ARABIE SAOUDITE – Le « Royaume » aux abois (1/2) : crise au palais

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L’Arabie saoudite, minée par la baisse du prix du pétrole et de ses recettes budgétaires qui en sont fonction, est contrainte à des arbitrages vitaux, arbitrages qu’elle n’a jamais pris auparavant quand les dollars affluaient.

Par ailleurs, le royaume est désormais confronté à un besoin incontournable de la société civile, concernant sa jeunesse, impatiente et laissée pour compte, oubliée pendant ces dernières décennies ; et il est confronté aussi aux aspirations des femmes,  qui ne peuvent plus supporter le rôle indigne que le régime wahhabite leur fait subir au nom du salafisme ambiant, et en conséquence elles réclament plus de visibilité et de responsabilités.

Les exigences en matière de culture et de loisir se répandent également dans la société,  d’autant que l’immense  majorité de la population a moins de 25 ans. C’est un véritable tsunami que le royaume doit affronter et il se doit pour cela d’infléchir radicalement  la doctrine salafiste qui régentait la société.

D’autre part, de lourds nuages menacent aussi le royaume de l’extérieur et c’est l’Iran, plus que la Syrie, qui préoccupe désormais la monarchie saoudienne : la  guerre ruineuse menée au Yémen n’est qu’une guerre de procuration entre les deux grands leaders du Moyen-Orient ; et aucun gagnant ne s’impose jusqu’ici. Mais une telle guerre dispendieuse ruine aussi les finances publiques et donc les velléités de transformation interne du pays, faute de moyens suffisants. Un cercle vicieux se fait progressivement jour.

Enfin l’unité de la famille royale a été sévèrement ébranlée durant l’hiver 2017-2018, par le prince héritier lui-même, qui a ordonné l’arrestation, brutale, de nombreux princes et hauts dirigeants, accusés de piller le pays. Les traces de ces humiliations sont indélébiles et il est probable que de forts remous en découleront dans un avenir assez proche.

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Le nombre des ennemis et adversaires du régime saoudien, intérieurs et extérieurs, s’accroît de mois en mois.

Le jeune prince héritier, Mohammed ben Salmane (MBS), qui ambitionne d’accaparer le trône rapidement, fait face à deux catégories de problématiques qui ont surgi récemment, inattendues…

D’une part, il y a les conséquences de l’instauration sur le plan interne de réformes économiques et sociétales profondes dans le cadre d’un projet ambitieux de restructuration du royaume, réformes qui ont un coût.

Le tout-puissant Mohammed ben Salmane a annoncé la création d’une gigantesque zone de développement économique sur les rives de la mer Rouge, dans le cadre de son grand projet de développement intitulé « Vision 2030 » et approuvé par le conseil des ministres le 23 avril 2016. Son coût ? Plus de 500 milliards de dollars.

Dans ce cadre, le prince a lancé une opération pharaonique, baptisée « NEOM » (de neos, nouveau et mostaqbal, le futur en arabe), à savoir la construction ex nihilo d’un espace économique ultra-connecté d’une superficie de 26.500 km2, (grand comme trois fois l’île de Chypre), dans le nord-ouest du pays, annonçant son espoir que NEOM accueillera bientôt « plus de robots que d’habitants ». Ce projet est censé stimuler la croissance et l’emploi, et il devrait inclure notamment une cité de divertissements rivalisant avec le Disneyland de Ryad ; soit une gigantesque zone de développement présentée comme l’équivalent de la Silicon Valley. Cet énorme projet reste toutefois encore assez flou. Il est simplement acquis qu’il intègre un grand projet touristique consistant à transformer une cinquantaine d’îles de la mer Rouge en stations balnéaires de luxe.

D’autres projets devraient aussi être annoncés dans la seconde moitié de l’année 2018 par Riyad. Le gouvernement saoudien envisage notamment de créer une ville nouvelle entre La Mecque et la mer Rouge et de faire de l’aéroport de Tabouq, dans le nord du pays, un « hub » aérien qui irriguerait les sites touristiques du pays. Mais, outre ce mégaprojet, le jeune prince a aussi pour objectif de créer une industrie de défense nationale, secteur clé pour ce gros client d’armement au niveau mondial…

D’autre part, l’Arabie saoudite connaît un bouleversement de sa politique étrangère, le royaume ayant fait de sa lutte contre l’Iran son plus important combat, en intensifiant par exemple une guerre ruineuse au Yémen, pays qu’il n’arrive toujours pas à « reconquérir ».

