IRAK – Reportage exclusif au cœur du Califat de l’État islamique – Le martyr de Fallujah…

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Au-delà des analyses géopolitiques virtuelles qui résument le conflit irakien à une « guerre par procuration » opposant l’Iran chiite aux monarchies sunnites du Golfe persique, la réalité du terrain se révèle beaucoup plus complexe et nuancée : à Fallujah, la population sunnite se bat pour sa survie sous les bombardements de l’armée irakienne, ordonnés par le gouvernement pro-chiite du premier ministre irakien Nouri al-Maliki ; mais elle lutte aussi pour son indépendance, face aux djihadistes de l’État islamique, qui ont envahi les régions sunnites de l’Irak et y ont proclamé la renaissance du Califat. Reportage et analyses exclusifs de notre envoyé spécial à Fallujah, au cœur d’un Irak devenu celui de tous les extrêmes…

Irak carte - Falludjah - Juillet 2014D’Erbil à Fallujah, une course folle à travers le désert irakien

J’avais rencontré Ahmad en prison. Ahmad, c’est mon guide, ici, à Fallujah.

C’est à Damas que je l’ai connu, en mai 2012, à Bab al-Moussala, un centre d’incarcération du régime de Bashar al-Assad.

Pour une raison jamais élucidée, j’avais été arrêté par un des nombreux services secrets syriens, alors que je réalisais un reportage pour le magazine Afrique-Asie sur la rébellion armée qui commençait à se répandre dans le pays. Torturé et passé à l’électricité dans leur centre de Homs, j’avais ensuite été transféré dans plusieurs cachots, avant d’échouer dans un sous-sol de Bab al-Moussala.

J’y étais arrivé assez mal en point, blessé. Ahmad, qui avait un certain ascendant sur les autres prisonniers, m’avait immédiatement pris en charge : les gars ont fait chauffer de l’eau, m’ont aidé à me laver, m’ont donné à manger et m’ont soigné, avec ce qu’ils avaient.

Une semaine plus tard, je réussissais à signaler ma position grâce au téléphone portable dégoté par un de mes codétenus, un Palestinien, et le Consul de Belgique me sortait enfin de ce trou à rats.

Je laissais Ahmad derrière moi, et tous les autres… J’ai bien essayé de demander le concours de la Commission des Droits de l’Homme de l’ONU, pour les aider à mon tour. En vain… Il faut dire que la plupart des fonctionnaires onusiens, en Syrie, sont des employés locaux, presque tous proches du régime et corrompus jusqu’à la moelle ; ils n’interviennent jamais, si les détenus ne savent pas payer de pots de vin…

Quelques mois plus tard, j’ai eu des nouvelles d’Ahmad : il s’en était sorti et avait finalement trouvé refuge à Amman, en Jordanie, où il vit aujourd’hui, partageant son temps entre ses affaires, d’une part, des boutiques d’informatique et une entreprise de construction, dans les Émirats arabes unis, et, d’autre part, sa ville natale, Fallujah.

Ahmad, c’est le fils d’un des principaux notables de la ville ; il y connaît tout le monde et il y a toutes ses entrées.

Il y a deux ans, nous nous sommes retrouvés à Beyrouth, pour y passer ensemble le nouvel an. Ahmad m’a alors raconté son histoire : en 2003, quand les Américains ont attaqué l’Irak, il est entré dans la résistance. Il a pris la tête d’une petite unité et a commencé à harceler les soldats des États-Unis qui avaient envahi son pays. Plusieurs fois, il a attaqué leurs convois, au bazooka, à la grenade. Il a parfois été blessé.

Il n’a jamais supporté la dictature de Saddam Hussein. Il n’a pas davantage accepté la mainmise de Nouri al-Maliki sur l’Irak, le premier ministre chiite, supporté par Washington et qui s’est progressivement aliéné les Sunnites du pays à cause de sa politique communautariste : minorité favorisée sous Saddam Hussein, les Sunnites, depuis l’invasion américaine, ont fait l’objet de nombreuses mesures vexatoires ; les Chiites, sur lesquels les États-Unis se sont appuyés pour contrôler le pays, ont rapidement pris leur revanche sur le passé.

Plus tard, quand la résistance a été décimée, Ahmad a dû quitter l’Irak. Il y était recherché pour « terrorisme ».

Un terroriste, Ahmad ? Non. Un « résistant », comme il insiste lui-même à le dire. Un Sunnite islamiste ? Un fanatique ? Il n’a rien d’un « fou de Dieu », mon ami Ahmad. C’est vrai que, lors de nos retrouvailles, il a vu d’un assez mauvais œil que je commande une bouteille de vin, pourtant si fameux au Liban… Lui, il ne boit pas d’alcool. Mais, en fin de soirée, il me payait un verre de whisky. C’est un croyant, sincère… et tolérant.

Lorsque, soudainement, l’État islamique d’Irak et du Levant a commencé à se répandre sur la Syrie et dans les régions sunnites irakiennes, Ahmad m’a appelé : « Il faut que tu viennes voir ce qui se passe ici ! Le gouvernement bombarde les maisons et tue les gens ! Où sont CNN, la BBC, al-Jazeera !? Il n’y a personne, ici ! »

Je lui ai demandé s’il était certain de pouvoir assurer ma sécurité. « C’est sur ma vie que je te garantis la sécurité », m’a-t-il répondu. « Pas avec mon argent, ni avec les armes des hommes de mon père, mais sur ma vie ! » Je lui ai dit : « D’accord. Je viens. »

???????????????????????????????Quelques semaines plus tard, j’étais à Erbil, au Kurdistan irakien, dans le nord du pays. Fallujah est plus au sud, au cœur de l’Irak. Mais, dans cette partie-là de l’Irak, les lignes de front du gouvernement de Bagdad sont trop hermétiques pour être franchies. En revanche, les check-points des Peshmergas, les combattants kurdes, laissent passer les véhicules qui vont et viennent, reliant Erbil et Kirkouk aux territoires conquis par Daesh (c’est le nom que l’on donne ici à l’État islamique, d’après son acronyme en arabe), à Mossoul et au reste de l’Irak.

