MONDE ARABE – La pensée politique arabe, profane ou religieuse ?

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La croyance la plus courante concernant les Arabes, et plus généralement les musulmans, est qu’ils ne peuvent accepter la laïcité et la séparation entre la religion et l’État et la société.

14958794_1487976481217855_828148469_nDe ce fait, les sociétés arabes seraient condamnées à rester séparées et étrangères au monde moderne.

Comment faire état de la grande diversité de la culture arabe et des différentes étapes à travers lesquelles la pensée politique arabe s’est développée depuis le règne de Mohamed Ali en Égypte, au début du XIXème siècle, jusqu’à nos jours ? Comment produire un panorama des différentes écoles de pensée politique qui montrerait l’impact de l’environnement géopolitique, en constante évolution, sur les penseurs arabes ?

Il s’agit en effet de montrer que les tentatives d’analyse de type essentialistes et de compréhension des « structures de l’esprit arabe », sous le prisme d’un seul facteur, à savoir la structure de la théologie musulmane et de ses lois (la Charia), sont vouées à l’échec et tendent à appauvrir la richesse, tant de la culture que de la pensée arabe…

Ainsi, cet essai vise à recadrer la pensée politique arabe contemporaine dans une perspective historique, afin d’en saisir la variété et la richesse, en opposition aux opinions présentées dans les média et milieux académiques ; celles de l’existence de « structures de l’esprit arabe » figées et indivisibles, que l’on suppose être exclusivement structurées par la théologie musulmane.

Nous tenterons ici de montrer la variété et la diversité de la pensée politique arabe au sein du plus vaste horizon constitué par les nombreux moyens d’expression de la culture arabe. Nous identifierons également les principaux facteurs ayant contribué durant les dernières décennies à occulter cette diversité très profane et à se concentrer exclusivement sur l’islam politique, comme cœur de ce que l’on dénomme « les structures de l’esprit arabe ».

I. Interroger les principaux concepts et approches de la pensée arabe contemporaine

Chercher à saisir les structures de l’esprit arabe

Au cours des trente dernières années de nombreux efforts intellectuels ont été consacrés dans les milieux universitaires à saisir les structures de l’esprit arabe. Le sujet de nombreux ouvrages a été l’identification des supposées structures permanentes d’un esprit arabe et/ou musulman, ainsi que les déterminants de son fonctionnement. Dans la plupart des cas, les auteurs ont adopté une approche anthropologique excluant l’impact des événements politiques ou géopolitiques sur le fonctionnement des structures de l’esprit arabe et/ou musulman. Rares sont ceux qui ont mis en doute la validité de ce type d’approche, comme si les Arabes et/ou les musulmans étaient une sorte de tribu solitaire et isolée, vivant loin de l’évolution du monde, en raison d’un monde religieux qui leur est propre et autosuffisant, c’est-à-dire le monde de l’islam.

Le célèbre orientaliste français, André Miquel, définit la religion musulmane comme étant  « insécable », c’est-à-dire qu’elle ne peut jamais être découpée ou divisée.

J’ai été intrigué par ce phénomène durant de nombreuses années. En fait, il n’a pas été uniquement limité à l’analyse des structures de l’esprit arabe ou musulman. Durant tout le XIXème siècle, et une grande partie du XXème siècle, cette approche anthropologique a également été utilisée pour décrire « les structures de l’esprit » ou « l’âme » d’autres groupes humains. Ainsi, des multiples références dans de si nombreux ouvrages ou essais se réfèrent à « l’âme russe », c’est-à-dire aux structures de l’esprit russe, ou à la mentalité allemande, française ou italienne. Dans son Journal d’un écrivain (1876), le célèbre romancier Dostoïevski a vivement critiqué les vaines tentatives d’intellectuels occidentaux européens à saisir l’âme russe.

Le point culminant de cette approche se retrouve chez Ernest Renan, influent universitaire français. Renan a développé le concept d’un contraste supposé aigu entre les structures de l’esprit sémite et celles de l’esprit aryen, contraste qu’il a longuement défini. Dans de nombreux écrits, il oppose la « lourdeur des structures de l’esprit sémite » au raffinement et à la créativité des structures de l’esprit aryen. Pour Renan, l’islam représente la véritable incarnation des structures de l’esprit sémite ; le judaïsme en est exclu car les anciens Hébreux ont inventé la foi monothéiste ; en ce qui concerne la chrétienté, selon lui, elle ne devient cette religion « hautement raffinée » qu’une fois « aryanisée » par l’Europe (voir son discours d’ouverture du cours donné au Collège de France en 1862 sur « Les langues hébraïque, chaldaïque et syriaque » publié dans Qu’est-ce qu’une nation ?).

Confondre culture arabe et culture musulmane

La permanente confusion entre les structures de l’esprit arabe et musulman m’a rendu encore plus perplexe. Cette confusion n’est pas seulement imputable  aux érudits occidentaux, mais aussi aux érudits arabes qui l’ont également adoptée.

À cet égard, le Tunisien Hisham Djaït est l’un des intellectuels arabes les plus influents ; il a rendu populaire le concept d’une pensée arabo-musulmane existant de longue date et qui continuerait selon lui à caractériser le comportement et les valeurs des Arabes modernes.

Autre célèbre intellectuel arabe, Mohammed Abed El-Jabiri a également abondamment écrit sur les structures de l’esprit arabe ; de fait, il décrit les structures de l’esprit musulman en maintenant la confusion entre culture arabe et théologie musulmane. Comme si les supposées structures de l’esprit arabe ne pouvaient être que de nature théologique.

Précédemment, l’érudit britannique d’origine libanaise, Albert Hourani, a également eu tendance à confiner les arabes à leur identité musulmane et à démarquer les Arabes chrétiens des Arabes musulmans. Il considère les premiers comme de courageux modernisateurs laïques, tandis que les aspirations modernistes des réformistes Arabes musulmans seraient naturellement contraintes par la forte influence de l’islam, de ses lois et de sa jurisprudence (la célèbre « Charia »).

Cette thèse a été poussée à l’extrême par le regretté Hisham Sharabi dans son célèbre ouvrage  Arab intellectuals and the West (Les intellectuels arabes et l’Occident), publié en 1970. Ce point de vue erroné continue à être très influent aujourd’hui.

Le désenchantement de l’Occident sur la philosophie des Lumières

Il est vrai que les concepts de religion, culture, ethnie, et civilisation sont devenus de nos jours quasiment interchangeables ; et l’émergence des « Cultural Studies » aux États-Unis durant les dernières décennies a contribué à cette confusion.

Il convient de mentionner ici le désenchantement profond apparu depuis les années 1970 concernant les idéologies universalistes, issues de la philosophie des Lumières. Il a généré une nouvelle fascination à propos d’un prétendu « retour du religieux » comme facteur politique et culturel majeur de par le monde. Il a également entraîné une nouvelle fascination pour l’islam et le judaïsme ; créant de la sorte encore plus de confusion entre religion et culture. De plus, l’émergence de nouveaux États prétendant représenter et défendre ces deux croyances monothéistes, a facilité l’amalgame de la culture avec la religion, ou encore le traitement de la religion comme phénomène ethnique, dictant la pensée et le comportement, aussi bien des juifs que des musulmans.

