et au Hezbollah, durant son exil et à son retour, et ainsi garantir son maintien dans la coalition souverainiste et l’empêcher de se jeter corps et âme dans les bras du Hezbollah, comme il l’a finalement fait en février 2006, dans l’espoir de réaliser ses ambitions personnelles, bloquées par ses ex-alliés de l’autre bord. D’autant plus que, depuis l’accord de Taëf qui a établi la nouvelle Constitution libanaise, les prérogatives du président de la république ont été notablement réduites au profit du conseil des ministres. « Aoun président » aurait causé beaucoup moins de dégâts à « l’Intifada de l’indépendance » que « Aoun assoiffé de présidence », au point où tous ses calculs et toutes ses manœuvres tournent autour de cet axe, ou de cette idée fixe.

Passé l’entracte de la guerre de juillet 2006, qui a dramatiquement détourné l’attention de l’affaire Hariri et de la quête de vérité, une autre guerre, interne celle-là, éclata entre le Courant du Futur (sunnite) et le Parti socialiste progressiste (druze), d’une part, et le Hezbollah et le mouvement Amal (chiites), d’autre part, le 7 mai 2008, à Beyrouth et la Montagne, suite au limogeage par le gouvernement de Fouad Siniora du chef de la sécurité de l’aéroport international de Beyrouth et à la décision de démanteler le réseau de télécommunications privé du Hezbollah. Ce combat inégal entre des formations non armées (ou presque) et des formations hyper-armées se solda, évidemment, par la prise des quartiers sunnites de Beyrouth et la « terrorisation » des Beyrouthins sunnites. Le retournement des armes destinées à combattre l’ennemi israélien contre ses propres concitoyens a levé le voile sur les intentions du parti dit « de Dieu » de contrôler la rue et le paysage politique libanais et a laissé des séquelles durables dans la conscience collective du 14 Mars, qui perdurent jusqu’à ce jour.

C’est ainsi que le leader chrétien des Forces libanaises, Samir Geagea, allié de Saad Hariri, déclara que « cette tentative de coup d’État a définitivement mis fin à la légitimité du Hezbollah en tant que mouvement de résistance ».

Il s’ensuivit des négociations parrainées par le Qatar, à Doha, d’où l’accord du même nom, qui mit un terme au conflit et pava la voie à l’élection du commandant de l’armée, Michel Sleiman, à la présidence de la république, vacante depuis plusieurs mois, et à la formation d’un gouvernement d’union nationale (encore un) dans lequel la minorité parlementaire du 8 Mars obtint le tiers de blocage (anticonstitutionnel, en soi). De plus, l’opposition armée obtint l’annulation des deux décisions du gouvernement Siniora qui avaient mis le feu aux poudres, à savoir le limogeage du chef de la sécurité de l’aéroport, compté pour le Hezbollah, et le démantèlement du réseau de télécommunications privé de la milice chiite. Depuis, ce réseau de télécoms parallèle, illégal, s’étend et opère sans être nullement inquiété par les forces affaiblies du 14 Mars.

