SYRIE – « Moscou 5 – Washington 0 »

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En l’espace de deux ans et demi, la Russie est brusquement apparue aux yeux des novices ou des aveugles comme la première puissance militaire au monde, qualitativement, et s’est imposée comme maîtresse du jeu dans cette région que le général de Gaulle dénommait le « Levant » ou « l’Orient compliqué ».

Les conditions initiales

Depuis le mois de mars 2011, la Syrie subissait une tentative de déstabilisation de la part de plusieurs gouvernements occidentaux, lesquels ont tenté de rentabiliser la révolution qui avait éclaté en mars 2011 dans le contexte du « Printemps arabe » pour contraindre Damas à un réalignement : abandonner son alliance traditionnelle avec Moscou et ouvrir son marché au libéralisme atlantiste.

Par ailleurs, le gouvernement de Bashar al-Assad s’était engagé en faveur du « mauvais » gazoduc ; et la question, des plus sensibles, a probablement compté dans la prise de décision américaine et franco-britannique d’accroître la pression sur le régime syrien. Deux projets étaient en effet en concurrence pour acheminer le gaz iranien : le projet « Nabucco », qui transitait par la Turquie pour parvenir en Europe ; et le « Gazoduc de l’Amitié », partant d’Iran, traversant l’Irak (dont le gouvernement, très majoritairement chiite, s’était rapproché de Téhéran depuis 2003) et débouchant sur un port syrien pour desservir l’Europe, via la Méditerranée. Or, Damas s’était entendue, début 2011 précisément, avec son allié iranien ; et Téhéran avait signé avec la Syrie un accord pour concrétisé ce projet, mettant dès lors fin aux négociations avec l’Union européenne.

Lorsqu’il s’est agi d’encourager les révolutionnaires, la rhétorique médiatique occidentale fut d’un grand secours, tant par sa complaisance envers les lobbies industriels impliqués que par le simplisme déconcertant des « analyses » produites par ses « experts » qui, de toute évidence, ignoraient tout des réalités sociopolitiques qui clivaient le peuple syrien. Le scénario imposé à l’opinion fut ainsi des plus primaires : un régime dictatorial, un peuple qui aspirait en bloc à la liberté et un tyran sanguinaire qui massacrait son peuple.

La réalité était tout autre : la mosaïque confessionnelle et ethnique syrienne se lézarda, et plusieurs parties restèrent solidaires du régime. En outre, la bourgeoisie (y compris sunnite) se rallia au président Bashar al-Assad, convaincue de la nécessité d’assurer la survie de la nation, l’exemple de la Libye et du chaos dans laquelle elle était plongée étant suffisamment proche et éloquent.

La « révolution », dès 2012, s’éteignit donc, tandis qu’apparaissait une opposition d’islamistes « modérés », soutenus par l’Occident, puis qu’émergea du fond des sables un « État islamique » (EI) affirmant vouloir rétablir le Califat.

La coalition alors menée par les États-Unis dans la région avait pour seul but officiel de combattre cet État islamique. Pourtant, après quatre ans de campagne aérienne contre l’EI, les djihadistes avaient réussi à gagner du terrain sur le régime syrien et à parvenir aux portes de Damas. Il est curieux qu’une cible aussi facile (des convois dans le désert) n’ait pas été neutralisée par l’aviation occidentale ; alors qu’on se rappellera comment, au cours de la première guerre du Golfe et de l’invasion de l’Irak, l’armée de Saddam Hussein, autrement mieux équipée, fut anéantie en quelques jours. Par contre, les Américains, après s’être allié les Kurdes de Syrie, les aidèrent à sécuriser le nord de la Syrie, où l’armée des États-Unis implanta des bases.

En septembre 2015, Bashar al-Assad demandait l’aide militaire de la Russie pour combattre les islamistes. Pour la Russie, l’enjeu était stratégique. En effet, si l’armée syrienne avait été vaincue, c’est la Russie qui se serait retrouvée en première ligne face à la menace islamiste, sur son flan sud. De plus, la Russie dispose d’un accès permanent à la Méditerranée grâce au port de Tartous que la Syrie lui met à disposition ; autre enjeu stratégique majeur que Moscou se devait de défendre. Enfin, Vladimir Poutine se devait de secourir l’un de ses plus proches alliés et le dernier au Moyen-Orient, et ce dans le cadre de repositionnement de la Russie en tant que puissance mondiale entrepris depuis son arrivée à la présidence du pays.

Une opération préparée

À peine Vladimir Poutine annonçait-il l’intervention de Moscou en soutien au gouvernement syrien que les frappes aériennes russes commençaient. À l’évidence, l’opération avait été bien préparée entre les armées syrienne et russe.

Sans entrer dans le détail des opérations militaires, l’observation des faits nous conduit à tirer les enseignements suivants.