Dans le cas des Arabes, la confusion est facilitée par le fait que l’islam, en tant que nouvelle foi monothéiste, est apparu dans la péninsule arabique au VIIème siècle de notre ère, et que le Coran a été révélé au prophète Mohammed en arabe. Les Arabes sont devenus célèbres dans l’histoire pour avoir reçu cette prophétie et pour avoir construit deux empires multiethniques et religieux : celui des Omeyyades (665-750) et plus tard celui des Abbassides (750-1258).  Néanmoins, ces deux empires n’ont pas duré très longtemps, l’Empire Abbasside entrant en déclin dans la deuxième moitié du IXème siècle, après le brillant règne d’Haroun El Rachid (786-809) et celui d’Al Ma’mun (814-833), quand Perses et Turcs commencent à le démanteler pour créer des entités politiques séparées. En 1055, Bagdad est conquise par les Turcs seldjoukides, et en 1258, elle est conquise et détruite par les Mongols. Une entité politique arabe est uniquement maintenue en Égypte par le Califat Fatimide (909-1171). Les entités arabes et berbères en Andalousie et en Afrique du Nord durent plus longtemps, mais disparaissent toutes deux, comme en Andalousie, ou déclinent à la fin du XVème siècle, ouvrant la voie à la domination ottomane, à l’exception du Maroc.

Une autre des raisons pouvant expliquer cette confusion, comme nous le verrons plus tard, réside dans le fait que, quand la Renaissance arabe moderne débute après l’expédition de Napoléon Bonaparte en Égypte, la plupart des nouveaux penseurs, focalisent leur attention sur le besoin de réformer l’islam afin de l’adapter aux exigences du monde moderne tel que façonné par l’Europe. Trois problématiques principales retiennent alors toute l’attention, à savoir, l’éducation, le statut des femmes et la réforme de l’État. On suppose alors que la cause du déclin des sociétés arabes, et plus largement des sociétés musulmanes en dehors du monde arabe, provient de la manière dont les lois et valeurs islamiques ont été perverties et sont restées figées.

Cette approche exclusive du sous-développement et du déclin historique par le besoin de réformes religieuses aura de lourdes conséquences, la religion devenant le sujet central des discussions entre les différents penseurs arabes.

Quelles que soient les causes de la confusion, ce que je vais tenter de démontrer ici, c’est que la culture et les structures de l’esprit arabe sont bien plus qu’un univers religieux ou une structure théologique de la pensée.

Mon principal argument sera que la diversité des expressions culturelles dans le monde arabe est beaucoup plus vaste qu’elle n’est perçue tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du monde arabe. Elle ne peut en aucun cas être uniquement identifiée en tant que culture religieuse, en dépit de l’attention portée par les média et les recherches académiques durant les dernières décennies à la place centrale de l’islam dans le monde arabe.

Les racines multiples de la culture arabe et les interrogations de la pensée politique arabe moderne

Je rappellerai tout d’abord que les origines de la culture arabe se trouvent dans la poésie et la richesse de sa langue. Jusqu’aujourd’hui, la poésie se situe au cœur de la culture arabe.

De célèbres poètes, à la fois anciens et modernes, sont honorés et célébrés dans l’ensemble des sociétés arabes. On devrait également se rappeler que les Arabes, commerçants influents, étaient en contact avec les civilisations Perse et Byzantine. Ils étaient non seulement présents dans la péninsule arabique, mais aussi en Syrie et dans le bassin mésopotamien. Un certain nombre de grandes tribus s’étaient converties au judaïsme ou au christianisme. Les conquêtes arabes au VIIème siècle, sous la bannière du nouveau monothéisme musulman, ont pu « arabiser » le Levant où d’importantes populations chrétiennes, juives ou zoroastriennes ne se sont pas converties à l’islam, mais ont adopté la langue arabe. Alors que les conquérants arabes ont islamisé l’Afrique du Nord, mais que de nombreuses tribus berbères ont gardé leur propre langue, et ne se sont donc pas arabisées. Ceci veut dire que les Arabes n’ont pas été un groupe exclusivement caractérisé par un mode de vie bédouin.  Ils étaient plutôt bien familiarisés avec le monde plus vaste dans lequel ils évoluaient.

Quand ils construisent les deux empires successifs des Omeyyades et Abbasside, les califes arabes les ouvrent aux influences culturelles principales existant autour d’eux. Ils intègrent chrétiens et juifs dans la nouvelle société islamique alors en gestation. Plus tard, ils les ouvrent même à l’influence indienne et chinoise à travers l’expansion du commerce arabe. Ce que nous pourrions appeler la civilisation arabo-islamique où les sciences et la philosophie, l’histoire, l’astronomie, la géographie et l’anthropologie se développent, est la conséquence d’une interaction profonde entre les élites arabes et les connaissances existantes dans les autres grandes civilisations. La langue arabe devient la « lingua franca » de tous les intellectuels de toutes les ethnies conquise, en particulier auprès des élites intellectuelles, théologiens, philosophes, historiens, théologiens ou mathématiciens, astronomes ou médecins. Les Arabes connaissent particulièrement bien la langue et les sciences araméennes et syriaques alors prédominantes dans la majeure partie du Levant et du bassin mésopotamien.

À la lumière de ce fait historique, comment expliquer que la Renaissance intellectuelle arabe, initiée au début du XIXème siècle, aboutisse aujourd’hui à des querelles religieuses, des conflits, et une violence déstabilisant profondément de nombreuses sociétés arabes ? Il existe de nombreux facteurs politiques, militaires et économiques, à la fois internes et externes, pouvant expliquer cette malheureuse évolution, que j’essaierai de synthétiser ici. Ma principale préoccupation, toutefois, sera de démontrer que la pensée politique arabe reste encore très diverse et dynamique. Contrairement à l’image que renvoient les média et la recherche académique, elle n’a pas été emprisonnée dans des structures de l’esprit exclusivement théologiques, mais elle est largement restée laïque.

Je rappellerai ici l’ouvrage majeur du professeur Michael Hudson, Arabs in Search of legitimacy (1977) sur la recherche de légitimité des Arabes. Cette recherche, en fait, continue d’être une préoccupation centrale pour la plupart des intellectuels arabes. Elle est liée aux problèmes très complexes que les intellectuels ont rencontrés depuis le déclin de l’Empire ottoman ayant atteint son apogée à la fin du XIXème siècle et ayant abouti à son effondrement à la fin de la Première Guerre mondiale.

Depuis lors, les intellectuels arabes ont mis l’accent sur trois questions principales : quelle est la cause du sous-développement et de la faiblesse des sociétés arabes ? Quelle est leur identité ? Et pourquoi les Arabes sont-ils si désunis et incapables de former une nation moderne et cohérente, respectée par les autres nations ? Ces trois questions principales caractérisant tous les écrits politiques depuis le début du XIXème siècle continuent jusqu’à présent d’être un sujet central d’introspection.

