ARABIE SAOUDITE – La sourde perestroïka

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« Le monde est désormais en pleine guerre économique sourde. Vous devez prêter attention à votre religion et à votre nation, loin des intérêts particuliers. L’essentiel, c’est l’économie. Ce ne sont pas des critiques, mais des conseils. » C’est en ces termes que le roi Abdallah s’adressait, en 2009, aux rédacteurs en chef de la presse écrite saoudienne. Quelque chose venait de changer sous le soleil d’Arabie…

Du Caucase à l’Afrique du Nord, le wahhabisme, nourri par des ressources financières qui semblaient inépuisables, s’était imposé comme une force politique très vivace. En ce temps-là, l’alliance avec les États-Unis favorisait cette stratégie, qui a aidé à affaiblir l’URSS et à déstabiliser les régimes nationalistes populistes arabes et musulmans. La bannière verte s’est mise à flotter au plus haut dans les rêves de milliers de jeunes, partis pour reconstruire le califat islamique perdu. Mais les fondements de la déferlante qui a, ces trente dernières années, ébranlé ou abattu un grand nombre de pays musulmans, sont fragilisés.

Des réformes, assumées ou plus discrètes, sont menées dans l’Arabie des al-Saoud, de plus en plus spectaculaires, eu égard au rigorisme qui affecte le pays.

S’ajoutent les péristaltismes d’une société transfigurée par l’urbanisation et l’accès aux technologies les plus en pointe et à un mode de consommation en rupture radical avec l’austère culture bédouine. Toutes proportions gardées, les transformations en cours se voudraient de véritables coups de boutoir contre l’ordre wahhabite et ne semblent pas être le fruit de la seule initiative de la famille régnante. Même si en affrontant les ténors de l’idéologie dominante et les gardiens de l’orthodoxie, le roi Abdallah Ibn Abdelaziz s’est réellement engagé dans une perestroïka « à sa sauce ».

Il y a désormais très loin des soirées chaudes et colorées de Djeddah au Rob’e el-Khali…

À l’origine du royaume saoudien, Abdelaziz ibn Abderrahman ibn Fayçal, avec une dizaine de compagnons qui lui prêtèrent serment de fidélité éternelle, préparait le destin de sa dynastie, dans les feux de l’un des plus terribles des déserts du monde, le Rob’e el-Khali, le « quart invivable ». Ce prince n’était pas certain de sa réussite, mais, en ce temps-là, une lignée bédouine royale n’avait pas d’autre choix, pour préserver sa dignité, que de vaincre ou périr.

En ce début de XXème siècle, il n’y avait pas de « communauté internationale », ni l’ONU, ni de droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La France et la Grande-Bretagne se partageaient encore le monde et se disputaient la dépouille de l’Empire ottoman. L’Arabie ne les intéressait pas encore ; le pétrole n’y avait pas encore jailli. Alors, c’était à laquelle des tribus pouvait s’emparer du territoire de l’autre ; et toutes pouvaient s’entre-déchirer sans déranger le moins du monde.

Abdelaziz pouvait y aller ; c’était dans l’ordre des choses. Son programme : l’unification de l’Arabie et la restitution à l’Islam de sa pureté originelle, celle d’avant son expansion.

Il réussit dans un temps assez court à réaliser son projet. En chemin, lui et ses descendants découvrirent les puissances qui régentaient la vie des nations et tissèrent avec elles les liens qui allaient préserver leur royaume, un royaume qui flotte aujourd’hui sur le pétrole, l’or noir qui leur a permis de poursuivre d’autres ambitions.

Parmi celles-ci, la propagation de la doctrine de leur aïeul, Abdelwahhab. Le roi Abdelaziz a eu trente-deux épouses, qui lui donnèrent cinquante-trois fils, qui se succèdent depuis lors sur le trône d’une Arabie devenue « saoudite » ; une dynastie qui a survécu à toutes les secousses qui ont ébranlé la région.

Le wahhabisme a déferlé sur la planète et a reconfiguré les rapports de forces qui l’animaient. Il se manifeste sous toutes les latitudes et détermine le comportement de millions de personnes, soit en tant que mode de vie, soit en tant qu’étendard guerrier. Cependant, au sein du royaume, la pureté, louée à l’entour et recommandée à coups de milliards de dollars à travers de gigantesques réseaux de prédicateurs, ne fait plus ici recette.

La répression est devenue nécessaire pour amener les hésitants vers les mosquées et brider toute velléité impie. Une vapeur irrépressible soulève le couvercle de l’inquisition, qui commence à se fissurer au regard du nombre croissant des écarts de conduite. Des femmes manifestent, veulent conduire et, comble de l’hérésie, le droit de vote est revendiqué. La contrebande d’alcool et  de stupéfiants fleurit. Des princes défraient la chronique, à la tête d’empires télévisuels satellisés qui diffusent des images de femmes dénudées dans des films sacrilèges. Le roi lui-même inaugure une université où se mélangent les hommes et les femmes, et où les femmes ne portent pas le voile… Bien d’autres « impiétés mortelles » ont éloigné le royaume de la rigoureuse religiosité qui avait forgé la détermination du père fondateur. On dit que c’est la richesse qui corrompt les âmes, que c’est la faute d’Internet qui met les femmes en contact avec les hommes, sans surveillance, la faute des télévisions qui dépravent la jeunesse… Peut-être le point de départ du puritanisme le plus meurtrier du siècle en sera-t-il le point d’effondrement.

A priori, les mesures du souverain, en faveur d’une libéralisation du système de gouvernance du pays, pourraient être expliquées par une prise de conscience tardive de la nécessité de la mise à jour du régime pour répondre à cette évolution de la société.