Vint ensuite la revanche, ou ce qui devait être considéré comme tel, aux législatives de juin 2009 qui ont vu l’Alliance du 14 Mars remporter les élections pour former, une nouvelle fois, la majorité parlementaire. Loin d’exploiter cette victoire électorale et en tirer profit pour compléter le processus d’acquisition de la souveraineté, loin de venger l’humiliation du 7 mai 2008 dont ses partisans gardent une profonde amertume, la Coalition du 14 Mars, Saad Hariri en tête, collectionne les erreurs qui vont doucher les ardeurs de sa base populaire et éroder la Révolution du Cèdre qui commence à tourner en sens inverse : elle renouvelle le mandat du président de la chambre et chef du mouvement chiite Amal (allié du Hezbollah), Nabih Berri, qui avait donné aux souverainistes tant de fil à retordre depuis 2005 et confisqué le parlement en le paralysant durant les longs mois de bras de fer qui ont précédé l’accord de Doha ; elle s’ouvre au régime syrien soupçonné d’avoir commandité l’assassinat de Rafic Hariri (et va jusqu’à le disculper); elle tend la main à celle qui voulait la lui couper pour avoir voulu démanteler son réseau privé de télécommunications et intégrer les armes illégales à la légalité. Succédant à Fouad Siniora comme premier ministre, heureux de sa victoire, Saad Hariri est frappé de bonasserie. Après l’accouchement d’un gouvernement aux forceps, le 9 novembre 2009, au bout de plusieurs mois de tractations, il entreprend une visite « historique » à Damas, les 19 et 20 décembre 2009, suivie d’une autre, cinq mois plus tard, et il va jusqu’à disculper le régime de l’assassinat de son père, lors d’une interview, le 6 septembre 2010, accordée au quotidien arabe Al-Shark Al-Awsat : « À un moment donné, nous avons commis des erreurs. Nous avons accusé la Syrie d’avoir assassiné le premier ministre martyr. Il s’agissait d’une accusation politique, et cette accusation politique n’est plus à l’ordre du jour. » Saad Hariri a avoué son « erreur », ce jour-là, mais contre son propre camp et sa propre cause, pour reconnaître son erreur plus tard, à ses dépens.

La « récompense » est venue quelques mois plus tard, soit le 12 janvier 2011, lorsque les dix ministres libanais du gouvernement Hariri, alliés de la Syrie, ont en bloc remis leur démission et « demandé » à un onzième ministre chiite, supposé être neutre, de les suivre afin d’assurer le tiers requis par la constitution pour provoquer la chute du gouvernement. Le timing était bien choisi : au moment du sommet à deux Hariri-Obama à la Maison blanche ; et les causes bien connues, reliées au Tribunal spécial pour le Liban qui annonçait la mise en accusation imminente de suspects du Hezbollah dans l’assassinat de Rafic Hariri, tribunal que le 8 Mars considère comme politisé, vicié par de « faux témoins » et à la solde de l’Amérique et d’Israël, et que le premier ministre en exercice -et fils de la victime- a refusé de désavouer, comme l’exigeaient le Hezbollah et ses alliés.

Il s’ensuivit une nouvelle course à la présidence du conseil des ministres. Le premier ministre « déposé » constitutionnellement, voulant se remettre en selle et faire un pied de nez à ses tombeurs, renouvelle sa candidature qui était partie favorite grâce à sa majorité parlementaire qui, selon la constitution, le porterait à nouveau à la tête du gouvernement après les consultations parlementaires protocolaires avec le président de la république qui se doit de se conformer au choix de la majorité. Devant un tel défi démocratique, les forces politiques du 8 Mars ne se gênent pas de tordre le cou à la démocratie (ils n’en sont pas à leur premier essai en la matière) et utilisent leurs forces miliciennes pour terroriser les citoyens de Beyrouth par une démonstration de « chemises noires » dans les rues de la capitale. Le message passe comme une lettre à la boîte postale du chef druze, Walid Joumblatt, qui souffre encore des séquelles traumatiques du 7 mai 2008 qui l’avaient d’ailleurs conduit, le 2 août 2009, à quitter l’Alliance du 14 mars pour se repositionner au centre. Du jour au lendemain, il change son fusil d’épaule et met son bloc parlementaire à la disposition du candidat rival de Hariri à la présidence du conseil, Najib Mikati, donnant à ce dernier la majorité parlementaire nécessaire pour être désigné premier ministre. Les motifs de la trahison de Joumblatt : « éviter la guerre civile » ; mais à quel prix ?