J’avais rendez-vous avec Ahmad à Kirkouk. Il m’y attendait à l’heure convenue, dans un véhicule tout terrain blanc, accompagné de deux hommes de sa tribu. « Pas d’armes ? » « Les Peshmerga ne nous laissent pas entrer au Kurdisatn avec des armes, Pierre ; déjà, ils n’aiment pas les Arabes, alors… Une autre voiture nous attend de l’autre côté, avec des hommes de mon père. Et des armes. »

Il fait très chaud. L’Irak est probablement le pays arabe le plus chaud que j’aie parcouru ; sauf, peut-être, la haute Égypte… Les muezzins ont à peine achevé de chanter l’appel à la prière de la mi-journée. Il faudra cinq heures de pistes pour gagner Fallujah. Cinq heures de désert. Nous y serons dans la soirée. Inutile de voyager de nuit ; ce serait suspect. Cette nuit, je pourrai rencontrer les habitants de Fallujah. Demain, une prudente sortie dans la ville. Puis, retour au Kurdistan.

« Incha’Allah », précise tout de même Ahmad… Mais, avec lui, je n’ai aucune crainte : c’est un vrai Musulman ; s’il m’a promis que je reviendrais vivant, c’est que rien ne m’arrivera de dommageable. Il ne me fera courir aucun risque inutile et tout se passera bien.

Nous ne devons pas perdre de temps et prenons la direction du sud. De Kirkouk, seulement 300 kilomètres nous séparent de Fallujah. Mais il faut traverser des territoires contrôlés par les djihadistes de l’État islamique, tout en évitant les check-points de l’armée irakienne. Nous bifurquons d’abord légèrement vers l’est, vers la frontière iranienne, pour rouler le plus longtemps possible dans la zone encore contrôlée par les Kurdes. Mais, à la hauteur de Tikrit, il faut virer vers l’ouest et franchir la frontière du Califat. Plus au sud, en effet, ce sont la région de Bagdad et les lignes des forces gouvernementales, qui ne nous laisseraient pas passer en zone contrôlée par l’EI.

À présent, le tout-terrain file à vive allure sur la piste de sable et de roches qui coure à travers le désert. Je dois me dissimuler au mieux : mes traits sont trop européens ; impossible de passer inaperçu dans le paysage. Ahmad me coiffe d’un élégant keffieh vert et noir (le vert, c’est la couleur du Prophète Mahomet), dont il arrange les pans pour me cacher le visage. C’est habituel, ici ; ça protège du soleil et de la poussière de la route, et Ahmad et ses hommes sont affublés de même. « Maintenant, tu es un vrai Irakien ! », me lance-t-il en souriant de toutes ses dents d’un blanc intense. Ahmad est beau, le visage sec, le nez fin ; il est fier d’être arabe et il a raison de l’être.

Le risque, à présent, c’est de tomber sur une patrouille de djihadistes, un commando isolé, qui nous prendraient en charge dans l’un de leurs superbes pick-up flambant neuf.

Par contre, les Daesh ne possèdent aucune aviation : le vaste désert irakien est donc très poreux ; ce n’est pas comme en Syrie, où les chemins secondaires que j’ai empruntés en compagnie des rebelles sont régulièrement survolés par l’aviation gouvernementale et où un hélicoptère de combat peut surgir à tout moment.

Nous progressons entre Tikrit et Baiji, qui se trouve plus au nord. Un des hommes d’Ahmad connaît un pont, où franchir le fleuve Tigre ; un pont qui n’est pas gardé par Daesh. L’armée irakienne mène en ce moment une offensive entre Tikrit et Samarra, ville située plus au sud, offensive qui nous empêche de prolonger encore notre route en territoire kurde, ce qui aurait pourtant raccourci notre parcours dans le Califat, et donc limité les risques.

Le Kurdistan est maintenant derrière nous…

Le Kurdistan (bientôt) indépendant : la « petite Suisse du Moyen-Orient »

Au Kurdistan, relativement épargné par l’État islamique, le front est interdit aux journalistes, qui traînent dans les hôtels de luxe d’Erbil, accrochés aux climatiseurs ; dehors, il fait 43°C à l’ombre…

Mais j’ai un atout dans ma manche, un ami de notre correspondant à Erbil : Barzan. Il connaît tous les chefs militaires kurdes. Pour nous, les check-points sont ouverts. Cela ne m’a pas coûté cher : Barzan ne m’a pas demandé d’argent ; il voulait seulement le maillot officiel de l’équipe de France… Et j’en ai trouvé un in extremis, dans la « duty free zone » de l’aéroport de Bruxelles… Le « foot » est décidément la nouvelle religion mondiale.

???????????????????????????????C’est un front diffus, mal défendu. Voilà peut-être la raison pour laquelle les journalistes n’ont pas l’autorisation de s’y rendre. Les Peshmergas, les célèbres combattants de la résistance kurde à toutes les oppressions, sont de redoutables guerriers. Mais, sans matériel lourd, ces fiers soldats, habitués à se battre dans les montagnes, ne pourront pas grand-chose si l’État islamique décidait de s’attaquer au Kurdistan, dans les plaines de la région de l’antique Ninive. Les Peshmergas sont en outre fort peu nombreux.

Depuis quelques mois, Kirkouk et les « territoires disputés » ont été occupés et « annexés » par les Peshmergas, mais sans coup férir : le rêve d’unification d’un Kurdistan indépendant, dans les faits en tout cas, s’est réalisé à la faveur de la débandade de l’armée de Bagdad, apparemment terrorisée par l’avancée aussi spectaculaire que brutale des combattants de l’État islamique. Et, jusqu’à présent, l’État islamique n’a pas encore mené d’offensive d’envergure contre les forces kurdes…

Ce qui fait dire à certains leaders kurdes qu’un arrangement aurait été négocié entre les dirigeants de l’État islamique et le président du gouvernement autonome du Kurdistan, Massoud al-Barzani, chef du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), très lié à Ankara. C’est du moins ce qu’insinuent plusieurs personnalités de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), proche de l’Iran, et du Gorran, nouveau parti qui se veut indépendant, le troisième grand mouvement politique du Kurdistan, tous les trois se disputant la domination sur le pays…

Ce qui expliquerait pourquoi l’État islamique a principalement concentré ses rares attaques dans le sud de la région kurde de Souleymanieh, fief de l’UPK ; et pourquoi des cargaisons entières de vivres et de matériels divers, de l’essence aussi, transitent depuis la Turquie par Erbil pour franchir ensuite la frontière en direction de Mossoul, ville aux mains de l’État islamique…

