La charia n’est que le produit d’un effort d’interprétation qui a fait son temps… Il faut aux musulmans un islam postmoderne, en symbiose avec son temps. Chacun a le droit de faire sa propre lecture du texte sacré ; c’est l’arme secrète de la revitalisation de l’islam.
Depuis les derniers attentats qui ont endeuillé en quelques jours le Liban et la France, des musulmans se sont sentis obligés de prendre position et d’édicter des fatwas, comme par exemple en Inde et au Maroc. Le contenu de ces opinions pose problème.
Rappelons, en effet, que la fatwa en islam n’est que l’opinion de savants n’obligeant nullement les fidèles, étant donné l’absence d’église en islam sunnite.
À prendre connaissance du contenu cachectique des opinions des savants marocains et indiens, on est bien en droit de s’interroger sur leur utilité réelle contre le terrorisme d’aujourd’hui.
On mesure à leur lecture à quel point il reste des efforts à faire pour sortir l’islam du discours lénifiant tenu par ses représentants officiels qui se présentent, faussement, en modérés.
Fausse modération
Les oulémas marocains d’Europe, par exemple, tentent bien de distinguer l’islam du terrorisme, en spécifiant que la notion du jihad dont les terroristes font un usage immodéré est à « réinterpréter ».
Certes, ils rappellent que cet « effort » (le « djuhad ») exigé du fidèle doit d’abord être maximal, « akbar » : le « grand djihad » consiste en un effort sur soi-même, que commande la foi. Mais ils n’osent pas aller jusqu’au bout de la logique qui commande de préciser que le « jihad mineur », la promotion de l’islam par les armes, est clos, tout comme l’émigration, la « hijra », et ce depuis l’émergence et la stabilisation de l’État musulman.
Or, la première particularité d’un État est bien l’exclusivité de l’usage de la violence ainsi légalisée ; aussi, on ne peut en reconnaître le droit aux particuliers. Ce qui est à rappeler du fait, d’abord, de la spécificité précitée de l’islam tenant à l’absence d’église, tout fidèle étant en droit d’interpréter les textes. Ensuite, à cause de l’existence d’États voyous qui n’hésitent pas à user de terrorisme ou à le financer.
Pour cela aussi, il importe de distinguer la religion de l’État, non pas au nom d’une laïcité qui ne peut s’enraciner en terre d’islam, mais bel et bien en celui d’une juste compréhension du dogme islamique.
Ce dernier est dual : foi pour l’au-delà et politique pour ici-bas ; il est une unité multiple ou une multiplicité unitaire, en ce sens que la religion ne doit pas déborder le cadre de la vie privée et la politique ne pas y interférer, devant relever du seul domaine public. C’est l’unicité en tant que cohésion du divers. Un tel rappel relèverait de ce que l’on nommait au Moyen-Âge « efficace », bien différent et plus utile que la simple efficacité moderne.
C’est d’ailleurs la saine lecture de l’islam qui a été l’œuvre des soufis et qui doit être retrouvée par les musulmans dont la législation actuelle, supposée inspirée d’un islam modéré, ainsi que la lecture intégriste développée par le wahhabisme se sont éloignés de la correcte lecture du Coran et de la sunna authentique.
Doit-on rappeler ici que la salafisme en islam, tout autant que de larges pans du droit musulman, ne manifeste à bien des égards que la résilience en islam de la tradition judéo-chrétienne, les fameuses « israilyet » (littéralement : « judaïcités ») ? En effet, le « fiqh » (la jurisprudence islamique) dans ses aspects les plus fondamentalistes est l’œuvre jurisprudentielle de savants dont l’imaginaire et l’inconscient étaient influencés par une telle tradition.
Si les oulémas marocains parlent bien du « jihad akbar », jihad maximal, osant dénier le droit aux fidèles d’user des armes en pratiquant le « jihad asghar », jihad mineur, ils ont toujours des scrupules à annoncer la forclusion de ce dernier qui tombe pourtant sous le sens, et admettent sa licéité sur autorisation étatique.
S’ils tentent, par ailleurs, timidement de contester la notion du martyre en islam, essayant de la distinguer du jihad légal, ils prennent bien garde, là aussi, de préciser que la notion de martyre, telle qu’on la connaît dans la chrétienté, est ignorée en islam pur qui suppose la vie et non la mort. Le martyre islamique, c’est le témoignage ; ce qui impose forcément au martyr de vivre pour l’apporter.
