Il ne s’agit pas ici de parler des Kurdes ainsi que d’habitude, à savoir de ce peuple porteur d’une histoire tragique à la mesure de ce que fut son passé.
Ce qui nous importe est une sorte mise en perspective de l’histoire de la geste kurde ; saisir ce qui éclaire le réel des Kurdes d’aujourd’hui à travers une succincte synthèse de leur passé au-delà des purs faits.
Car le réel présent ne se réduit pas à ce que nous observons dans l’écume des faits géostratégiques ; il est bien ce qui se trame au creux des apparences.
En un sens, et pour cadrer d’emblée notre propos, nous émettons l’hypothèse que le Kurde en Orient est l’Amazigh au Maghreb. Réfuterait-on par purisme cette analogie, elle n’est pas moins utile comme hypothèse de travail.
Or, on sait le rôle des hypothèses de travail à faire avancer puissamment les choses. Ainsi, le livre de Copernic qui a révolutionné l’astronomie n’a eu de succès que suite à un bon accueil en tant qu’hypothèse de travail ne dérogeant pas au dogme géocentrique, surpuissant à l’époque au point de valoir longtemps après condamnation à Galilée.
Notre hypothèse sera articulée autour de trois affirmations : deux relativement à une dimension identitaire, d’un côté, idéologique de l’autre; la dernière relevant de la prospective.
Comme l’Amazigh, le Kurde est musulman, mais pas Arabe
Le drame kurde est lié à la notion étriquée du nationalisme ; les Kurdes sont ainsi les victimes du nationalisme arabe en son sens trivial, tout comme le sont les Amazighs.
Je dis sens trivial, car on sait que l’idée nationale arabe -ou cette illusoire arabité- devait être ouverte, et non fermée comme elle l’est devenue. L’idée nationale arabe est moins un parler qu’un état d’esprit ; et si parler il y a, il n’a pas de connotation que religieuse et non ethnique, l’Islam en l’occurrence étant œcuménique, ouvert à toute nationalité par définition.
Aussi, si le kurde est bien musulman, et donc méritant de la langue de cette religion, il n’est nullement ethniquement arabe, ce qui ne devait point constituer pour l’assomption de son rôle, son apport et sa valeur dans l’histoire arabe le moindre handicap ; or, c’est bien le contraire auquel on assiste. C’est par ce que le Kurde est exclu de l’arbre généalogique arabe qu’il est écarté à tort d’une arabité devant être ouverture à tous les apports, surtout ceux qui ont été féconds tout au long de l’histoire de la civilisation arabe islamique.
Car l’Islam doit assurément beaucoup aux Kurdes, tout autant d’ailleurs qu’à la culture amazighe.
Comme celui de l’Amazigh, l’Islam kurde est hétérodoxe
Certes, l’Islam kurde est orthodoxe si l’on se réfère à la grande division du monde islamique entre sunnisme et chiisme ; mais il est loin d’être monolithique, comprenant diverses obédiences, même si elles restent minoritaires.
En cela aussi, le Kurde est une copie conforme de l’amazighité qui est foisonnante de richesse. Et c’est celle-ci qui a fait que l’Islam ne se sclérose pas, étant vivifié de l’intérieur avant que ne le gangrène la tare salafiste, qui est la conséquence du repliement sur lui-même de l’Islam, sous le joug de l’impérialisme, cette sorte d’invagination qui s’impose quand l’organe vivant est en danger.
Pour cela, nous avons pu dire que si l’Islam salafi a illustré et illustre la décadence de l’Islam, dont l’épanouissement a été manifesté plutôt par le soufisme qui a su peaufiner et épiphaniser l’essence même de l’Islam en tant que culte et culture à la foi, cette foi ne se limitant ni à un temps ni à un lieu, étant le sceau des Écritures saintes.
Or, une telle efflorescence islamique a toujours puisé ses atouts dans l’hétérodoxie d’une foi à la fois unitaire et unitariste que multiple et diverse ; c’est « l’unitas multiplex » des Anciens, une unité et non une unicité.
Et elle a toujours été marquée par un esprit libertaire, plus proche du « Zeitgeist » premier de l’Islam qui a été, et doit rester, la pensée par excellence antinomique du littéralisme et du figé, tenant moins compte de la lettre d’un texte se voulant éternel qui est forcément contingent que de son esprit et ses visées.
C’est, au reste, une telle façon de comprendre et d’incarner l’Islam qui assurera son avenir si jamais il doit se sortir de l’impasse salafie actuelle, qui ne peut que mener à sa disparition.
Comme l’Amazigh, le Kurde emporte l’avenir de l’Islam
On l’a dit, l’amazighité au Maghreb est l’avenir assuré de l’Islam ; il en va de même pour l’Islam oriental qui est altéré par un faux Salafisme supposé revenir aux sources quand il se trompe de source.
Car la source de l’Islam n’a jamais été un texte, une adaptation humaine du message divin prophétiquement transmis. Peut-on raisonnablement limiter le message de Dieu, et sa parole, à un texte venu répondre aux attentes et au questionnement d’une communauté datée ? N’est-ce pas nier la prétention du message divin à l’universalité et l’intemporalité ?
Or, une telle spécificité que nul Salafiste ne saurait nier est dans la pérennité de la Loi pour tout temps et tout lieu ; et cela ne saurait l’être que par l’esprit et la visée du texte qui, s’il est parole de Dieu, n’est que la manifestation, l’apparence adaptée à l’humain.
Par conséquent, la parole de Dieu, tout comme le corps physique de l’être humain, ne saurait faire oublier qu’elle est aussi et surtout dans l’esprit de l’écrit qu’est le texte coranique, cette âme sans laquelle tour corps n’a nulle vie, y compris et surtout le corps qui incarne pour les humains la parole de Dieu. Peut-on raisonnablement prêter foi à l’apparence de la parole de Dieu et la nier dans ce qui la fait, le souffle divin qui est l’esprit du texte, son essence même ?
C’est en cela que je dis que le vrai Salafisme, au sens de retour à la parole de Dieu, est le soufisme qui a su assez tôt distinguer la forme visible évanescente et secondaire du fond, invisible, qui condense la parole de Dieu. Celle-ci est une âme qui est l’éternité même et non un simple corps qui a une vie et une mort fatale.
On se rappelle d’ailleurs la polémique qui a éclaté aux riches heures de l’Islam sur la nature du Coran : créé ou incréé. Est-il utile ici de rappeler que le maître des Salafistes qu’était Ibn Hanbal s’était opposé aux supposés rationalistes de l’Islam en soutenant le caractère incréé du Coran ? Comment donc, aujourd’hui, ceux qui se prétendent être ses disciples peuvent-ils prétendre que la parole de Dieu se limite à son texte dont ils se suffisent de l’apparence contingente, propre à une époque ?
Aussi, osons-nous dire que l’avenir de l’Islam est dans une nouvelle exégèse à la manière soufie, tenant bien plus compte de la parole divine dans l’esprit et les visées de la Loi religieuse que dans sa lettre. Et pour cela, l’Islam kurde est bien plus en mesure d’honorer cette renaissance islamique.
Nous le voyons bien, d’ailleurs, au Maghreb, avec les Amazighs, qui ne cessent de mettre l’accent sur la nécessite d’une autre interprétation de l’Islam comme en matière de licéité de nombre de fausses illicéités inventées en Islam, comme l’obligation de jeûner en public durant le Ramadan ou de faire la prière sans libre volonté, ou encore la prohibition des rapports sexuels entre gens de sexes différents ou de même sexe.