De plus, Ryad a rompu avec son voisin, le Qatar, accusé d’avoir de trop bons rapports avec Téhéran, et a humilié le Liban en la personne de son premier ministre, pion sunnite des Saoudiens, incapable de neutraliser le Hezbollah (chiite et allié objectif de l’Iran).

Ce sont là autant de dossiers qui, il y a cinq ans, n’existaient pas.

Les relations avec les États-Unis, exécrables à l’époque d’Obama, sont redevenues cordiales, notamment dans ce contexte de lutte tout azimut contre l’Iran et de rapprochement avec Israël.

Le dossier syrien, dans lequel le royaume s’était lourdement investi autrefois (finançant plusieurs organisations jihadistes hostiles au régime des Assad, alliés de Téhéran ; il s’est agi du dossier le plus important pour Ryad, entre 2011 et 2015), est passé au second plan, d’autant plus que la défense des intérêts pétroliers a amené Ryad à passer un pacte raisonnable avec la Russie de Vladimir Poutine, ce dernier étant le plus efficace allié du régime syrien.

Pour mener à bien ces deux révolutions, interne et externe, ce n’est pas tant la volonté qui est nécessaire mais tout d’abord les fonds. Or, c’est bien ce qui manque aujourd’hui le plus à MBS. La question qui se pose alors pour lui est de savoir comment trouver ces moyens nécessaires pour mener à bien toutes ces stratégies, dans un contexte pétrolier où les cours du pétrole ont peu de chance d’atteindre à nouveau les records de l’époque où le baril de brut atteignait 120 dollars.

Comme il ne peut tout financer en même temps, le prince a été obligé de fixer des priorités, et ce n’est pas par hasard si, depuis des mois, la diplomatie du royaume est restée assez silencieuse sur le dossier syrien, même quand la Goutha orientale a été bombardée par les forces de Bachar al-Assad. Le fait est aussi que le pouvoir saoudien ne fait au Yémen rien d’autre que ce que le pouvoir syrien fait lui-même sur son territoire : l’Arabie ne peut plus condamner ce qu’elle même pratique…

Défis économiques et financiers

Comment financer le terrible déficit budgétaire ? Dans un premier temps les méthodes recherchées ont été orthodoxes…

Les dépenses de gestion et d’investissement envisagées sont colossales et dépassent largement les recettes actuelles du royaume. Pour la première fois se pose le douloureux problème du financement, d’autant plus que le vieux roi Salmane a signé avec le président états-unien Donald Trump un contrat de  plus de 380 milliards de dollars qu’il faudra trouver, des accords passés le 20 mai 2017.

Déjà (et pour la première fois dans son histoire), en raison de la chute des prix du brut à la mi-2014, Riyad a dû fortement réduire ses dépenses publiques. Mais ces économies sont insuffisantes et risquent par ailleurs de mécontenter la population habituée à toutes sortes de subventions qui servent à acheter la paix sociale ; une politique de désinvestissement qui va à l’encontre de la finalité même du grand projet Vision 2030 ; le gouvernement a même augmenté les taxes, sur les carburants notamment, et a décrété des impôts pour les étrangers résidant dans le pays.

Le budget décidé par Riyad pour l’année 2018 présente pourtant des chiffres astronomiques, jamais atteints dans l’histoire du royaume : l’Arabie saoudite n’a pas renoncé à financer sa guerre du Yémen et à faire face aux troubles qui l’entourent et a alloué un budget de 83 milliards de dollars à la défense (ce qui équivaut à un tiers de l’ensemble du budget du pays).

C’est ainsi que MBS a eu l’idée de vendre en bourse une partie du géant pétrolier étatisé, Aramco (Arabian American Oil Company), pour dégager des ressources importantes. Le royaume désirait placer jusqu’à 5 % du capital de la compagnie, valorisée un peu moins de 2.000 milliards de dollars (1.683 milliards d’euros). Ce placement, prévu initialement en 2018, pourrait toutefois être repoussé ; l’opération, très attendue par les marchés et officiellement programmée au deuxième semestre de 2018, dépend en effet d’un calendrier trop serré, ce pourquoi cette ouverture devrait plus probablement avoir lieu en 2019, retardant dès lors l’arrivée du ballon d’oxygène dont à besoin le gouvernement saoudien.

Par ailleurs, pour maximiser les revenus pétroliers nécessaires dans ce contexte, MBS a dû passer une alliance financière avec Vladimir Poutine, malgré les dissensions sur le dossier syrien. Les deux leaders se retrouvent effectivement dans la même  situation  financière : leurs recettes pétrolières ont drastiquement chuté et tous les deux redoublent d’efforts pour faire remonter les cours. Ils se mettront prochainement d’accord pour réduire leur offre de pétrole brut sur les marchés afin de redresser les prix.