L’islam, au reste, n’est-il pas le message de Dieu aux humains ? Aussi, il a besoin constamment de justes de voix et de comportement pour le transmettre. C’est ce qui a amené les soufis à distinguer le degré élevé de saints (« walis ») et à les placer au niveau des prophètes et même au-dessus de ces derniers.
Qu’il s’agisse de la fatwa marocaine ou indienne, on se rend donc compte qu’on n’est en présence que d’un vain exercice de style. Dans les deux cas, ce qui importe, c’est l’apparence, l’image extérieure de l’islam et non le fond. Or, c’est celui-ci qui compte le plus, alimentant un terrorisme mental auquel il urge de s’attaquer.
Terrorisme cryptique
Comment lutter contre le terrorisme ? Quelle fatwa contrecarrerait les relents terroristes cryptiques se nichant jusques et y compris dans les têtes bien faites en ce terrorisme mental qui alimente indirectement les actes barbares ?
Notons tout d’abord que si l’Islam est généralement défini comme la soumission à Dieu ; il est aussi forcément insoumission étant une théologie de liberté et de justice, ce qui est salutaire dans un monde livré aux turpitudes d’un dieu Mamon triomphant.
Encore faut-il qu’une telle insoumission s’exerce contre tous les « monos » (monothéisme, monoïdéisme, monotono-théisme), dans la lignée de la subversion que fut le soufisme, seule vraie parade contre le terrorisme mental se nichant dans nombre de têtes musulmanes figées sur une lecture anachronique.
Un tel terrorisme cryptique alimente la législation des pays arabes et musulmans, ne faisant qu’entretenir la négation et l’exclusion de l’étranger à la communauté ou à l’orthodoxie, conditionnant déjà les jeunes dans une posture de rejet du différent, dès l’enfance.
La vraie lutte contre le terrorisme commence d’abord à ce niveau de la législation. Une fatwa véritablement efficace doit donc viser tout ce qui est anachronique dans le droit des pays musulmans, exigeant l’abolition des lois scélérates contraires à l’esprit islamique comme celles justifiant, par exemple, l’inégalité successorale entre les sexes, la criminalisation des rapports intimes entre adultes consentants de mêmes sexes ou en dehors des liens du mariage.
C’est ainsi qu’on pourra prétendre lutter contre le terrorisme qui suppose également le courage politique de sortir de l’impasse actuelle en Palestine en vue de l’instauration d’une paix des braves par le retour à la seule légalité en la matière, celle du partage.
Ce qui suppose bien évidemment des sacrifices de part et d’autre, mais d’abord la reconnaissance d’Israël par les pays arabes et musulmans, préalable devant amener l’État hébreux à l’acceptation de son acte de naissance même qui est le partage créant deux États jumeaux monozygotes.
Qu’est-ce à dire sinon que tout l’ordre international doit être aussi revu, à commencer par celui des cimetières de Méditerranée, un espace où il importe d’oser lever et non de renforcer les frontières, devenues criminogènes et qui ne peuvent pas ne pas être poreuses en nos temps de circumnavigation ?
La lutte contre le terrorisme ne concerne donc pas que l’islam, même s’il est aujourd’hui livré à la vindicte mondiale en bouc émissaire ; n’est-ce pas là une constante anthropologique au vu des travaux les plus savants, comme ceux de René Girard qui vient de nous quitter ?
Repenser l’islam
Ce qui ne doit plus être l’œuvre d’orientalistes, mais des musulmans eux-mêmes. Face à la dogmatisation du monde, ils doivent relire leur foi comme étant ce qu’elle est : une théologie de la libération. Toutefois, la libération dont il s’agit est celle de la sclérose actuelle du droit musulman.
L’islam doit être perçu comme l’a fait le soufisme des origines : cette « in-soumission » qui est une soumission autre ; soumission au tragique du monde et non à la dramaturgie de la bien-pensance. C’est l’i-slam déférence, une sorte de sous-mission, mission à bas bruit soufie pour un « ordo amoris universalis » dans la lignée du sacrifice christique dont cette foi annonce bien le retour, désormais plus qu’imminent.