???????????????????????????????Avec ses réserves pétrolières, largement augmentées par la récente « conquête » de Kirkouk, le Kurdistan pourrait désormais être qualifié de « petite Suisse du Moyen-Orient ». Certes, un esprit critique qualifierait autrement la chose : le « Dubaï du pauvre », peut-on parfois entendre dans les salons des hôtels de luxe d’Erbil ; comme l’illustrerait somme toute assez bien la construction du « prestigieux » hôtel Grand Millenium, une tour de 150 mètres (contre 828 mètres pour la plus haute tour de Dubaï), qui domine la ville de Souleymanieh (le cœur culturel du Kurdistan), avec son restaurant motorisé qui tourne sur lui-même à 360° et fait la fierté des habitants. Les problèmes techniques qui ont retardé sa construction ont été surmontés, mais la gérance peine à remplir l’hôtel…

C’est que le Kurdistan, qui ne vit que de son pétrole, importe de Turquie plus de 80% de ce que l’on trouve ici dans les commerces. En outre, cette société tribale, également construite sur la base d’un clientélisme particratique éminemment prégnant, assure à la plupart des Kurdes un revenu suffisant, par la redistribution de la manne pétrolière, qui grève l’entreprenariat et limite les perspectives de développement industriel. Chacun profite ainsi plus ou moins de la rente pétrolière, dans un climat de corruption généralisé ; et le moindre petit employé peut s’offrir un « esclave » népalais ou bangladeshi pour laver la vaisselle et passer l’aspirateur.

Mais l’avenir n’est pas encore écrit : le caractère très laïc de la société kurde et son engouement pour le modèle sociétal européen pourrait permettre à l’économie de ce petit pays en devenir, d’à peine plus de cinq millions d’habitants, de très rapidement s’affirmer en tant qu’exception régionale.

Qui sont les combattants du Califat ?

L’État islamique d’Irak et du Levant (EEIL) s’est révélé au monde en avril 2013.

Irak Qui sont les combattants du Califat'Son leader, Abou Baker al-Baghdadi, un des chefs de la branche d’al-Qaeda en Irak, surtout actif en Syrie depuis janvier-février 2013, a réussi à fédérer plusieurs groupes islamistes parmi les nombreuses factions proprement syriennes et celles, étrangères, qui se battent contre le régime de Bashar al-Assad, lesquelles ont progressivement accepté de s’unir sous la bannière de l’EIIL.

L’EIIL a ensuite tenté de fusionner avec l’un des principaux acteurs du conflit syrien, Jabhet al-Nosra, souvent qualifié, de manière hasardeuse, de « branche syrienne d’al-Qaeda » (pour les avoir rencontrés plus qu’à mon tour, je me garderais bien d’être aussi affirmatif).

Plus exactement, Jabhet al-Nosra, ce sont d’anciens combattants islamistes syriens, qui avaient appuyé la résistance irakienne à l’invasion américaine de 2003, encouragés, à l’époque, par le gouvernement de Bashar al-Assad. La résistance irakienne s’étant progressivement épuisée, ces combattants syriens étaient rentrés chez eux, pour se réveiller en 2012, dans la foulée du « Printemps arabe ».

Mais la « fusion » entre l’EIIL et Jabhet al-Nosra n’a pas été complète : premièrement, certaines brigades de Jabhet al-Nosra refusent de se réclamer d’al-Qaeda et leurs combattants font preuve d’une attitude très modérée ; deuxièmement, seules les brigades les plus radicales ont rejoint l’EIIL ; et, troisièmement, le leader reconnu de Jabhet al-Nosra, Abou Mohammed al-Joulani, a démenti les propos d’al-Baghdadi, qui proclamait l’union des deux organisations.

L’objectif de l’EIIL, c’est la restauration du « Califat », c’est-à-dire la restauration de l’Empire arabe tel qu’il a existé au Moyen Âge, fondé par le prophète de l’Islam, Mahomet, et dont la capitale la plus célèbre, Bagdad, abritait le Calife (le « Commandeur des Croyants ») et a vu naître, vers l’an mille, une des œuvres mondialement connues de la littérature arabe, Les Comptes des mille et une nuits

Le 29 juin dernier, l’EIIL a proclamé la restauration du Califat ; et son leader, Abou Baker al-Bagdhadi, en a été déclaré le souverain, sous le titre et le nom de Calife Ibrahim, successeur du Prophète Mahomet.

Il a aussitôt appelé tous les Musulmans du monde à soutenir la (ré)expansion du Califat, pour qu’il retrouve ses frontières de jadis, de l’Atlantique au Golfe de Perse, et, de là, qu’il puisse accomplir et réaliser la sourate 9,33 du Coran : « Il est celui que J’ai envoyé avec l’autorité et la religion vraie, pour qu’elle prévale dans tout le Monde et sur toutes les autres religions. » (traduction libre de votre serviteur).

Le Calife a ordonné à tous les Musulmans de mettre un terme à leurs querelles nationalistes fratricides, conséquence des divisions héritées de la colonisation européenne, et de s’unir derrière lui, sans plus rechercher à imiter les Occidentaux et leurs démocraties, le principe politique démocratique étant étranger à l’État théocratique.

Le Calife s’est aussi adressé aux mouvements djihadistes du monde entier : « Vos actions isolées n’ont plus aucune légitimité ; maintenant que le Califat est rétabli, c’est à lui que vous devez obéir. » Et tous doivent désormais choisir s’ils vont ou non se rallier au Calife.

Pour un Musulman, ce serait grandement pêcher contre Dieu, que de ne pas obéir au Commandeur des Croyants, l’envoyé d’Allah. Or, l’appel du Calife a été entendu, diffusé sur des sites internet djihadistes à travers le monde et dans toutes les langues, des États-Unis à la Tchétchénie : des milliers de jeunes rejoignent les combattants du Califat, en provenance de tout le Monde arabe, mais aussi des métropoles occidentales à forte immigration arabo-musulmane (Paris, Bruxelles, Londres, Madrid, Berlin, Moscou…) ; c’est ainsi tissée en quelques temps la première guérilla islamiste transnationale d’envergure de l’Histoire, qui a commencé par étendre ses rhizomes dans tous les pays d’Afrique du nord en profitant des désordres du « Printemps arabe » et s’implante désormais dans tout l’Occident et jusqu’en Australie…

On sait peu de choses du nouveau Calife… Mais suffisamment pour cerner le personnage : de son nom complet « Ibrahim, fils d’Awwad, fils d’Ibrahim, fils d’Ali, fils de Mohammed al-Badri al-Hashimi al-Huseini al-Qurashi », il est le dernier représentant d’une famille originaire de Samarra, en Irak, qui, selon la tradition, descend en droite ligne du Prophète Mahomet.