L’Arabie saoudite recherche enfin une solution pour rembourser le prêt de 10 milliards de dollars qui lui avait été accordé en 2016, premier emprunt saoudien effectué à l’étranger. La solution n’est pas évidente : le remboursement de la dette saoudienne inclurait une nouvelle tarification et un report d’éligibilité jusqu’à 2023.

Quel facteur pousse donc un pays aussi riche que l’Arabie saoudite à emprunter d’aussi importantes sommes ? Est-ce dû uniquement à la baisse du prix du pétrole en 2014 ? Ou aux politiques saoudiennes adoptées sur la scène internationale ainsi qu’à l’intérieur du pays ?

Dans ce contexte de crise, le jeune prince n’a pas hésité à vendre des bons du Trésor américain (conjointement avec la Chine et la Russie), et ce malgré son rapprochement avec Donald Trump : la suprématie  américaine sur le système financier mondial en a été ébranlée, mais la somme ainsi recueillie serait de  37,9 milliards de dollars.

Des méthodes hétérodoxes et violentes

Pour réunir des fonds, le prince héritier n’a pas hésité à rançonner son entourage, faisant d’une pierre trois coups : ses méthodes ont consisté à s’en prendre à ses opposants directs, autres princes membres de la famille royale, ministres, hommes  d’affaires, soit en tout 381 personnalités (dont plusieurs sont toujours détenues), à les menacer, à les faire condamner pour corruption et détournement de fonds publics, et à les obliger à restituer l’argent.

Se présentant enfin devant le peuple comme un sauveur, désireux d’éradiquer la corruption, MBS a lui-même supervisé ces arrestations.

Certaines des plus importantes personnalités arrêtées ont été soumises à des traitements extrêmement brutaux ; certains détenus ont même été torturés afin qu’ils révèlent des informations concernant leurs comptes bancaires.

Cette purge a fait suite à une vague d’arrestations de religieux musulmans, d’écrivains, d’économistes et de personnalités saoudiennes, notamment parmi ceux associés à l’ancien régime du roi Abdallah, décédé en 2015 et remplacé par son demi-frère, le roi Salmane.

Une telle stratégie avait un triple but : éliminer tout d’abord tous les concurrents potentiels dans la course au trône royal ; s’approprier tous les fonds que les victimes pouvaient restituer afin de pouvoir les utiliser pour financer les projets évoqués (100 milliards de dollars auraient été récupérés à l’issue de la purge) ; et donner au prince l’image d’un réformateur immaculé.

Le cousin du prince héritier, Mohammed ben Nayef, assigné à résidence, a vu  ainsi ses avoirs gelés, tandis que les fils de Sultan ben Abdelaziz ont également été arrêtés et leurs biens confisqués.

L’un des plus fameux personnages concernés est le tout aussi influent que célèbre prince Bandar ben Sultan, ancien ambassadeur saoudien à Washington et proche de l’ancien président américain George W. Bush. Son sort demeure inconnu, mais les autorités saoudiennes ont déclaré que l’une des affaires de corruption examinée consistait en l’accord d’armement d’al-Yamamah, dans lequel Bandar était impliqué [ndlr : il s’agit de plusieurs contrats passés entre le Royaume-Uni et l’Arabie saoudite]. Il a été accusé d’avoir reçu près de 50 milliards d’euros de pots de vin pour ces contrats d’avions de chasse. Parmi les personnes arrêtées figurait aussi  Reem, la fille d’Al-Walid ben Talal, la seule femme à avoir été prise pour cible lors de la rafle.

Plus encore, pour empêcher d’autres personnalités de fuir, MBS a ordonné un gel de comptes bancaires privés. Le nombre de fermetures de comptes et d’interdictions de voyager à l’étranger équivaut à plusieurs fois le nombre de personnes arrêtées…

Personne ne s’attendait à une répression de cette ampleur et contre des princes d’un tel rang dans la maison des Saoud. Ce qui explique pourquoi tant de détenus ont été pris en flagrant délit et n’ont pas eu le temps de fuir.

Cette purge, contre des membres de la famille royale, est sans précédent dans l’histoire moderne du royaume. L’unité familiale, qui garantissait la stabilité de l’État depuis sa fondation, a été brisée. Aujourd’hui, les fils des quatre hommes clés de la maison des Saoud qui constituaient le noyau de la famille au cours des quatre dernières décennies ont été ciblés. Ce sont les fils du roi Fahd ben Abdelaziz, du roi Abdallah, du prince Sultan et du prince Nayef. L’opération représente une attaque frontale contre la position et la richesse des piliers de la dynastie Saoud, dont les trois figures les plus importantes du clan Soudeiri au pouvoir.