Si ce revirement passe pour Walid Joumblatt qui n’en est pas à sa première volte-face dans sa carrière politique, il ne passe pas pour Saad Hariri (du moins au début), ni pour le public du 14 Mars, qui voient dans le comportement du leader druze une infâme trahison et dans l’intimidation guerrière du Hezbollah un « coup d’État ». Des émeutes des partisans de Hariri éclatent, ici et là (barrages de pneus enflammés, vociférations, casse…), condamnées par le leader sunnite qui réserve ses démonstrations de force aux commémorations des 14 février et 14 mars 2005, commémorations qui se sont tenues, respectivement, au Centre des Congrès du Biel et sur la Place des Martyrs (mais un 13 mars, qui, en 2011, tombait un dimanche). Les forces civiles du 14 Mars ont répondu massivement à l’appel qui portait sur un triple non : « non à l’oppression », « non aux assassinats », « non au diktat des armes ». Quant à Saad Hariri, il a saisi l’occasion de son « tête à tête » avec le public du 14 Mars, gonflé à bloc, pour faire son mea culpa et s’expliquer sur ses visites à Damas, sur sa politique conciliante, celle de « la main tendue » pour le bien de la nation, et a renouvelé son attachement à ces trois principes, à savoir « attachement à la constitution, attachement au Tribunal spécial pour le Liban et attachement à la protection de la vie publique et privée face à la prééminence des armes ».

Le temps fort (et émouvant) fut son aveu d’avoir été trompé, son soulagement de se trouver dans l’opposition, libéré des carcans du pouvoir, et sa joie de « retourner à ses racines », sa base, son public, sa raison d’être. En guise d’illustration, il avait, du haut de sa tribune, enlevé sa jaquette, dénoué sa cravate et retroussé les manches de sa chemise, sous les applaudissements nourris et les cris de joie.

Mais la monumentale erreur fut qu’aussitôt dit… aussitôt défait : en ce même mois de mars 2011, Saad Hariri reboutonne ses manches, renoue sa cravate, reporte sa jaquette et va plonger ses racines dans l’exil volontaire pour prolonger son absence jusqu’à ce jour, hormis deux apparitions fugitives, en août 2014 et à l’occasion de la commémoration du dixième anniversaire du 14 février (il y avait de quoi).

Cet exil n’était pas commandé par quelque raison d’État ou de survie du 14 Mars, mais par sa propre survie personnelle, comme si les autres leaders du 14 Mars qui étaient restés au pays étaient moins indispensables ou précieux que lui, ou les simples citoyens qu’il représente, comme s’il ne pouvait pas s’entourer des mêmes précautions que ses compagnons de « combat », accepter volontiers les contraintes et limiter ses déplacements pour travailler à domicile, si c’est pour la bonne cause. Après tout, c’est la rançon de la gloire que tout homme politique engagé devrait accepter de payer. Mais, non ! L’appel du large était plus fort, les voyages, les tournées, et même les loisirs… et il lui a fallu ce malencontreux accident de ski dans les Alpes, dont il est sorti avec une fracture de la jambe, pour que les Libanais apprennent que, pendant que le pays était dans le marasme, monsieur Hariri, lui, se la coulait douce et pratiquait le slalom.

Au lieu de traduire son verbe oratoire en actions concrètes, appuyé par un peuple galvanisé, assoiffé de justice et de souveraineté, au lieu de (re)prendre racine parmi les siens et de remettre la Révolution du Cèdre en marche, d’entretenir le mouvement de foule et de le maintenir par des sit-in permanents sur la Place de la Liberté, devant le parlement et le Grand-Sérail (siège du gouvernement), et ainsi faire ce que ses adversaires ont su bien faire lorsqu’ils avaient campé au centre-ville, sans discontinuer, durant un an et demi, pour provoquer la chute du gouvernement Siniora (qui a quand même tenu bon), Saad Hariri a préféré aller camper ailleurs, hors du pays. Et le coup d’État des « chemises noires » est passé, sans anicroche.

Comment s’étonner, dès lors, du désenchantement du 14 Mars populaire ? Surtout si ce verbe si plein sur les tribunes sonne si creux dans la pratique, et se retrouve dans les discours des autres acteurs politiques du 14 Mars ? Tels les discours véhéments et enflammés qui suivent chaque assassinat d’une figure du 14 Mars.