Irak Qui sont les combattants du CalifatNé en 1971, à Dyala, et connu pour avoir toujours mené une vie pieuse et religieuse, érudit titulaire d’un doctorat de l’Université de Bagdad, il a été emprisonné par l’armée américaine en 2005 et est resté quatre ans dans les prisons des forces d’occupation. En 2010, il réapparaît, devenu un des leaders d’al-Qaeda en Irak. On perd ensuite sa trace, jusqu’à aujourd’hui…

L’entreprise d’Abou Baker al-Baghdadi a dépassé le cadre d’al-Qaeda en Irak, comme l’a laissé comprendre l’ordre qui lui a été publiquement intimé par le leader d’al-Qaeda en péninsule arabique, le chef du socle historique de l’organisation et successeur d’Oussama Ben Laden : en novembre 2013, Ayman al-Zawahiri a commandé à al-Baghdadi de dissoudre l’EIIL et de rentrer dans le rang, en se limitant aux missions d’al-Qeada en Irak.

Mais le futur Calife Ibrahim a ignoré cet ordre et, d’un revers de manche, il a couvert de son ombre al-Zawahiri, aujourd’hui lui aussi enjoint de prêter allégeance au Califat.

Depuis son (ré)avènement, le Califat s’organise : le Calife a créé des provinces ; il a nommé des gouverneurs, des juges, qui rendent la justice en suivant les principes de la Charia, la loi coranique, des percepteurs d’impôts et des fonctionnaires ; la population est en train d’être recensée. La vente d’alcool, de drogue et de tabac a été interdite par décrets ; et les femmes qui sortent dans la rue doivent porter un « vêtement ample qui leur couvre le corps ».

Les territoires essentiellement sunnites qui constituent le Califat ne sont donc pas sauvagement « occupés » ; et une large partie de la population se satisfait du changement de pouvoir, préférant, pour l’instant, cette nouvelle administration islamiste à la présence de l’armée irakienne, qui était surtout composée de Chiites, et aux vexations quotidiennes qui en résultait. Par ailleurs, dans les villes les plus éloignées du front, la vie a repris un cours normal et, par le fait, les attentats islamistes sunnites contre l’armée chiite, très fréquents auparavant, ont complètement cessé : les rues sont donc plus sûres ; et les fonctionnaires de Daesh luttent activement contre la corruption : la plupart des commerçants préfèrent payer un « impôt fixe et juste » au Calife, plutôt que des sommes exorbitantes aux mafieux venus de Bagdad…

Pas de pillages, pas de violence gratuite. On pourrait dire, si les islamistes n’avaient pas égorgé des centaines de personnes dans les villages chiites et Turkmènes (majoritairement chiites) passés sous leur contrôle, que Daesh applique à la lettre les recommandations du Coran pour le djihad armé : « les arbres ne seront pas coupés, les récoltes ne seront pas brûlées, il est interdit de briser les portes des maisons… ».

Les Chrétiens eux-mêmes, qui avaient craint pour leur vie et s’étaient enfui des régions annexées par le Califat, s’aperçoivent que, de manière générale, Daesh ne persécute pas leur communauté et les laissent libres d’exercer la plupart de leurs activités, sans porter atteinte à leurs propriétés, comme le commande le Coran (les Chrétiens étant considérés comme « impurs », certains métiers leur sont toutefois désormais interdits, comme les professions relatives aux soins de santé ou celles qui concerne la distribution de l’eau courante, par exemple). Les Chrétiens, dont beaucoup s’étaient réfugiés au Kurdistan, commencent dès lors à regagner leurs foyers ; il leur faut cependant payer l’impôt islamique prévu par le Coran à l’intention des Chrétiens et des Juifs.

On a évoqué des profanations d’églises et des destructions de statues de saints et de la Vierge Marie. Mais il s’avère que les églises ont été respectées ; seules les statues visibles dans l’espace public ont été détruites et les croix qui surmontaient les édifices religieux, enlevées ; comme le préconise le Coran, qui, suivant une certaine interprétation du texte, interdit la représentation du visage humain. Les islamistes n’ont donc pas agi dans le but de s’en prendre aux Chrétiens, pas plus qu’aux barbiers, dont ils ont couvert de peinture les devantures où figuraient des photographies de modèles et mannequins.

Mais, derrière cette façade presque « respectable » qu’offre Daesh, une partie des élites sunnites s’inquiètent et se sentent dorénavant prises entre le marteau et l’enclume, entre le gouvernement chiite de Bagdad et ce Califat aux velléités incertaines…

Fallujah, fille maudite de l’Euphrate

Fallujah, c’est une petite ville de la province d’Anbâr, une grosse bourgade qui compte à peine plus de 300.000 habitants ; beaucoup moins, aujourd’hui. À une cinquantaine de kilomètres de la capitale irakienne, Bagdad.

Elle s’étend sur la rive orientale de l’Euphrate, le fleuve mythique de l’antique Mésopotamie. C’est ici qu’est née la civilisation. Six millénaires et demi de guerre incessantes, de destructions d’empires qui se sont construits sur les ruines de leurs prédécesseurs, de conflits en chaîne qui ont modelé et façonné ce pays, et le caractère de ses habitants…

Après avoir franchi le Tigre, nous avons rejoint un autre véhicule, qui nous attendait sur la piste, à quelques kilomètres du pont, une vielle Mercédès beige, des années 1970’. Nous avons poursuivi en direction de Ramadi : toutes les entrées de Fallujah sont gardées par des check-points de Daesh, m’a expliqué Ahmad. Et les voitures sont systématiquement fouillées ; « S’ils te découvrent, c’est fini pour toi ! Couic ! ».