Le roi Salmane est l’un des sept frères Soudeiri, le clan qui domine le royaume depuis quarante ans. L’autre Soudeiri encore en vie est Ahmed ben Abdelaziz, qui a été mis sur la touche. Salmane avait hérité du trône parce que deux de ses quatre frères, Sultan et Nayef, sont morts alors qu’ils étaient princes héritiers. Même alors, son accession n’a tenu qu’à un fil. Le roi Abdallah est mort avant qu’un décret écartant Salmane de l’ordre de succession ait pu être signé et publié.

Épuration et humiliation, une politique à risque

Le roi a procédé fin février 2018 à une purge du haut commandement militaire, suivie par de nouvelles nominations. Officiellement, la décision a fait suite aux nombreux échecs rencontrés pendant l’intervention  saoudienne au Yémen. Mais tout indique que ces nouvelles nominations ont eu pour but de mieux protéger la famille royale de troubles internes susceptibles d’éclater, conséquences de l’épuration et l’humiliation de nombre des princes arrêtés.

Par une série de décrets royaux, le roi Salmane, à la demande de son fils qui cumule entre autres positions celle de ministre de la Défense, a en fait procédé à un changement majeur de l’état-major de l’armée en remplaçant tous les principaux commandants militaires, y compris le chef d’état-major dans l’armée de l’air et l’armée de terre, ainsi que des fonctionnaires civils, dont plusieurs sous-ministres.

Le général Abdel Rahmane ben Saleh al-Bunyan, chef d’état-major, a été remplacé par Fayyad al-Ruwaili. Mme Tamadar ben Yousef al-Ramah a été nommée au poste de ministre adjointe du Travail et du Développement social, ce qui est un fait rare dans le royaume. Le prince Turki ben Talal, frère du prince milliardaire Al-Walid ben Talal, a été nommé vice-gouverneur de la province d’Asir, alors que le prince Al-Walid a fait partie des princes, ministres et magnats détenus dans le luxueux hôtel Ritz-Carlton de Riyad.

Certains des ministres promus par Mohammed ben Salmane lui-même ont également été pris dans le tourbillon de la purge. Adel Fakeih, ancien ministre de la Planification et de l’Économie, était le fer de lance de l’ambitieuse campagne de privatisation incluse dans le projet Vision 2030. Ancien maire de Djeddah, Fakeih a été arrêté le 4 novembre. Le même sort a été réservé à Adel al-Toraifi, le ministre de l’Information du prince héritier. Nombreux sont donc les collègues de Mohammed ben Salmane qui doivent désormais se demander combien de temps ils ont devant eux avant que ce prince ambitieux s’en prenne à eux.

Le roi Salmane a également décrété une série de nominations de civils et de jeunes fonctionnaires à des postes clés comme ministres adjoints, gouverneurs adjoints de provinces et conseillers à la cour royale.

L’effondrement des affaires à l’intérieur du royaume

L’attaque menée par le prince héritier contre des personnalités de premier plan du monde des affaires est tout aussi risquée.

Ainsi, Bakr ben Laden, qui dirige la principale entreprise de construction d’Arabie saoudite, a été l’une des personnes arrêtées. Il  gérait les plus ambitieux programmes de construction du royaume depuis des décennies par le biais d’une série de sous-traitants qu’il rémunérait directement. Une fois décapitée l’entreprise située au sommet de cette pyramide de sous-traitants, plus personne n’est employé ni payé aux niveaux inférieurs, ce qui menace de laisser toute l’industrie de la construction dans un état chaotique. La même chose est arrivée à Saudi Oger, la société détenue par Saad Hariri, premier ministre libanais, qui a été déclarée en faillite le 31 juillet 2018.

Cette vaste purge a entraîné un effondrement de l’économie et, pour la première fois depuis huit ans, le PIB du royaume s’est contracté.

En touchant aux fondements de l’unité de la famille et aux oligarques, et en ciblant des érudits islamiques et des personnages publics indépendants, Mohammed ben Salmane a retourné leurs armes contre les piliers traditionnels de l’État saoudien. Il pourrait à présent en payer le prix fort.

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Jean-Pierre Estival

Économiste et Politologue, Expert géostratégie et Président de la Commission des relations entre l'Europe et les pays arabes (Direction des ONG du Conseil de l'Europe)

1 Comment

  1. toraubally on

    Ce n’est pas trop tard pour qu’il paye le prix fort et mérité, en tout le cas merci pour cette info clair et impartial.

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