Les événements survenus depuis le début de l’année 2011 ont contribué à le rendre encore plus cruellement actuel. Dans le même temps, les réponses à ces trois questions majeures, d’ordre politique et culturel, identifiées ici, continuent à fortement entretenir des oppositions et vues divergentes dans la vie intellectuelle arabe.

À mon sens, en raison des événements géopolitiques internationaux survenus au cours du dernier demi-siècle, le travail très riche des intellectuels laïques arabes a été largement ignoré par les média arabes et occidentaux, ainsi que par les milieux universitaires. Ce qui n’était pas le cas lorsque la pensée intellectuelle au niveau international était largement ouverte aux idées dites « progressistes » sur les problèmes du « Tiers-monde », c’est à dire sur les pays en voie de développement libérés de la domination coloniale.  Religion et théologie n’étaient pas mises au premier plan. La pensée laïque, quelle ait été libérale, socialiste ou conservatrice dominait la scène mondiale. Les intellectuels, aussi bien que les chefs d’État appartenant aux pays du Tiers-monde adhérant au Mouvement des Non-alignés avaient une approche exclusivement laïque pour vaincre le sous-développement. Leur préoccupation était d’établir au niveau international des principes de justice économique et sociale entre les nations, afin de diminuer l’énorme écart de richesse entre les pays anciennement industrialisés, et les pays nouvellement indépendants et pauvres, essayant de se débarrasser de la domination occidentale du monde.

Que s’est-il produit depuis qui ait changé la scène politique et intellectuelle arabe en une scène exclusivement islamique et religieuse, déchirée entre islam modéré et radical, transformant les Arabes en une sorte d’Homo Islamicus ?

Il devient nécessaire de détailler ici plus en avant les différents courants de la pensée politique arabe depuis l’époque de Mohamed Ali en Égypte au début du XIXème siècle.  Nous étudierons ces courants sous le prisme de ces trois questions majeures que nous avons précédemment identifiées.  Comme nous le verrons, ces problématiques sont liées entre elles.

II. Les trois orientations successives de la pensée politique arabe

Il est possible de distinguer trois différentes orientations successives dans la pensée arabe.

Le désir de modernité des réformistes religieux

La première étape débute avec les idées exposée par le Sheikh Tahtawi dans son célèbre ouvrage intitulé L’or de Paris, récit de ces découvertes lors de son séjour en France entre 1826 à 1830, publié en 1834.

Tahtawi était un clerc ayant étudié à l’Université religieuse d’Al-Azhar au Caire. Il a été fasciné par tout ce qu’il a pu observer lors de son séjour en France. Il attribue le progrès et le développement de la France principalement à son système politique libéral (monarchie constitutionnelle), mais aussi à l’importance accordée à la généralisation de l’éducation, à l’amélioration de la condition de la femme et à l’amour des sciences. Il en déduit que même si l’islam n’est pas la religion de la France, néanmoins, la plupart des gens se comportent de ce point de vue en bon musulmans.  En revanche, en Égypte, où la religion est l’islam, il trouve très peu de vrais musulmans. Après son retour de France, Tahtawi jouera un rôle prépondérant dans le courant de modernisation de l’Égypte, initié sous le règne de Mohammed Ali.

En fait, Tahtawi a été l’instigateur, non seulement en Égypte, mais aussi dans d’autres sociétés arabes, de ce que j’appelle « le désir de modernité ». Il fonde une école de pensée moderniste incarnée par le besoin de réformes globales, commençant par les institutions et pratiques religieuses.

En Égypte, il a été suivi plus tard par d’éminents érudits qui ont commencé leur formation intellectuelle à l’Université d’Al-Azhar, comme le célèbre Mohammed Abdou qui devint plus tard Mufti d’Égypte ; mais également l’éminent Ahmad Amine, le courageux Ali Abderrazik qui a démontré que le système du califat n’était en aucune façon lié au texte coranique, et Taha Hussein qui a tant œuvré pour l’éducation en Égypte. Tous ces grands intellectuels ne voient aucune contradiction entre la modernité et l’islam en tant que religion prédominante dans les sociétés arabes. Ce qui était également le cas de nombreux érudits d’autres sociétés arabes comme Kheyreddine Al Tounissi ou l’émir algérien Abdel Qader ; ce dernier avait courageusement combattu l’occupation française avant d’être exilé. Lors de son installation à Damas, il devient encore plus célèbre pour son intervention énergique visant à protéger les chrétiens de Syrie du massacre. Sans oublier plus tard le savant religieux et nationaliste algérien, Abdel Hamid Ben Badis.

Ce mouvement moderniste trouve de nombreux adeptes dans la société, aussi bien auprès des musulmans que des chrétiens, en Égypte, en Syrie, au Liban et en Irak, qui n’étaient pas issus d’un milieu religieux.

On peut évoquer ici des personnalités telles qu’Ahmad Lutfi Al Sayyed, personnage intellectuel clé en Égypte. Il a considérablement développé la presse égyptienne et a été très influent par ses aspirations modernistes et laïques. Mais beaucoup d’autres intellectuels à la fois musulmans et chrétiens se sont illustrés durant le XIXème siècle et au début du XXème siècle.

Dans l’un de ses plus célèbres ouvrages, Arab Thought in the Liberal Age 1798-1939 (La pensée arabe à l’âge libéral) publié en 1962, l’orientaliste britannique d’origine libanaise Albert Hourani a toutefois établi une distinction entre penseurs chrétiens et musulmans. Les premiers, selon lui, étaient plus laïques, alors que les seconds ont été contraints par la tradition islamique qui a fait de la religion un élément essentiel de l’État et de la société. Il consacre certaines pages de son ouvrage à la controverse entre Mohammed Abdou et Antoun Farah sur la laïcité.

Cette allégation de Hourani deviendra un discours canonique dans beaucoup d’autres écrits sur la pensée politique arabe. En particulier, Hisham Sharabi, dans Arab Intellectuals and the West, généralise cette approche essentialiste, basée sur la différence d’origines religieuses des intellectuels arabes.

Les  nationalistes arabes laïques et  modernisateurs

La deuxième tendance de la pensée arabe est celle caractérisée par la prédominance des idées nationalistes, largement profanes dans leur orientation, où l’on trouve à nouveau des activistes intellectuels musulmans et chrétiens.

Cette école de pensée politique émerge et s’affirme avec l’effondrement de l’Empire ottoman et la suppression du califat dans le nouvel État turc qui se laïcise.