En réalité, les motivations des réformes sont à rechercher ailleurs que dans ces phénomènes sociétaux et le roi Abdallah pourrait bien ne pas s’y être pris à temps…

Ainsi, la modification de l’environnement international a certainement joué un rôle plus déterminant encore que l’évolution sociétale interne. Le royaume immaculé a perdu sa virginité et son aura depuis qu’il s’est, d’abord, mis au service de l’impérialisme états-unien à l’encontre d’une nation musulmane : l’Irak. La guerre contre l’Irak a saigné le trésor des Saoud (on estime généralement qu’en 1991, la guerre a coûté quelque 60 milliards de dollars au trésor saoudien) et ternira à jamais leur prestige auprès de milliers de wahhabites convaincus, y compris dans le berceau du mouvement. Un violent retour de boomerang se produit alors. Les combattants recrutés, formés et financés par l’axe saoudo-états-unien se retournent dans un même élan vengeur contre leurs deux pourvoyeurs de fonds. Ce fut le début de la mise en danger du règne saoudien. Une sérieuse dissidence, légitimée par le changement de discours du gouvernement saoudien, porte des coups à son ex-parrain et crée une brèche dans le système d’allégeance absolutiste instauré jusque là dans le royaume. De l’extérieur, en effet, l’allié et le soutien essentiel, les États-Unis, fait pression pour une révision des thèses politico-religieuses, très utiles auparavant, devenues désormais mortelles.

Le centre mondial de la « révolution islamique salafiste » vacille. Il a perdu et ses troupes, qui se tournent contre lui, et ses moyens financiers. Tandis que dans le sérail, de jeunes loups qui ont fait fortune et caracolent aux premières places du classement Forbes des hommes d’affaires les plus riches du monde, donnent des coups de piques acérés à l’ordre moral et revendiquent plus de libertés politiques et culturelles.

Les couches aisées de la population aspirent ainsi ouvertement aux plaisirs de la vie, qu’elles vont chercher dans les pays voisins, comme au Liban, ou en Occident. Les couches populaires, en revanche, sont frappées par le chômage et la pauvreté (en Arabie saoudite, le chômage des jeunes atteint un taux de 20 à 30%, selon des statistiques qui ne peuvent qu’être approximatives). Dans un pays qui se targuait de fournir l’un des plus hauts niveaux de vie, le revenu annuel moyen est passé de 20.000 dollars, en 1980, à moins de 7.000 dollars aujourd’hui. Si l’on prend en compte le fait que les habitants des villes représentent plus de 80% de la population totale, on admet sans peine que les conditions pour que se développe la contestation de masse sont bien réelles.

Les principaux leaders religieux eux-mêmes ont compris le besoin de changement et ils l’expriment ouvertement.

Mais le roi est surtout préoccupé par le mouvement islamiste qui plonge toujours ses racines tentaculaires dans les entrailles du régime qui l’a enfanté. Le monarque va dès lors s’attaquer au mode de vie, tout en initiant les bases d’une économie tournée vers l’après pétrole. Le chantier le plus sensible est celui de l’éducation, de l’école.

Le système éducatif, dont l’enseignement islamique est le fondement, est un des objectifs principaux du nouveau cours saoudien ; mais c’est le domaine fermé des religieux, qui en sont eux-mêmes issus. D’importants moyens y ont été injectés et une campagne sans précédent a accompagné la mise en œuvre des nouveaux programmes ; sauf que, pour évoluer vraiment, le royaume wahhabite a besoin d’hommes et de femmes qui y croient…

Or, dans le champ politique, la seule proposition « consistante » est venue des « 104 intellectuels », qui avaient proposé une profonde réforme en Arabie saoudite, dans une pétition remise au roi, et qui avaient demandé l’instauration pure et simple de la monarchie constitutionnelle. Abdallah, qui n’était alors encore que le prince héritier, avait reçu quarante-deux d’entre eux pour leur faire part de son accord de principe. Il faut préciser que les signataires ne remettaient pas en cause leurs « gouvernants »

Mais, devenu roi, il ne trouvera aucun appui qui lui aurait permis de mettre en œuvre la transition, ni au sein d’un pouvoir ultra-centralisé, qui repose sur les privilégiés du régime et qui développe une puissante force d’inertie, ni dans une société laminée par le rigorisme et quadrillée par les fondamentalistes. Abdallah se bat dès lors au coup par coup, comme lorsqu’il a limogé un membre du Conseil des grands oulémas, le cheikh Saad al-Chithri, qui avait publiquement fustigé la mixité désormais autorisée dans cette université que le roi venait d’inaugurer avec l’objectif de connecter son pays aux réseaux scientifiques internationaux. Ce qui ne pouvait se passer tout en laissant la tatillonne police des mœurs brider dans les laboratoires la tenue vestimentaire des chercheuses et séparer les étudiants, selon le sexe, dans les amphithéâtres. Cette police qui constitue l’une des principales entraves au développement social (et donc au développement économique), en tant que prolongement d’un mode de pouvoir rentier, concentré sur le musellement de la moindre voix contestataire. Alors qu’il s’agit de renflouer le pays, qui sombre du fait de l’amenuisement de la rente pétrolière et d’une croissance démographique en chute libre, estimée aujourd’hui à 3,8 % seulement.

« L’essentiel c’est l’économie. Ce ne sont pas des critiques, mais des conseils. » Un double message : il faut « faire attention à la religion », mais, « l’essentiel, c’est l’économie ».

Le dilemme du régime.

Mais la nécessité ne fait pas encore loi. La rente pétrolière épuisée, la matraque perdra définitivement sa priorité dans les peurs du plus grand nombre des sujets. C’est ce que craint et entrevoit un roi, chef d’une dynastie prisonnière de la machine idéologique qui l’a produite.

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Ahmed Halfaoui

Chroniqueur de presse (Alger)

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