Mais, surtout, l’armée irakienne a pris position à l’est de Fallujah et bombarde les faubourgs jour et nuit ; et c’est là que se concentrent les combattants de Daesh. Ce détour était donc nécessaire. Nous avons ainsi franchi une première fois l’Euphrate, au nord de Ramadi. Pour le repasser sur l’un des longs ponts qui enjambent le fleuve et par lesquels on accède alors à Fallujah, qui s’étend tout entière sur la rive est de l’Euphrate. Avant d’entrer dans la ville, Ahmad et moi avons changé de véhicule : lui, il s’est assis au volant de la berline ; moi, je me suis couché dans le coffre. Il y faisait une chaleur à cuire la pizza. « C’est maintenant que Dieu décide ! », s’est exclamé Ahmad.

De ce côté de la ville, les check-points sont réputés plus souples. C’est aussi un aspect de la politique de Daesh, qui s’est rendu sympathique auprès des populations sunnites en mettant fin aux fouilles intempestives et humiliantes que l’armée irakienne, à majorité chiite, pratiquaient il y a quelques mois encore.

Nous sommes entrés ; il faudra ressortir… Je n’oublie pas que, d’avril à septembre 2013, je suis resté otage d’une brigade islamiste en Syrie. Je ne cache pas une certaine anxiété…

Fallujah ressemble à toutes les villes du pays : des maisons cubiques de deux étages au plus, à toit plat, qui sert de terrasse, le soir venu, où l’on prend l’air un peu moins chaud de la nuit. Quelques immeubles à appartements, plus élevés. Des façades couleur sable, qui se confondent avec le désert. Presque pas de végétation. Un plan urbain très strict, quadrillé de rues bétonnées que le vent recouvre de nappes de poussière, donnant à l’ensemble un faux air de Far West, lorsqu’il pousse devant la voiture une boule d’épineux desséchés qui roule en travers du chemin.

Autrefois, on désignait Fallujah comme la « Ville des mosquées », dont plus de deux cents minarets striaient l’azure. Aujourd’hui, seuls quelques-uns s’étirent encore vers le ciel, lépreux, grêlés d’impacts et criblés de métal…

On se souvient, ici, à Fallujah, de ce matin de 1991 (Guerre du Golfe), lorsqu’une bombe lancée par un avion de guerre américain échoua sur un marché de la ville, massacrant plus de 1360 personnes, surtout des mères de famille qui faisaient leurs emplettes, accompagnées de leurs enfants les plus jeunes.

Tout le monde se rappelle aussi la conquête américaine de 2003, le long siège de 2004 et les combats très violents qui avaient détruit une partie de la ville, à l’époque déjà ; les bombardements de l’aviation et de l’artillerie américaine, les six mille habitants assassinés. Dix ans plus tard, les murs avaient été relevés et les trous dans les rues, rebouchés. Aujourd’hui, pour nombre de familles, tout est à refaire.

Mais ce n’étaient pas seulement les maisons qui avaient été détruites, il y a dix ans ; c’étaient aussi les vies des habitants : personne n’avait été épargné. Un frère, un fils, un enfant, une mère… Des morts, mais aussi des blessés. Il n’est pas rare, ici, à Fallujah, de rencontrer un groupe d’enfants de douze, treize ou quatorze ans, tous réunis pour la journée sous la garde d’une mère du quartier, tous dans leur chaise roulante. Ils étaient bambins, lorsque les États-Unis ont attaqué leur pays.

Il y a aussi eu les conséquences des projectiles à l’uranium appauvri dont l’armée américaine a abondamment bombardé la ville. Depuis cette époque, le nombre d’enfants nés difformes est anormalement élevé, à Fallujah.

Il y en a dans presque toutes les familles : avant de quitter Fallujah, nous avons partagé quelques galettes de pain et du thé, chez le cousin d’Ahmad ; nous nous sommes assis sur une natte de paille tressée, et un des gamins de la maison a déposé devant nous un large plateau. Dans le coin de la pièce principale, où l’on accueille les visiteurs, j’en ai vus de ces monstres, couchés-là, recroquevillés sur eux-mêmes ; ces monstres au crâne enflé, aux yeux énormes, aux membres atrophiés, qui geignent et qui bavent… « Victimes collatérales ». J’en ai eu le cœur brisé.

Le cousin m’a vu les observer ; j’en suis gêné, comme honteux qu’il croie que je regardais ces enfants comme des bêtes curieuses. « Il n’y pas de mal à être dérangé par ce spectacle-là », m’a-t-il dit en me prenant par l’épaule. « Je ne suis pas offensé. Au contraire ! Ta sensibilité me touche. C’est comme ça ; Il n’y a rien à y faire… » J’ai pleuré avec lui. Nous avons mangé, silencieux, et je suis parti.

Il y a dix ans… Dix ans de souffrance et pas d’avenir devant eux. Aujourd’hui, tout recommence.

Irak Le troisième martyr de FallujahLe troisième martyr de Fallujah

À Fallujah, on se méfie du Califat.

Bien sûr, comme partout dans les régions sunnites d’Irak, on a d’abord accueilli Daesh en libérateur : depuis la chute de Saddam Hussein, les Chiite imposaient leur loi dans tout le pays. Mais, petit à petit, ces « libérateurs » sont apparus moins sympathiques, voire suspects…

« Après qu’on leur a livré la ville, ils ont commencé à arrêter tous les fonctionnaires. Pas seulement les Chiites. Les Sunnites aussi. Et ils les ont tués. », me raconte un vieil homme, un des notables de Fallujah, un vieillard à moitié édenté, chez lequel Ahmad et moi sommes cachés pour la nuit. « Mon propre fils, ils l’ont tué. Il n’occupait aucune fonction importante : c’était un petit employé de la ville ; il passait sa journée à tamponner des permis de conduire… Ils l’ont tué, simplement parce qu’il travaillait pour le gouvernement. Ils l’ont amené avec les autres, dans un terrain vague, et ils les ont tous abattus d’une balle dans la tête ! » Les yeux du vieil homme se remplissent de larmes ; sa voix s’enraye ; il me regarde, interdit, sans plus prononcer un son, tandis que ses lèvres bougent encore. Il réajuste sa coiffe, ce grand carré de toile blanche traditionnel, dont les pans retombent sur sa djellaba grise ; il baisse la tête et se tait.