Avant que se produise cet important événement historique, les intellectuels arabes s’étaient divisés entre ceux défendant le lien islamique pour rester fidèle à l’Empire ottoman (comme Al Afghani ou Shakib Arslane, figure phare de cette école de pensée), et ceux défendant les droits nationaux des Arabes à se séparer de l’Empire. De l’avis des penseurs Arabes pro-ottoman, les aspirations coloniales de l’Europe au début du XXème siècle constituent une menace globale pour toutes les nationalités vivant dans l’Empire ottoman, et nécessitent donc une réponse commune à la fois des Arabes et des Turcs, basée sur la solidarité islamique. Tandis que l’autre école de pensée accuse l’Empire ottoman d’être incapable de se réformer et de se moderniser afin de pouvoir résister à l’avidité coloniale des puissantes nations européennes. Ils pensent que les Turcs sont responsables du déclin des Arabes et de l’islam qui avait joué autrefois un rôle positif et dynamique.

Avec l’Empire disparu et le califat aboli, la voie s’ouvre pour un nationalisme arabe moderniste qui sera incarné par la personnalité de Jamal Abdel Nasser et l’émergence de grands partis politiques nationalistes arabes, tel que le parti Baas ou le parti nationaliste arabe (harakat al kowmiyyin al’arab).

Le développement d’une pensée critique face aux échecs arabes

La troisième école de pensée émerge avec force après les deux grands échecs panarabes.

Le premier échec, c’est celui de l’expérience d’une première courte unité entre l’Égypte et la Syrie (1958-1961) qui était considérée comme le début d’un mouvement arabe d’unité plus vaste,  supprimant les frontières imposées par les accords de Sykes Picot en 1916. Le deuxième échec s’est matérialisé par la spectaculaire défaite militaire arabe contre Israël en 1967 qui s’achève par l’occupation de la péninsule du Sinaï, du plateau du Golan en Syrie et du territoire de la Cisjordanie palestinienne sous administration jordanienne par l’État d’Israël nouvellement créé.

Ces deux événements dramatiques ont donné lieu à de vives critiques de plusieurs intellectuels arabes, certains d’entre eux appartenant à la fois aux écoles de pensée marxiste et nationaliste. Ils ont produit de nombreuses études et ouvrages pour déterminer les principales causes de l’incapacité des Arabes à s’unir pour relever les défis multiples auxquels la région était confrontée. Ces défis ont été identifiés comme l’échec à faire face à l’occupation de la Palestine par le nouvel État israélien et à aider les Palestiniens à récupérer au moins une partie des territoires perdus lors de la guerre de 1948 puis celle de 1967 ; l’échec  face à la politique néocolonialiste des États-Unis et de leurs alliés ; et enfin l’échec dans l’accélération du développement économique et social.

Cette école de pensée dénonce dans son ensemble les échecs des politiques des révolutions militaires  en Égypte, en Syrie et en Irak, et sur lesquelles de grands espoirs avaient été fondés.  En outre, elle accuse de nombreuses monarchies arabes conservatrices de connivence avec les États-Unis dans sa politique au Moyen-Orient. Pour certains de ces penseurs, tels que le syrien Sadek El-Azem, le principal problème est le rôle négatif que la religion continue à jouer dans les pays arabes, entravant les énergies et potentiels arabes à se développer et à contribuer à la lutte contre le sous-développement.

Pour d’autres, comme Yassine El-Hafez, un autre syrien, ou Mehdi ‘Amel, intellectuel libanais marxiste assassiné en 1987, le principal facteur qui a produit l’échec des sociétés arabes a été l’état de soumission de la nouvelle « petite bourgeoisie », promue par les révolutions initiées par des officiers militaires, aux strates supérieures de la bourgeoisie locale. Selon eux, la « grande bourgeoisie » avait pour objectif de s’accommoder, grâce à une alliance avec la classe des grands propriétaires fonciers, des hégémonies néocoloniales capitalistes dans la région. La nouvelle petite bourgeoisie avait été promue à l’intérieur de l’appareil d’État suite aux différents coups d’État militaires et à la suite des mesures socialistes adoptées dans le cours des révolutions. Cependant, cette nouvelle couche sociale rêvait de poursuivre son ascension sociale et de faire partie de la strate supérieure de la bourgeoisie.

Yassine El-Hafez et Mehdi ‘Amel semblent avoir été influencés par les écrits de Frantz Fanon, médecin et psychiatre, originaire des colonies françaises dans les Antilles, qui avait rejoint les rangs du Front de Libération Nationale algérien. Fanon, dans son célèbre ouvrage, Les damnés de la terre (1961), avait longuement décrit les dangers d’après la libération et de la période d’indépendance. Il avait anticipé que les nouvelles élites de ces pays seraient tentées de copier le comportement des anciens maîtres coloniaux et deviendraient facilement leurs alliés. C’est pourquoi il recommandait que ces nouveaux dirigeants restent proches des masses populaires et surtout du segment rural de la population, comme étant le meilleur réservoir pour poursuivre dans la voie vers une réelle indépendance et un changement social en faveur des déshérités. Il mettait en garde contre l’usage abusif de traditions sclérosées pour garder le contrôle sur les masses, les transformant en des expressions folkloriques de l’identité.

Dès 1965, Yassine El-Hafez tire la sonnette d’alarme sur la tendance croissante d’un « maccarthysme » religieux dans les sociétés arabes pour contrer les tendances révolutionnaires et nationalistes. En revanche, Mehdi ‘Amel critique vivement les objectifs politiques, culturels et économiques de cette « petite bourgeoisie ». Il décrit sa tentative permanente de maintenir la prépondérance d’un patrimoine culturel figé comme base servant à unir la conscience nationale. Il dénonce aussi courageusement la mentalité essentialiste de nombreux intellectuels arabes qui croient que l’ancien héritage ne peut pas être dépassé et devrait être la source fondamentale de la modernité, car il constitue l’essence des soi-disant « structures de l’esprit arabe », sans tenir compte du fait que des siècles se sont écoulés depuis l’époque glorieuse de la civilisation arabo-musulmane.

On pourrait évoquer ici de nombreux autres penseurs laïcs, notamment le poète syrien Adonis (qui a été critiqué par Mehdi ‘Amel pour son approche essentialiste de la religion musulmane), mais aussi l’économiste égyptien Samir Amin, ou les nombreux modernistes nationalistes arabes non-marxistes comme Abdallah Abdel Daïm ou Constantine Zreik, deux influents intellectuels syriens. On ne peut manquer ici de mentionner un autre intellectuel syrien, Georges Tarabichi, qui a entrepris une longue critique de l’œuvre de Mohammed Abed El-Jabiri dont nous discuterons plus loin. Le Marocain Abdallah Laraoui est un autre penseur influent, marxiste déclaré ayant analysé le décalage qui s’auto-entretient entre les changements dans la vie intellectuelle occidentale et les modifications subséquentes dans la pensée arabe et sa vision du monde, créant un retard permanent empêchant le monde arabe de s’approprier la modernité dans sa rapide évolution. Selon lui, la vie intellectuelle arabe pourrait uniquement surmonter de manière adéquate ce décalage par rapport à la modernité en adoptant une vision du monde basée sur l’historicisme marxiste.

Au cours des années 1970, eut égard à l’échec des sociétés arabes à s’engager dans un développement économique accéléré, un certain nombre d’économistes arabes ont commencé à s’interroger sur la dépendance croissante des économies arabes sur la rente pétrolière.