Nous nous en tiendrons au plus récent du genre, au fameux discours qui avait accompagné les funérailles de l’ancien ministre des Finances et conseiller de Saad Hariri, Mohammad Chatah, victime d’un attentat à la voiture piégée le 27 décembre 2013, discours prononcé par le chef du bloc parlementaire du Courant du Futur, Fouad Siniora, dans lequel il avait affirmé, solennellement, que « l’avant-assassinat de Chatah ne sera pas comme l’après-assassinat », et que « les forces du 14 Mars ont décidé de libérer le Liban de l’hégémonie des armes illégitimes ».

Elles l’ont si bien libéré qu’elles ont accepté de former un gouvernement avec les armes illégales du Hezbollah et du mouvement Amal et leurs alliés chrétiens, moins de deux mois plus tard après cette déclaration, en février 2014, avec la formation du gouvernement Tammam Salam. Seul à avoir été conséquent avec lui-même et ses principes, le parti des Forces libanaises, dirigé par Samir Geagea, qui a refusé de faire partie d’un tel gouvernement. D’ailleurs, c’est (paradoxalement) à l’ouverture du procès à La Haye, en janvier 2014, pour juger par contumace les assassins de son père, que Saad Hariri administre la pilule de la cohabitation gouvernementale prochaine avec le 8 Mars.

Et l’on pourrait remonter la longue chaîne des martyrs du 14 Mars, par ordre décroissant, pour se rendre compte que ces mêmes discours funèbres enflammés se sont révélé des feux de paille.

Pour en revenir à la question initiale : où en est le 14 Mars aujourd’hui, à son dixième anniversaire ?

Le 14 Mars politique -et non populaire- en est toujours à subir le chantage exercé par les armes illégales, à cohabiter avec ces armes en conseil des ministres, après avoir dit « non aux armes illégales » (tout en continuant à le dire, mais avec moins d’ardeur), à négocier une solution à la vacance présidentielle qui dure depuis des mois selon le principe « chanteur » du 8 Mars : soit un président acquis à notre cause, comme Michel Aoun, soit pas de président. Le 14 Mars politique -et non populaire- en est aujourd’hui à dialoguer sur une base confessionnelle bilatérale, de Musulman à Musulman (dialogue Courant du Futur-Hezbollah) et de chrétien à chrétien (dialogue Courant Patriotique Libre-Forces libanaises) pour combler le vide présidentiel.

La nature ayant horreur du vide et le chantage s’y prêtant, ce profil de candidat à la présidence qui était souverainiste, au tout début, pour devenir « neutre » au fil des déconvenues, pourrait bien redevenir « loyal ». D’ailleurs, le 14 Mars politique ne se plaît-il pas à répéter, ces derniers temps, et à qui veut encore l’entendre, qu’il n’oppose de veto à aucun candidat ? Saad Hariri n’a-t-il pas manifesté, à l’issue de sa rencontre secrète avec Michel Aoun à Paris, il y a un an presque jour pour jour, ses bonnes dispositions à l’égard de ce candidat à la présidence, ce même candidat responsable de « l’involution » du Cèdre ?

Quant à Michel Aoun, n’a-t-il pas déclaré qu’il était prêt à « assurer la sécurité politique de Saad Hariri s’il revenait au Liban » ? En contrepartie de son élection à la présidence ? Avec, en filigrane, le retour de Hariri à la présidence du conseil  des ministres, selon le principe du donnant-donnant ?