« Ils avaient une liste », me souffle Ahmad, à voix basse. « Ils avaient les noms de tous les fonctionnaires, des policiers, de tous ceux qui travaillent pour la ville ou pour l’État. Ils en ont arrêtés beaucoup ; et ils les ont exécutés. Des Sunnites… Au début, ils jouaient les gars sympas ; on pensait qu’ils étaient honnêtes. Mais, après, on les a vus, en ville, les poches remplies de billets. Ils achetaient tout ce qu’ils voulaient, avec ce qu’ils ont pris dans les banques de Fallujah : ils ont vidé les banques. »

Je n’ai que quelques heures devant moi pour essayer d’appréhender ce qui se passe réellement ici et entendre les témoignages des familles hostiles aux islamistes. « On va essayer de sortir », m’annonce Ahmad. « Il ne faudra pas rester trop longtemps en rue ; c’est vraiment très dangereux : Daesh a des partisans et, même moi, ils sont prêts à me trahir. » Je demande si je pourrai prendre quelques photos. « C’est important, les photos. » Ahmad a l’air très ennuyé. Il regarde mon appareil, un Canon, de petit format… « Oui, c’est bon. Mais il faudra faire vite ; on va te repérer avec ça en main. »

L’aube arrive. M’affubler à nouveau de ce lourd keffieh qui me couvre le visage… Nous nous aventurons dans les rues de Fallujah ; Ahmad, deux de ses hommes, moi. Ici, c’est le quartier Jolan, dans le nord-ouest de la ville. Ahmad a grandi dans ce quartier ; il connaît presque tous les habitants. Son père n’est pas n’importe qui ; il est très respecté. Ahmad aussi : son passé de résistant lui garantit un grand prestige. Mais, quand même… Il faut rester prudent. Nous ne sommes pas à l’abri d’une dénonciation ; tout le monde essaie d’éviter d’avoir des problèmes avec Daesh, et certains pourraient saisir l’occasion pour se faire bien voir des islamistes en nous livrant à eux.

La ville n’est pas très grande et, en nous tenant éloignés de l’artère principale, qui coupe la ville en deux et file vers Bagdad, nous progressons vers le centre. L’ampleur des destructions est effarante ! Depuis le 3 janvier 2014 et la prise de Fallujah par Daesh, l’armée irakienne bombarde inlassablement l’agglomération : l’aviation, mais aussi les chars, utilisés comme artillerie. Des immeubles en partie effondrés, des magasins éventrés, des conduites d’eau crevées, qui déversent leur précieux liquide sur le tarmac…

Le gouvernement de Bagdad a coupé l’eau et l’électricité pour « punir » les « rebelles » de Fallujah ; « Ça va un peu mieux maintenant, précise Ahmad. Daesh s’est emparé de plusieurs barrages sur l’Euphrate et nous sommes à nouveau approvisionnés ; pas tous les jours, mais ça va… » Fallujah manque aussi d’essence, mais pas plus qu’au Kurdistan, où le flot des réfugiés, combiné à la prise de la raffinerie de Bayji par les islamistes (principale raffinerie du nord de l’Irak), a entraîné une augmentation du prix du litre de gasoil qui a presque triplé.

Plus nous avançons et plus l’air devient irrespirable, chargé de particules âcres, qui font tousser et brûlent les yeux. Ce sont les fumées des explosions et des bâtiments incendiés qui brûlent, dans les faubourgs orientaux. Le vent d’est les rabat sur la ville et elles s’engouffrent dans les rues, comme un brouillard noirâtre qui limite la visibilité. Peu de gens, dans ces rues enfumées. Beaucoup ont fui les combats. Mais Fallujah n’est pas une ville fantôme, non ! Des milliers de personnes y demeurent, qui n’ont nulle part où aller. À Bagdad, devenue très majoritairement chiite depuis 2003, on ne voudrait pas d’eux.

Ahmad passe un rapide coup de téléphone. Nous entrons dans un immeuble ; quelques volées de marches et nous pénétrons tous les quatre dans un appartement. Une autre famille sunnite s’y terre. On fait les présentations : Omar, le père, c’est un ancien officier de l’armée de Saddam. Il ne comprend pas pourquoi beaucoup d’anciens officiers –et des Baathistes, de surcroît- collaborent avec Daesh. « Il paraît qu’à Mossoul, il n’y a presque plus d’islamistes dans la ville ; ils sont tous venus ici pour combattre et prendre Bagdad. Ce sont donc les Baathistes, les partisans de Saddam, qui gardent la ville à leur place. On dit qu’il y a eu des accrochages entre Daesh et Naqshbandi [groupe islamiste, d’obédience soufie, éminemment lié à la guérilla baathiste regroupant d’anciens militaires sunnites de l’armée de Saddam Hussein, éléments nationalistes opposés à la conquête américaine et, aujourd’hui, à l’influence que l’Iran exerce sur l’Irak à travers le gouvernement de Nouri al-Maliki], mais c’est sans importance. Ces types n’ont pas encore compris ce qui va se passer… »

Omar a sa théorie : « On a remarqué des choses bizarres… Au début, on n’y a pas trop prêté attention, mais ça s’est répété. Tu as vu, dans la rue, les véhicules de Daesh ? Ces gros tout-terrains blancs, des Hyundaï 240 tout neufs… On les repère très facilement. Hé bien… Quand l’aviation d’al-Maliki bombarde la ville… Tu dois me croire : elle bombarde les maisons, mais jamais les véhicules de Daesh. Ils ont bombardé l’hôpital ! Mais, les véhicules de Daesh… Jamais !

Ici, il y avait des soldats chiites, des soldats d’al-Maliki, quand Daesh a pris Fallujah. Ils en ont capturé plusieurs. Et qu’ont-ils fait avec eux ? Ils les ont laissés partir ! Ils sont repartis à Bagdad !

Quand Daesh a pris Samarra, les tombeaux des trois imams chiites, ils ne les ont pas détruits !

Daesh n’est pas utilisé par l’Iran ; Daesh reçoit des ordres de l’Iran et d’al-Maliki !

Je te demande : qui est perdant, qui est gagnant ? Les Sunnites d’Irak sont perdants. Et c’est l’Iran, le gagnant ! L’Iran a envoyé des troupes en Irak. Daesh, c’est financé par l’Iran pour justifier son influence en Irak !