Ils ont aussi critiqué l’exportation de main d’œuvre qualifiée et non qualifiée, la tendance à l’augmentation de la consommation de luxe, l’abandon des populations rurales et des capacités agricoles à produire l’alimentation nécessaire à la consommation intérieure, aussi bien que l’échec à s’approprier les sciences et technologies, et donc, la très grande dépendance sur les importations de machines et d’équipements industriels. Le regretté Youssef Sayigh, l’un des plus célèbres économistes arabes, écrit sur ce sujet en 1978 The determinants of Arab Economic Development (Les facteurs déterminants du développement économique arabe). Cet ouvrage reste jusqu’à nos jours la description la plus exhaustive et la mieux écrite des échecs des politiques publiques dans le monde arabe. Sayigh écrit aussi en 1961 un petit essai intitulé Bread with Dignity (Du pain et de la dignité), résumant les enjeux socio-économiques majeurs dans les sociétés arabes. À la lumière des grandes manifestations populaires qui ont éclaté dans les sociétés arabes en 2011 réclamant plus d’opportunités d’emploi, de justice sociale, de libertés politiques, et la lutte contre la corruption, l’essai de Youssef  Sayigh sur le pain et la dignité, écrit des décennies auparavant, montre la clairvoyance de l’auteur. Un autre économiste, palestinien, Antoine Zahlan, par ailleurs physicien, analyse en détail les nombreuses raisons sous-tendant l’échec des sociétés arabes et de leurs gouvernements à s’approprier les sciences et la technologie.

III. La tendance opposée au modernisme dans la pensée arabe : « La solution, c’est l’islam »

Nous avons évoqué la tendance au désenchantement occidental sur la philosophie des lumières. Cette tendance s’est considérablement accrue avec le déclin des idéologies socialistes, suivi par l’effondrement de l’Union soviétique. Elle a été accompagnée par la conversion de nombreux intellectuels marxistes aux nouvelles idéologies néolibérales et conservatrices comprenant un retour aux valeurs religieuses dans le domaine politique. Le philosophe Léo Strauss a été une figure marquante de cette tendance, soutenant que les sociétés fondées sur la religion pourraient éviter le totalitarisme tel que développé par les idéologies nazie et soviétique.

L’émergence historique de l’islam politique arabe

Cette orientation de la philosophie politique occidentale allait influencer et largement contribuer à renforcer une tendance déjà existante dans la pensée arabe, celle de l’islam politique dénonçant la fausseté des valeurs laïques modernes et invoquant par conséquent le retour aux bases des valeurs religieuses musulmanes traditionnelles et de ses « lois » (la Charia).

Ce qui apparaît après la première guerre mondiale avec à la fois l’émergence du Royaume saoudien empreint d’une pratique extrêmement rigoureuse de l’islam, celle du Wahhabisme, ainsi que la création en Égypte de la confrérie des Frères musulmans.

Ces deux événements apparaissent simultanément dans les années 1920 et sont, à mon sens, interdépendants, car le royaume saoudien servira de base arrière et de refuge à tous les membres de la confrérie.

En fait, après la Seconde Guerre mondiale, les Frères musulmans acquièrent une grande visibilité en Égypte. Ils s’opposent fortement à l’hégémonie idéologique et politique nassérienne des années 1950 et 1960.

Le mouvement est également influencé par le penseur radical musulman indien, Aboul Ala Al Mawdoudi, défendant l’idée que les musulmans devraient uniquement vivre dans des sociétés régies par les lois musulmanes, mises en pratique de manière radicale afin d’en préserver la pureté. Mawdoudi a également exercé une forte influence sur le mouvement séparatiste musulman indien qui réussit à créer l’État du Pakistan (c’est-à-dire l’État « pur » ou « parfait »).

Les Frères musulmans étaient déjà considérés à l’époque comme une force de contre-révolution ; ce d’autant plus que les gouvernements occidentaux les soutenaient et condamnaient la répression dont ils étaient victimes. Des membres de la confrérie trouvaient facilement refuge dans les capitales ou grandes villes occidentales, telles que Paris, Londres, Francfort et New York, suite aux répressions internes.

Avec le déclin des idéologies socialistes au niveau mondial, et par la suite la chute de l’URSS, certains anciens intellectuels marxistes arabes suivent le chemin d’intellectuels occidentaux dans leur conversion à différentes idéologies conservatrices ; la plus populaire d’entre elles étant celle de rejoindre les nouveaux courants de la pensée islamique. Ces courants sont opposés aux courants auparavant décrits; ceux des réformateurs musulmans modernistes ou des nationalistes arabes laïques. Ceux-ci sont alors accusés d’asservissement intellectuel aux idées de l’Europe des Lumières et d’éloigner leurs sociétés de l’héritage de leur propre passé glorieux.

Facteurs stimulants et conversion de nombreux penseurs arabes marxistes à l’islam politique

Les tendances antimodernistes du nouvel islam sont encouragées par deux facteurs importants.

Le premier est lié à la Guerre froide et à l’instrumentalisation de la religion dans le cadre de la lutte contre l’expansion du communisme dans de nombreux pays du tiers-monde, parmi lesquels figurent des pays arabes et musulmans. Cette utilisation de la religion dans la politique internationale afin d’empêcher l’expansion du communisme et d’accélérer la chute de l’Union soviétique a été prêchée et encouragée par Zbigniew Brzezinski, alors conseiller du président américain Jimmy Carter. L’une des ses plus importantes mise en application a été l’entraînement idéologique dans le radicalisme islamique de milliers de jeunes arabes en Arabie Saoudite et au Pakistan. Ils étaient alors envoyés combattre l’armée soviétique qui avait envahi l’Afghanistan en 1979. C’est dans ce contexte qu’est née l’organisation Al-Quaida et le mouvement des Talibans qui installera un régime islamique pur et dur à la suite du départ des troupes soviétiques.

Le deuxième facteur a été celui de la révolution iranienne de 1979, à partir de laquelle une partie de la classe dominante religieuse à réussi à créé un nouveau régime politique dit de la « Wilayet Faqih », à savoir le contrôle des clercs sur le fonctionnement des nouvelles institutions politiques.  Ce nouveau régime donne la priorité à la question de la pauvreté et à celle de la marginalisation, ainsi qu’à la libération de la Palestine de l’occupation israélienne.

Cependant, dans le même temps, les monarchies conservatrices de la péninsule arabique lancent un appel pour le « réveil musulman » (sahouat islamiyya) qui compenserait pour tous les honteux échecs de l’idéologie nationaliste laïque arabe et des régimes qui l’ont soutenue.

Ces événements géopolitiques ont stimulé la tendance antimoderniste dans les écrits de nombreux intellectuels arabes. Ceux-ci se focalisent notamment sur la diabolisation de la laïcité comme étant un instrument extrêmement dangereux de dépersonnalisation des musulmans et des sociétés musulmanes.