Premièrement, la Russie a acquis incontestablement la supériorité, voire la suprématie, dans le domaine de la guerre électronique. Or celle-ci est le préalable à l’acquisition de la supériorité aérienne. Elle a su créer une bulle électromagnétique de protection pour mener ses opérations hors de la détection des radars de l’OTAN.

Plus généralement, ensuite, la Russie a acquis la supériorité dans la maîtrise de l’information, à travers ses centres de commandement et à la lumière de la façon dont elle a conduit la manœuvre générale.

La Russie a troisièmement mis en œuvre une panoplie d’armements nouveaux et très efficaces, inconnus jusqu’alors. Avec une force militaire relativement réduite, elle a obtenu des résultats stupéfiants si on les compare aux opérations occidentales de ces dernières décennies.

Cette opération militaire a servi de pôle de transformation de l’armée russe tout entière, que ce soit dans le domaine des matériels, des doctrines ou de la conduite des opérations. L’implication dans les opérations en Syrie de deux Soukhoï 57, chasseurs de cinquième génération, corrobore cette hypothèse.

Deux ans et demi après le début de l’intervention russe en Syrie, on peut raisonnablement avancer que la Russie est la première puissance militaire au monde, sur le plan qualitatif.

Les nouvelles conditions stratégiques dans la région

On peut en outre ajouter aux trois points évoqués ci-dessus que la Russie possède désormais la base aérienne de Khmeimim, près de Lattaquié, et ce pour une durée de 49 ans, pouvant être prorogée de 25 ans. Elle a de surcroît renforcé sa présence maritime grâce au port de Tartous. Elle est donc devenue le maître de la région. Grâce à sa supériorité électromagnétique, elle contrôle tout le Proche-Orient. Rien ne peut désormais se faire dans la région sans son assentiment, ou a minima sans sa neutralité.

Ainsi, Israël n’a dorénavant plus la supériorité aérienne au-dessus du Liban, ni peut-être même du plateau du Golan. Quant à l’obsession d’Israël d’attaquer l’Iran, la Russie, tout en sachant que l’Iran lui est un partenaire stratégique, pourrait choisir ne pas interférer. Il s’agit d’un réel changement de paradigme.

Cinquième avantage acquis par la Russie durant les sept années de conflit en Syrie -et non des moindres-, après bien des atermoiements -et sous la contrainte des événements (la tentative de coup d’État de juillet 2015 en particulier), la Turquie semble se ranger du côté de Moscou : elle est en passe d’acquérir des systèmes russes de défense antiaériens S-400, malgré les pressions des États-Unis pour l’interdire. Et elle chemine à grands pas vers une intégration au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS –  qui regroupe la Russie, l’Iran, la Chine et plusieurs de leurs alliés régionaux opposés à l’expansion atlantiste vers l’est), et -on peut le penser logiquement- vers une probable sortie de l’OTAN, à terme.

Enfin, l’autre poids lourd historique de la région, l’Égypte, reste pour le moment discret, mais il est plus que probable que ses liens avec la Russie se renforceront, ne serait-ce que dans le domaine des matériels militaires (achat de missiles antimissiles russes S-300VM par Le Caire).

La « muraille du sud »

Si la Turquie finit par acquérir les S-400, alors il y aura de fait une barrière de défense antiaérienne contrôlée par la Russie, infranchissable dans les conditions actuelles et pour les décennies à venir, s’étendant de l’Iran à la Turquie et passant par l’Irak.

Véritable muraille, cette barrière assurera la sécurité de la Russie sur son flan sud, le plus vulnérable jusqu’ici.

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L‘intervention russe en Syrie aura été le révélateur du changement de paradigme géostratégique que l’on observait depuis plusieurs années et dont le 3 septembre 2013 fut probablement le point d’inflexion, lorsqu’eut lieu l’interception de missiles états-uniens par des S-300 russes en Méditerranée orientale : tirés en direction de la côté syrienne dans le but d’impressionner le régime de Bachar al-Assad (officiellement, les États-Unis ont par la suite affirmé qu’il s’agissait d’exercices conjoints avec Israël), ces missiles furent abattus par le système de défense russe et sont tombés dans la mer, à la surprise générale des forces occidentales.

Les révélations de Vladimir Poutine sur les nouveaux armements hyper-véloces russes au cours de son discours du 1er mars 2018 parachèvent le tableau : « L’opération en Syrie a démontré les capacités accrues des forces armées russes », a déclaré le président russe qui a présenté une heure durant les récentes avancées technologiques de l’armement russe, « des armes que personne d’autre dans le monde ne possède actuellement », a-t-il conclu.

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Régis Chamagne

Colonel de l'Armée de l'Air (France) Expert en stratégie et en géopolitique du Moyen-Orient

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