Tu vois… Tout ça, c’est un grand jeu, entre l’Iran et al-Maliki, contre les Sunnites. Ils utilisent Daesh comme un outil, pour briser les Sunnites ; c’est ça que les Sunnites d’Irak n’ont pas encore compris…

Daesh, ce n’est rien. Ces types ne sont que quelques centaines ; ils n’avaient pas de matériel lourd. Rien… Et, là, tout d’un coup, ils envahissent l’Irak. Et, en quelques mois, ils s’emparent de la moitié du pays et de sa seconde ville, Mossoul. Oui, mais, à Mossoul, il y avait 60.000 soldats de l’armée irakienne ! Avec des chars et des blindés ! Pourquoi n’ont-ils pas résisté ? Face à 900 djihadistes armés de kalachnikovs ? »

« On dit que des officiers sunnites ont trahi al-Maliki et ont rejoint Daesh et l’armée de Naqshbandi… »

« Ce n’est pas vrai ! Il n’y a presque plus d’officiers sunnites dans l’armée irakienne ! Depuis qu’ils ont renversé Saddam, les Américains ont chassé tous les sunnites des postes importants de l’armée et de l’administration. Et presque tous les soldats sont chiites.

Non ! Ce qui s’est passé, c’est qu’al-Maliki a ordonné à l’armée d’abandonner Mossoul et de laisser Daesh prendre les chars et les blindés. Et aussi 450 millions de dollars qui étaient entreposés là. Avec ça, ils ont de quoi acheter des armes pour des années ! Tu comprends, maintenant ?

Al-Maliki savait que les tribus sunnites allaient se rallier à Daesh. Maintenant, il peut nous attaquer et nous exterminer. »

« Mais, à ce que j’ai entendu, beaucoup de Sunnites supportent Daesh, dans tout le pays. »

« Non, non ! Ce n’est pas Daesh qu’ils supportent ! » Omar s’énerve. De toute évidence, ma remarque l’a excédé. « C’est la révolution qu’ils supportent ! La révolution contre al-Maliki et ses amis iraniens ! Contre ses amis américains, qui ont détruit l’Irak ! Ils n’ont pas seulement détruit les villes, les centres industriels, les gens. Ils ont aussi détruit l’unité de l’Irak. 

Nous, ici, on ne veut pas vivre comme ces types-là, ces barbus ! Ils veulent nous faire revenir des siècles en arrière ! C’est ça qu’ils veulent ! Mais les gens n’ont pas encore compris que Daesh n’est pas venu faire la révolution. Malheureusement, quand ils vont s’en rendre compte, il sera trop tard.

Les islamistes ont déjà commencé à nous prendre nos armes : c’est un signe que les gens commencent à voir ce qui se passe ; alors, ils nous désarment, ils désarment les tribus, pour nous empêcher, demain, de nous rebeller contre eux…

Et puis, ce qui va se passer, c’est que les gens vont avoir très peur ; et ils n’oseront pas se révolter contre Daesh.

Ces types, ils vont nous faire une dictature encore pire que celle de Saddam !

Mais, sans les Sunnites de ce pays, ils ne pourront pas tenir longtemps quand al-Maliki décidera de contre-attaquer. Et, à ce moment là, nous, les Sunnites, nous allons tout perdre.

On va nous accuser d’avoir aidé ces terroristes. Et on va nous le faire payer. Et tout le monde sera d’accord avec al-Maliki. C’est nous, les grands perdants de ce jeu. Tu verras ! »

Nous quittons Omar et sortons de son immeuble. Cette conversation me laisse perplexe… Ne dit-on pas, au Moyen-Orient : « N’essaie jamais d’expliquer la politique sans démontrer l’existence d’un grand complot. On ne te croirait pas… » Et cependant…

J’en parle avec Ahmad, qui partage l’avis de son ami Omar : « C’est comme en Syrie, me dit-il. Tu le sais mieux que moi : depuis qu’il est apparu là-bas, Daesh attaque Djeich al-Hor [l’Armée syrienne libre, le mouvement démocratique de la révolution contre Bashar al-Assad]. C’est clair qu’ils aident Bashar… Et, Bashar, c’est l’allié de l’Iran… »

Je pense que j’en ai vu assez pour apprécier la situation ; inutile de multiplier le risque d’être repéré par un des groupes de combattants islamistes qui vont et viennent dans la cité. Mais Ahmad veut absolument me montrer l’hôpital central de Fallujah. Nous entrons dans le parc qui entoure l’hôpital ; l’endroit est très à découvert… Ahmad désigne du doigt les impacts, très nombreux, sur les murs de l’édifice ; des impacts de différentes tailles. Je remarque aussi les cratères, les trous d’obus, tout autour de l’hôpital ; le toit a également été endommagé. « Ça, ce n’est pas Daesh, précise Ahmad ; c’est l’armée chiite d’al-Maliki ! Cela fait des mois qu’ils visent régulièrement l’hôpital. Ce ne sont pas des accidents ; c’est intentionnel… »

Nous regagnons la rue. À partir d’ici, il faut être plus discret. Autre coup de téléphone et une voiture surgit, qui nous embarque. Plus nous nous approchons des quartiers est, plus la présence de Daesh est visible ; et plus les tirs de mortiers sont fréquents : j’en reconnais le sifflement caractéristique, qui précède l’impact ; c’est comme à Alep, lorsque j’y couvrais les combats qui opposaient les rebelles aux forces de Bashar al-Assad.

Il y a beaucoup de combattants dans Fallujah : assis devant les maisons, le dos appuyé aux façades, le visage emmitouflé, des groupes de miliciens de l’État islamique attendent ; peu de civils, mais beaucoup de djihadistes. Et des chars… et des véhicules blindés, ceux dont parlait Omar, pris à l’armée irakienne… Des Hammers et des Cougars, dont les Américains avaient équipé l’armée irakienne… Ce sont de redoutables machines, qui, bien utilisées, peuvent donner un avantage certain à Daesh. Je constate aussi que Daesh détient des chars russes, de l’ancienne armée de Saddam… Cachés dans les garages ou sous des abris couverts de draps, de tôles, de branches de palmier.

Qu’attendent-ils ?

Alors que nous rebroussons chemin, pour rejoindre d’autres amis d’Ahmad, qui nous attendent dans une maison de Jolan, une volée d’obus de mortiers nous oblige à quitter la voiture et à nous réfugier dans l’entrée d’un immeuble. Cet imprévu risque de me faire repérer ; mais je me rends très vite compte que personne ne fait attention à moi ; les djihadistes eux-mêmes sont trop occupés à se trouver un abri.