Deux arguments principaux sont alors évoqués. Le premier consiste à dire que contrairement à l’Europe, les sociétés musulmanes ne peuvent pas séparer la religion de l’État. Selon ces intellectuels, l’État et la religion sont par essence liés dans les sociétés musulmanes, aussi selon eux toute tentative de les séparer crée un malaise et un mécontentement profonds dans ces sociétés. Le second argument tire son origine d’écrits occidentaux anti-laïques défendant le point de vue selon lequel la laïcité dans les sociétés occidentales avait mené au matérialisme et permis aux dictatures et totalitarismes fascistes, nazi et communiste de se développer.

De nombreux anciens intellectuels arabes marxistes ou de gauche ont changé leur fusil d’épaule et ont endossé ces arguments. Tel a été le cas par exemple d’Adel Hussein, d’Abdel Wahhab Messiri, de Hassan Hanafi, de Mohammed Amara, et de Tarek El Bishri qui étaient tous des intellectuels égyptiens reconnus. Sous leur influence, la vaste littérature des anciens réformateurs modernistes musulmans que nous avons précédemment mentionnée a sombré dans un oubli quasi total. L’argument mis en avant étant que la première génération des arabes musulmans réformateurs (Tahtawi, Mohammed Abdou, Ahmad Amin et d’autres) était totalement sous influence coloniale et que leur œuvre intellectuelle était donc corrompue et sans valeur. Cette condamnation tranchée et sans appel a été largement répandue dans beaucoup de sociétés arabes et a largement contribué au déclin de la renaissance réformiste islamique en faveur de différentes formes de radicalisme islamique, wahhabisme saoudien en tête.

Dans le même temps, les différentes expressions de cette nouvelle tendance du « réveil islamique » promue par ces intellectuels constituent depuis plusieurs années dans les sociétés occidentales un nouveau fonds de commerce dans les milieux académiques et médiatiques.

Outre la promotion des travaux de cette nouvelle génération d’intellectuels arabes convertis à différentes formes d’islam politique, le monde universitaire occidental s’est centré sur les travaux de Sayyed Qotb, membre radical des Frères musulmans qui a qualifié tous les régimes politiques musulmans d’hérétiques car ne respectant pas strictement les lois de Dieu, d’où le besoin de se révolter contre eux. Des spécialistes français tels que Gilles Keppel, Olivier Roy, Bruno Etienne et François Burgat ont joué un rôle important dans la promotion de toutes les opinions de l’islam radical, y compris celles du Pakistanais Al Mawdoudi et celle d’Ibn Taymiyya, clerc musulman radical du XIVème siècle, qui prônait l’obligation religieuse de tuer tous les musulmans adhérant à une interprétation non orthodoxe de la foi, tels que les chiites ou les druzes, et de contrôler étroitement les chrétiens et les juifs.

Aux États-Unis, certains membres de l’establishment universitaire tels que John Esposito et John Voll ont également expliqué en détail cette nouvelle idéologie islamique comme étant une réaction naturelle à l’échec du processus de modernisation et à l’hégémonie du mode de vie et de penser occidental dans les sociétés musulmanes.

D’après eux, les sociétés musulmanes éprouveraient un fort ressentiment à l’encontre de cette « agression culturelle » à laquelle elles ont été contraintes par les régimes autoritaires et nationalistes arabes après l’indépendance. Ceci est devenu un récit canonique sur le monde arabe ayant envahi les média et les milieux universitaires dans l’ensemble du monde. En outre, Leonard Binder, spécialiste américain respecté, dans son livre Islamic Liberalism. A Critique of Development Ideologies (Le libéralisme islamique. Une critique des idéologies de développement) publié en 1988, explique que l’accès à la démocratie dans le monde arabe ne peut se faire qu’en passant obligatoirement par l’islam et non par les idéologies développementalistes laïques, passage que l’Occident doit prendre en compte, et dont les quelques excès seront corrigés avec le temps.

Il s’agit d’une tendance globale dans les universités occidentales qui se trouve aussi confirmée dans le livre de Larbi Sadiki, The Search for Arab Democracy. Discourses and Counter-Discourses (La recherche d’une démocratie arabe, discours et contre discours) publié en 2004.

En outre, le travail intellectuel abondant de Mohammed Abed Al-Jabiri qui a tenté d’analyser de manière approfondie les structures de l’esprit arabe a exercé une forte influence dans le monde arabe. Ses livres ont été encensés, promus et longuement discutés. Ils portent principalement sur une approche anthropologique de nature essentialiste pour saisir les structures de l’esprit arabe presque uniquement sous le prisme du développement et de la structure de la théologie musulmane, comme si toutes les autres caractéristiques profanes de la culture arabe, au delà de la théologie et de la jurisprudence islamique, n’avaient jamais existé.

Il y décrit différentes aspects théologiques des structures de l’esprit arabe dans la formation de la loi islamique, créant une profonde division entre l’esprit gnostique et l’esprit mystique qui caractérisent selon lui les structures de l’esprit arabe oriental (c’est à dire l’esprit chiite), d’une part, et une structure de l’esprit tendant plus vers le rationnel, caractérisée par l’esprit occidental arabe, c’est à dire l’Andalousie et l’ Afrique du Nord soit aujourd’hui les sociétés maghrébines, d’autre part.  Le premier type de structures de l’esprit arabe a été qualifié par Al-Jabiri comme étant celui de la « raison démissionnaire » (al ‘akl al moustakil), alors que le second type est considéré par lui comme étant ouvert à la rationalité.

Ce second type de structure de l’esprit arabe n’aurait pas pu, toutefois, continuer à produire une philosophie et des philosophes, parce que s’étant heurté à la force de l’esprit théologique arabe. Toujours selon Al-Jabiri, Ibn Rushd était un cas isolé. Mais cette structure de l’esprit tendant vers le rationnel pourrait être développée aujourd’hui grâce aux contacts avec l’Europe.

Le travail d’El-Jabiri a grandement contribué à une perception des structures de l’esprit arabe comme étant de nature exclusivement théologique, auto centrée et imperméable aux influences extérieures, soit des structures refermées sur elles-mêmes et intellectuellement autosuffisantes.

Il s’agit de l’opinion de la plupart des spécialistes occidentaux de l’islam, qui a été dénoncée par le défunt Édouard Saïd dans son célèbre ouvrage, Orientalisme (1978).  L’islam est censé être un corpus de lois, de règles sociales et de comportement politique, indivisible et immobile, comme de si nombreux spécialistes occidentaux le présente. Cette attitude a été adoptée par de nombreux intellectuels arabes qui ont plaidé en faveur de l’idée que les sociétés arabes ne seraient en mesure de se moderniser en profondeur qu’à travers l’islam.

Déconstruire l’islam politique

De nombreux intellectuels arabes, brillants et érudits, ont déconstruit l’islam politique et clairement montré l’impasse que cette idéologie représente pour les sociétés arabes. Il est incroyable que leurs ouvrages aient été si largement ignorés par les principaux courants académiques dans les universités occidentales, en comparaison de l’attention intense accordée aux intellectuels arabes partisans de la promotion de l’islam politique comme étant la solution des tourments des sociétés arabes.