Où en est le 14 mars politique ? Le 14 mars politique – et non populaire – en est toujours à fonctionner avec le même secrétariat de même nom, et son même secrétaire, Dr Fares Souaid, médecin et ancien député. Ce secrétariat du 14 mars a été rendu nécessaire pour regrouper les représentants des différents partis politiques, les journalistes, les intellectuels, les personnalités indépendantes, etc., ayant en commun les principes souverainistes et les valeurs républicaines qui fondent l’esprit du 14 mars. Mais cette instance destinée à coordonner l’action de ses membres dissemblables n’est pas régie par des règlements intérieurs et des statuts définis et connus du public, tels que les modalités de sélection des membres, d’élection du secrétaire, de financement, etc. Ses critères restent flous, ainsi que sa structure et son administration, et l’on n’observe aucune rotation ou alternance en son sein, et encore moins à sa tête. Et ce, malgré les soubresauts que ledit secrétariat a connus, durant les dix ans de parcours cahoteux, qui sont en soi symptomatiques d’un dysfonctionnement et d’un besoin de renouveau, avec le retrait de partis politiques éminents et fondateurs de la révolution du Cèdre, tels le Bloc national et le Renouveau démocratique (en 2009). Même le parti clef des Kataëb (Phalanges chrétiennes) avait causé une commotion en claquant la porte du secrétariat, en octobre 2012, pour dénoncer le désordre en matière de communication et de prise de décision, le manque de coordination, de vision, de clarté… Mais son départ, trop gros, pour être digéré, a mobilisé les autres membres de la coalition, et alarmé le secrétaire, qui se sont employés à faire amende honorable et ramener le parti boudeur au bercail. Bercail qui est resté inchangé, ainsi que le berger.

Où en est le 14 Mars politique ?

Il en est toujours à se prêter aux compromissions, aux concessions… et aux arrangements. Et quand il ne le fait pas, il en est à se faire chanter… et le 14 Mars populaire, à déchanter.

Il en est toujours à user d’un double langage, un double discours, à adopter un double ton : un ton fort, en théorie et en public, et un ton faible, en pratique et en privé.

Il en est aujourd’hui à lancer, à l’occasion de ses dix ans -qui l’ont déjà beaucoup vieilli- et histoire d’agiter la vase ou de pondre un œuf à l’approche de Pâques, un « Conseil national du 14 Mars » aux contours encore indéfinis, spécialement dédié aux « désenchantés du 14 Mars », paraît-il.

Mais souhaitons quand même à cette trouvaille bonne chance et à ce mouvement qui clôture sa dixième année un joyeux (?) anniversaire.

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Ronald Barakat

Sociologue et Journaliste (Beyrouth – LIBAN)