« Tayarat ! Tayarat ! » (« Hélicoptère ! ») ; je m’avance sur le seuil : j’entends le ronronnement des pales, mais je ne perçois par l’engin, caché par les bancs de fumées qui flottent au-dessus du quartier. Soudainement, un fracas assourdissant et un immense éclair ! Puis un autre ! Je n’ai encore jamais vu ça… « Des barils d’explosif, me crie Ahmad en m’agrippant par ma chemise pour me tirer en arrière. Ils en balancent comme ça tous les jours, au hasard. Tous les jours ! Sur mon quartier aussi ; sur toute la ville. Pas seulement là où on se bat. Ils remplissent des barils vident avec de la ferraille et de la dynamite. Ça fait d’énormes dégâts où ça tombe. Mais là, ça va… C’est loin. »

L’hélicoptère se rapproche ; son bourdonnement se fait de plus ne plus net. On ne s’éternise pas dans ce piège ; nous repartons, à pied…

Je ne doute pas de la sincérité d’Omar, mais je constate que la concentration de combattants, dans cette ville qui fait face à Bagdad, ne laisse que peu de doute sur les intentions de Daesh. « Depuis une grosse semaine, confirme Ahmad, Fallujah s’est transformée en une grande caserne. Ils sont tous venus ici. »

« Pour attaquer Bagdad ? »

Ahmad hausse les épaules et me fait un sourire navré…

« Ahmad, pourquoi ne pas vous soulever tant qu’il est encore temps et chasser Daesh ? »

« Que faire ? Nous ne pouvons quand même pas donner notre cité à al-Maliki. Je ne suis pas d’accord, ma tribu n’est pas d’accord… Ma tribu s’est opposée à Daesh. Dans un de nos villages, près de Fallujah, à al-Ambria, nous avons refusé qu’ils s’installent… Nous leur avons dit qu’ils ne pouvaient pas entrer. Mais que nous ne laisserions pas non plus passer l’armée d’al-Maliki. Mais Daesh nous a attaqué et a tué vint-trois de nos hommes. C’est un triste Ramadan pour Fallujah… »

Sur le chemin, je constate les destructions ; je prends discrètement quelques clichés… Après la Libye, après la Syrie, je parcours à nouveau les rues d’une ville en ruines…

C’est de cette ville trois fois martyr que pourrait démarrer la grande offensive de Daesh, tant redoutée, en direction de la capitale irakienne.

C’est à Fallujah que pourrait commencer, très prochainement, la bataille pour Bagdad.

De notre envoyé spécial à Fallujah (seul observateur occidental en zone contrôlée par l’État islamique de l’Irak et du Levant)

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

3 Comments

  1. Il ne suffit pas de faire semblant de comprendre le Moyen-Orient pour le comprendre. Attention, ni les visites inutiles en Libye, Syrie, Turquie et Irak ne suffisent.

    -“Ahmad (…) [La Rédaction a choisi de supprimer ce passage de votre commentaire, pour des raisons de sécurité – Le WEBMASTER]”
    Est-il le même Ahmad que vous mentionnez ici:https://www.facebook.com/pierre.piccinin/posts/471257462889767?
    Vous dites qu’il s’est réfugié en Jordanie ou Soudan? échappé ou relâché? je suis un peu perdu..

    -Naqshbandi n’est pas une guérilla baathiste… la voici: http://fr.wikipedia.org/wiki/Naqshbandiyya

    -Pourquoi vous avez fait cette visite si vous allez nous apporter uniquement le témoignage d’une seul personne (bon deux avec Ahmad)..

    Franchement, il faut que vous rédigiez pour Hollywood monsieur 007.

    • Pierre Piccinin da Prata on

      Cher Sam,
      Il s’agit bien du même Ahmad.
      Nous avons hésité à publier votre commentaire, car il pose des questions de sécurité pour cette personne. Par éthique, nous le publions toutefois, mais devons supprimer le bref passage problématique.
      En effet, Ahmad étant le fils d’une personnalité connue à Fallujah, nous devons brouiller les pistes pour éviter autant que possible toute identification et de le mettre en difficulté dans son nouveau pays d’accueil.
      J’espère que vous comprendrez notre souci.
      Concernant l’armée de Naqshbandi, ensuite, elle n’a plus vraiment grand-chose à voir avec le Soufisme; il s’agit avant tout de Baathistes, qui ont d’ailleurs fusionné depuis longtemps avec le Commandement suprême pour le Jihad et la Libération de l’Irak, sous l’autorité d’Ezzat Ibrahim al-Duri, qui n’a absolument rien d’un Soufi, mais tout d’un ultra du Baath, ancien bras droit de Saddam Hussein. Je déconseille souvent à mes étudiants de se fier à Wikipedia, dont les articles sont généralement, biaisés, incomplets ou dépassés.
      Enfin, concernant votre reproche sur le fond du reportage : je le trouve injuste, car l’article est assez large et fait aussi une mise au point sur l’EI et le Kurdistan ; quant à Fallujah à proprement parler, le reportage met l’accent à la fois sur la situation humanitaire, sur les responsabilités des deux camps en présence et sur l’évolution militaire du conflit. L’ensemble du texte ne se limite donc pas à l’avis de cet ancien officier de l’armée irakienne; et il était impératif de se rendre sur place pour établir un constat sur ces différents points (c’est d’ailleurs le principe de cette publication: le travail de terrain, qui, en l’occurrence, remet encore une fois en question les clichés des “journalistes” du monde entier se gargarisant de lieux communs sur l’Etat islamique et caricaturant la position des tribus sunnites d’Irak dans ce conflit, sans être jamais allés voir ce qui s’y passe en réalité…). Cela étant, ce témoignage est représentatif de la perception du conflit par les élites de Fallujah, ce pourquoi j’ai choisi de lui donner la place qu’il méritait dans ce reportage.
      Espérant avoir répondu à vos interrogations. Bien cordialement, PPdP.

  2. Bonjour,
    Félicitation pour ce reportage aussi brillant que vivant.
    C’est le chainon manquant du journalisme au XXIe siècle…
    On ne dénoncera jamais assez l’imposture que représente Daesh.
    S’il est encore trop tôt pour éclaircir ses liens avec l’Iran, l’Irak de Maliki ou la Syrie de Bashar, une observation attentive des faits suffit déjà à les qualifier d’alliés objectifs de bien des acteurs régionaux qu’ils prétendent combattre.
    Merci pour votre regard sur ce nouveau bourbier

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