Le premier d’entre eux est Aziz El Azmeh, érudit syrien qui dans un ouvrage détaillé Al ‘ ilmaniyya min manzouren moukhtalef (La laïcité sous un autre angle), publié en 1996, démontre à quel point les sociétés arabes ont été laïcisées depuis l’époque de Mohammed Ali en Égypte. Il y dénonce les tentatives des gouvernements et intellectuels pour réinstaurer des formes rigides d’adoption d’aspects extérieurs de stricts comportements religieux dans les sociétés arabes. Il s’agit pour lui d’une tendance dangereuse, empêchant la totale appropriation de l’inéluctable modernité. Les gouvernements arabes ont ainsi voulu montrer leur fidélité au patrimoine et importer uniquement la façade extérieure de la modernité, mais non son contenu en termes de comportement social et politique.

El Azmeh s’est également engagé dans un vif dialogue avec l’intellectuel égyptien déjà mentionné, Abdel Wahhab El-Messiri. Ce dialogue a été publié dans un livre intitulé Al ‘ ilmaniyya tahtal mahjar (Scruter la laïcité), publié en 2000, dans lequel chacun des deux auteurs expose son propre point de vue et commente celui de l’autre.

En outre, de nombreux courageux intellectuels égyptiens ont ouvertement parlé et écrit sur les dangers de l’islam politique comme empêchant la liberté d’expression et la libre pensée, sans laquelle toute société verrait sa culture, son économie, ses sciences et ses performances techniques fortement décliner, tout en maintenant le sous-développement et l’autocratie. Ce fut le cas de Nasr Hamed Abou Zeid,  professeur d’université, suspendu de son poste et ayant dû fuir l’Égypte avec son épouse, car condamné en tant que musulman hérétique par un tribunal.

Le cas de Farag Foda, ingénieur agronome est encore plus triste. Ce dernier a vivement critiqué l’islam politique et les Frères musulmans pour leur déformation de l’histoire et des enseignements de l’islam dans le but d’imposer aux sociétés arabes un mode de vie autoritaire. Farag Foda a expliqué en outre que la laïcité n’était pas du tout hostile à la nature de l’islam. Il a été assassiné au Caire en 1992. Nous devons aussi nous rappeler le célèbre romancier Najeeb Mahfouz, qui a également été condamné par la confrérie comme étant un musulman hérétique. Il survit à une tentative d’assassinat en 1994.

Ziad Hafez, érudit libanais qui connaît parfaitement les questions religieuses a écrit un livre très détaillé et inspirant, La pensée religieuse en Islam contemporain : Débats et critique (2012) : il y montre combien les courants de pensée de l’islam réformiste moderniste sont toujours aussi intenses, en dépit de l’atmosphère d’intimidation créée depuis les années 1980 par l’islam politique dans la plupart des sociétés arabes.  L’ouvrage de Hafez est axé sur la continuité de la tradition de la pensée critique arabe musulmane  dans le domaine de la religion. Il donne un compte-rendu très vivant du travail de nombreux chercheurs qui continuent à maintenir une tradition d’aspiration à la modernité par la réforme des approches rigides et traditionnelles de  compréhension et de pratique de la religion musulmane.

On ne peut non plus oublier de mentionner ici les nombreux ouvrages fascinants de l’érudit marocain Abdelilah Bel Keziz qui a consacré une analyse historique détaillée des relations entre l’islam et les régimes politiques depuis la mort du prophète Mohamed dans The State in contemporary Islamic Thought (L’État dans la pensée islamique contemporaine), publié en 2009. Par sa connaissance approfondie de l’histoire des entités politiques islamiques, il démontre  que l’instrumentalisation de la religion par les divers dirigeants politiques relevait de motivations de pur contrôle politique plutôt que de motivations religieuses ou théologiques. Bel Keziz critique aussi les intellectuels arabes qui se sont tournés vers l’islam politique au cours des dernières décennies, y compris son compatriote Al-Jabiri.

Le travail substantiel d’Al-Jabiri sur les structures de l’esprit arabe a été fortement critiqué par Georges Tarabichi, philosophe syrien qui a écrit plusieurs ouvrages démontrant les limites du travail de Jabiri et de son approche essentialiste « des structures de l’esprit arabe », approche qu’il considérait être le résultat de l’influence de l’orientalisme occidental sur la méthode emprunté par Jabiri pour saisir les structures de l’esprit arabe. En dépit de l’importance centrale et de la richesse de la controverse Jabiri-Tarabichi, ces ouvrages n’ont pas beaucoup retenu l’attention des milieux universitaires. Rien de substantiel n’a été écrit à ce sujet sauf un bon essai de Catherine Louise Wright replaçant ce débat dans le contexte de la controverse bien plus ancienne entre Al Ghazzali et Ibn Rushd sur l’antagonisme entre religion et philosophie.

Deux autres politologues arabes ont critiqué de manière très approfondie l’islam politique comme étant opposé aux tendances laïques dans le monde arabe. Tous deux condamnent l’islam politique comme produisant une culture antagoniste à la modernité et comme étant incapable de sortir du sous-développement.

Mohammed Jaber Al-Ansari, originaire de Bahreïn, est l’un d’eux. Il critique la timidité des penseurs arabes laïques qui ne sont pas en mesure de faire face de manière adéquate à l’islam politique. Il considère également que beaucoup d’intellectuels arabes ont tenté de concilier l’approche laïque de la vie avec les valeurs islamiques traditionnelles, invoquées par les intellectuels arabes qui ont adhéré à l’islam politique. Selon lui, le futur des sociétés arabes est conditionné par la capacité de l’approche profane à supplanter l’approche islamique.

L’autre est Mohammed Daher, originaire du Liban, qui a écrit un ouvrage détaillé et bien informé sur la confrontation entre laïcs et islamistes depuis l’époque de Mohammed Ali en Égypte au début du XIXème siècle. Il détaille les réalisations Mohammad Ali dans le domaine de la modernisation de type laïc, ainsi que les orientations politiques laïques de Jamal Abdel Nasser et ses réalisations en tant que modèles pour l’avenir.

Ces deux auteurs importants ont largement été  ignorés par les universitaires occidentaux, comme l’ont été les controverses approfondies entre Al Azmeh et Messiri et entre Al-Jabiri et Tarabichi.

Sortir du piège dans lequel la culture arabe est emprisonnée

Comment peut-on sortir de l’actuel cercle vicieux dans lequel non seulement la pensée politique arabe a été emprisonnée, mais plus largement une grande partie de l’intelligentsia occidentale, engagée dans la discussion sur les théories du « choc des civilisations » et par conséquent, la nécessité d’un dialogue religieux et culturel entre les nations ?

Comment peut-on changer l’attention presque exclusive portée  dans le domaine des sciences sociales, culturelles et politiques du monde arabe sur la théologie de l’islam radical ?

Une telle tendance est bien évidemment renforcée par la multiplication des partis politiques dans le monde arabe préconisant l’islam comme leur idéologie centrale, et ce d’autant plus que de nombreuses organisations terroristes veulent asseoir leur légitimité en ayant recours à des slogans islamiques. Nous sommes donc dans un cercle vicieux qui doit de toute urgence être rompu.