3 Comments

  1. Charles Fayad on

    Au risque de se tromper, j’ose écrire ces quelques commentaires, mais qui ne se trompe pas sur le Liban et la région, car j’ai en mémoire les déclarations de Lakhdar Brahimi sur l’actuelle situation en Syrie ‘’ nous nous sommes trompés’’’, et ce diplomate algérien, en charge du dossier libanais il y deux décennies, faisait la même déclaration sur le Liban, et il ne faut pas être un devin pour mettre ces déclarations sur le compte de l’échec…. La guerre continue en Syrie donc, et le point sur lequel se trompait la coalition dite du 14 mars, c’est que le président syrien est toujours en place depuis le début des hostilités en mars 2011. Le 14 mars misait sur le départ d’Assad, (il partira un jour), mais il est toujours en place, et reçoit quelques égarés en politique, surtout la dernière délégation de parlementaires européens… et l’instrumentalisation du régime de ces visites pour avoir un semblant de légitimité. Une question me tarabuste : comment se fait-il qu’il a son mot à dire au Liban, alors que son pays est maintenant en ruine. La tentation de revanche, espère-t-il, qu’un jour il prendra mieux les choses en main, avec un retour de son armée (et quelle armée) et ses alliés libanais seront ravis de le voir faire élire l’un ou l’autre président ….
    …. ’’’’Avant de relever les autres erreurs les plus marquantes, à nos yeux, il convient de reconnaître, à la décharge de ladite Alliance, que celle-ci a souffert, dès le début, d’un désavantage déterminant, qui est celui de ne pas avoir de branche armée, ni de recourir aux armes, contrairement à la formation opposée…’’’’ et à mes yeux , ce n’est pas une erreur marquante, mais il s’agit d’une intelligence politique marquée par le sceau du bon sens / face aux hordes armées de la milice divine, le 14 mars a toujours affirmé son refus du retour de la guerre civile, quel que soit le prix à payer. Chercher à avoir un contrepoids à l’armée chiite, c’est faire justement le jeu de la Syrie, et par conséquent entrainer de nouveau le pays dans une guerre civile, qui ne finira que par l’intervention de l’armée de Bachar, selon le bon procédé ‘’’’diviser pour régner’’’. Après tout, je ne vois pas qui au 14 mars est suffisamment adepte de la guerre pour aller faire le martyr…
    …. ‘’’’ et attaquer la montagne druze’’’ je l’avoue, que je n’ai pas vu d’un mauvais œil l’attaque contre le pays druze pour se désenclaver, pour avoir un peu de liberté (le hezbollah en a besoin) de mouvement, et on ne peut garder indéfiniment notre adversaire toujours le dos au mur, car il finira un jour ou l’autre par se libérer… question de bon sens… Ce n’est pas de la revanche, contre le fief druze, que je m’interdis, mais d’une petite attaque pour avoir de l’air frais vers ‘’’ Dahié’’’… Question de ‘’’vivre ensemble’’’ un jour ou l’autre.
    Un échec que l’on peut mettre sur le compte du 14 mars, le désintérêt qui va crescendo de l’opinion publique, du procès Hariri, et cela peut-être que cette opinion est fortement convaincue de la culpabilité des instigateurs du crime contre Hariri, qu’elle s’estime désintéressée par la justice internationale….
    L’article est long, qui n’en convient pas ? mais une remarque sur la visite de Hariri Junior et serrer la main du président Bachar, et surtout l’interview cité plus haut. ‘’’’’ …. « À un moment donné, nous avons commis des erreurs. Nous avons accusé la Syrie d’avoir assassiné le premier ministre martyr. Il s’agissait d’une accusation politique, et cette accusation politique n’est plus à l’ordre du jour. » Saad Hariri a avoué son « erreur », ce jour-là, mais contre son propre camp et sa propre cause, pour reconnaître son erreur plus tard, à ses dépens…..’’’’
    Il est à se réjouir de la politique de la main tendue du président Saad Hariri et de sa politique d’ouverture, envers tout le monde sans rancune aucune, et c’est la même attitude qu’a dû suivre le chef druze Joumblatt qui a tout simplement retirer la plainte concernant l’assassinat de son père pour ne pas faire disait-il de la ‘’’’politique politicienne…’’’’
    ‘’’’….Mais la monumentale erreur fut qu’aussitôt dit… aussitôt défait : en ce même mois de mars 2011, Saad Hariri reboutonne ses manches, renoue sa cravate, reporte sa jaquette et va plonger ses racines dans l’exil volontaire pour prolonger son absence jusqu’à ce jour, hormis deux apparitions fugitives, en août 2014 et à l’occasion de la commémoration du dixième anniversaire du 14 février (il y avait de quoi).’’’’
    Oui l’exil, ou la prison, ont apporté un tremplin important dans la carrière d’un Aoun ou d’un Geagea, et qui ne se privent pas de le rappeler à chaque occasion. On reproche à Hariri ce qui a été le fondement de la politique de l’un ou de l’autre ……

    • Ronald Barakat on

      Merci Charles Fayad pour ton copieux commentaire (comme d’habitude). Concernant Assad, il a son mot à dire au Liban parce que des Libanais alignés sur l’axe Syrie-Iran lui prêtent ce mot à dire. Il est vrai qu’il est toujours en place mais il a fait beaucoup de place à ses secoureurs iraniens et pro-iraniens qui prennent (petit à petit) le pouvoir à sa place. Concernant l’absence d’armes ou de recours aux armes des forces du 14 mars, je ne l’ai pas comptée parmi les erreurs du 14 mars puisque j’ai bien dit “qu’avant de relever les autres erreurs il faut reconnaître à leur décharge…”. Et pour ce qui est de l’exil de Aoun, on ne peut le comparer à celui de Hariri, parce que l’exil du premier était involontaire, forcé, alors que l’exil du second était volontaire, ce qui fait toute la différence. Un leader est crédité par son peuple et par l’histoire s’il a été contraint de s’exiler, et non s’il a choisi de le faire…pour faire le globe-trotter et skier aux pieds des Alpes.

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