Nous avons passé ici en revue tous les facteurs politiques et géopolitiques qui ont convergé pour masquer la diversité et la richesse de la culture arabe profane dans les domaines de la musique, de la poésie, de la littérature et de l’art, au bénéfice exclusif des études répétitives sur l’islam politique.

Malgré cela, il est remarquable que la culture arabe profane soit toujours aussi vivante et diverse. Les artistes, poètes, musiciens et célèbres chanteurs et divas arabes, tout comme les romanciers et grands acteurs ou actrices du cinéma arabe continuent à être très populaires dans les sociétés arabes. Même les intellectuels arabes s’opposant à l’islam politique sont largement lus, bien que leurs travaux soient très rarement présentés dans les revues ou journaux académiques.

En réalité, de nombreux acteurs de la culture et de la pensée politique profanes sont souvent beaucoup plus populaires que les clercs prêchant l’islam radical au travers des chaînes de télévision satellitaires, comme Al Jazeera, ou des chaînes exclusivement consacrées à la religion et à la prédication de nature radicale comme Iqra’.

Nous croyons, à cet égard, que le moment est venu de changer l’agenda universitaire lié à l’observation des sociétés arabes. Continuer à discuter ad nauseam des différentes formes et interprétations de l’islam qui sont invoquées par les mouvements politiques ou armés dont la seule idéologie est « la solution est l’islam » et qui peuvent exercer dans de nombreux cas différentes formes de terrorisme à l’encontre d’autres musulmans ne revêt aucune valeur intellectuelle. Nous ne devrions pas oublier que la pratique de l’islam a déjà été réformée par des clercs et des intellectuels arabes reconnus que nous avons précédemment évoqués. C’est pourquoi l’appel à un nouveau mouvement islamique réformiste est plutôt étrange.

En revanche, ce qui doit être entrepris, c’est l’identification et l’arrêt du financement de ces différents groupes prônant sous la bannière de l’islam une interprétation et une pratique « radicale » ou « extrémiste ». Ceci demeure plutôt difficile à accomplir dans la mesure où l’islam radical est officiellement mis en pratique au sein de deux régimes politiques, celui de l’Arabie saoudite et celui du Pakistan, deux proches alliés des États-Unis, sans oublier le régime islamique iranien.  En outre, le fait qu’Israël prétend être un État juif ajoute à la « légitimité » de ceux qui prônent le besoin d’États islamiques.

Dans ce contexte, il est grand temps de se pencher sur les causes de l’échec économique et social de la plupart des États arabes en ce qui concerne l’appropriation des sciences et de la technologie, de l’industrialisation et des activités économiques à forte valeur ajoutée, et l’inclusion et le développement des capacités des strates les plus pauvres de la population.

Des millions de jeunes arabes au chômage et marginalisés dans leurs sociétés constituent le terreau où des organisations violentes et terroristes peuvent largement recruter. La région arabe possède le plus mauvais ratio de chômage parmi toutes les régions du monde, notamment chez les jeunes. En dépit de la richesse de nombreux pays arabes, rien n’a été entrepris pour corriger les déséquilibres sociaux et assurer des opportunités d’emploi en nombre suffisant. Avec un très grand nombre de milliardaires arabes, cette situation devient encore plus scandaleuse.

C’est pourquoi une attention intellectuelle bien plus grande devrait être accordée aux causes d’un tel échec, en comparaison des succès dans d’autres régions du tiers-monde, en Amérique latine ou en Asie.

D’autres nations que les Arabes ont été agressées par l’impérialisme occidental, cependant, elles ont réussi à s’approprier technologie et science modernes et à devenir des économies dynamiques et novatrices (Corée du Sud, Taïwan, Chine, Singapour et même le Japon au XIXème siècle). Elles ont mis fin à une relation d’amour et de haine avec le monde occidental.  Elles ont intégré la modernité diffusée par les sociétés occidentales au sein de la dynamique de  mondialisation économique.

Une recherche sur les raisons et modalités de la mise en échec de la de la diversité de la pensée et de la culture arabe profane et de son désir de modernité, devrait devenir une question essentielle dans les études universitaires.

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Une autre problématique serait, pour les intellectuels arabes, de moins se focaliser sur les relations entre les Arabes et les sociétés et cultures occidentales, pour se concentrer sur l’étude du processus de modernisation réussie des sociétés les plus dynamiques en Asie et en Amérique latine.

Il y aurait certainement beaucoup de leçons à tirer de ces expériences. Jusqu’à présent, très peu de spécialistes arabes les ont étudiées.

À mon sens, il est grand temps de sortir des stériles discussions sur l’islam afin de pouvoir modifier l’agenda académique concernant le monde arabe. Une religion et ses interprétations diverses ne sont pas un phénomène statique. La religion est ce que les gens en font, surtout les dirigeants politiques et les clercs. La religion ne peut jamais être un substitut à la trame complexe de la culture et de la pensée.

« Les structures de l’esprit arabe » ne sont donc pas des structures exclusivement théologiques.  Elles ont connu à travers l’histoire de nombreux changements et la culture arabe, islamique ou préislamique, a été construite par différents vecteurs d’expression, comme tout d’abord la poésie puis la philosophie, la musique, l’art et la littérature.

Réduire les structures de l’esprit arabe à des structures purement religieuses et théologiques relève de l’ineptie.

Traduit de l’anglais par Alia CORM

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Georges CORM, Dr.

Prof. à l'Institut de Sciences politiques de l'Université Saint-Joseph (Beyrouth - LIBAN)

1 Comment

  1. Pensée ‘arabe’ biaisée par la détresse hydrique endémique sévissant dans le monde arabe ! Comment quelqu’un qui vivotait avec moins de 500 m3 d’eau renouvelable par an ( KSA c’est 87 m3/an/hab) , mènerait-t’il une vie normale quand on sait d’après la FAO, que le seuil de vulnérabilité, par rapport à cette denrée vitale, ne peut être inférieur à 2500 m3/an/terrien ! Donc pour qu’un bipède mène une vie digne d’un être humain, il faut qu’il ait une quotte part en eau de 2500 m3 d’eau par an. Tout le reste ce ne sont que des projections d’une pensée née dans d’autre contrées bien irriguées et ne tiennent pas compte de la spécificité des conditions des lieux qui n’ont jamais eu de surplus agricole et sont souvent menacées de soif, surtout avec le changement climatique rampant !! L’agriculture est toujours la mère nourricière de tous les arts sur terre comme sur mer comme disait le vénérable Xénophon , en terre arabe l’agriculture n’est même pas vivrière puisque chaque jour que le bon dieu fait, chaque arabe, reçoit d’outre mer, un kg d’équivalent denrée de base, pour nourrir sa panse sans se rassasier de pitance à outrance …pour étancher sa soif il dessale l’eau de mer dans la péninsule arabique pour 1,5 millions de baril de pétrole par jour !

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