Il faut aux musulmans un islam postmoderne, en symbiose avec son temps, cette époque étant la postmodernité, en mesure de dégager la foi œcuménique, rationaliste et modernité avant la lettre qu’il a été du conformisme ambiant. Ce serait une revitalisation en termes de retrouvailles avec l’islam des peuples, une foi populaire soufi dans l’ensemble et que j’orthographie avec un trait d’union manifestant le lien qu’est la religion en son sens étymologique (« religare » / « relier ») : i-slam!
Cela doit permettre de réaliser que l’islam radical n’est qu’un islam judéo-chrétien rétif à accepter le seul islam authentique soufi nourrissant la centralité souterraine populaire. C’est le divin social des sociologues appelé à contribuer à faire cesser le désenchantement du monde consécutif à la matérialisation à outrance de la vie. La preuve des accointances entre Occident et radicalisme islamiste est bien dans le fait avéré que ce dernier est aujourd’hui entretenu et supporté à bout de bras par le premier.
Ce qui sauvera désormais l’islam, bien loin de ce que d’aucuns proposent consistant à singer l’Occident et sa réforme, n’est pas tant d’être réformé (ce qui est déjà de mauvaise connotation), mais relu ; ce que faisaient les musulmans et qu’ils ne font plus, les élites étant trop dogmatiques, avec une majorité occidentalisée au pouvoir. D’où le jeu américain de soutenir de faux modérés qui ne sont que des dogmatiques à l’envers, allant dans le sens du messianisme yankee. On en a la confirmation en Tunisie, où la carte islamiste est imposée par l’Oncle Sam.
Le Coran demeure dans l’imaginaire populaire cette théologie de la libération qu’il est toujours chez les soufis, et il suffira d’une correcte interprétation de ses préceptes, exotérique et surtout ésotérique, tenant compte des visées de la Loi religieuse, pour en faire une libération de tout dogmatisme. Une telle clef de l’interprétation correcte en islam existe pourtant depuis le VIIIe siècle, Chatibi ayant rejoint les soufis en prônant le nécessaire dépassement de la lettre pour l’esprit et les visées de la Loi. C’est le« batin », en quelque sorte le « sous-texte » selon Jean Duvignaud.
Surtout, il est impératif de ne point tomber dans le piège de l’anachronisme, péché mignon de la doxa actuelle. Et il sera vain de prétendre, comme le disent certains (l’imam Oubrou en France, à titre d’exemple), s’écarter des textes du Coran. C’est manquer d’user de raison sensible, continuant à abuser d’un cartiérisme dépassé. La charia n’est que le produit d’un effort d’interprétation qui a fait son temps. Elle ne tient que du fait de l’enclouure dogmatique décidée par le pouvoir politique. En pur islam, l’effort d’interprétation ne s’arrête jamais, l’islam étant même appelé à se renouveler au début de chaque siècle.
Ce qui est déplorable, c’est que l’islam officiel, celui des mosquées, y compris celles pratiquant un islam supposé modéré, demeure intégriste au vu des valeurs universelles des doits de l’Homme. Or, s’il correspond aux attentes des dirigeants arabes et musulmans dont la plupart sont des dictateurs, alliés au grand capital, un tel islam n’est nullement en harmonie avec celui capillarisé dans les populations puisant leurs références bien plutôt dans un soufisme libertaire et même hédoniste.
Les armes pour « l’aggiornamento islamique »
Bien évidemment, distinctions et nuances sont l’essence même de l’interprétation à refaire des versets coraniques. Ce qui ne l’est pas, c’est d’imposer une lecture unique du dogme, en faisant un second dogme. Or, c’est bien là l’islam officiel des supposés modérés et des intégristes.
Cela ne peut se faire en islam, d’autant moins qu’il n’y a pas de clergé, la relation étant directe entre Dieu et ses fidèles, tout un chacun ayant le droit de faire sa propre lecture du texte sacré. C’est ce qui constitue, avec le soufisme, l’arme secrète de la revitalisation de l’islam. Elle suppose une libération du croyant du magister des oulémas. C’est pour cela qu’on n’a pas de fatwa traduisant le vrai islam humaniste.
Le soufisme n’est pas une relecture du dogme, mais sa lecture d’origine, la consignation de la geste des premiers fidèles qui vivaient sous le préau de la mosquée du prophète (d’où dérive leur dénomination selon l’étymologie la plus plausible).
Le fiqh qui nous est resté constitue, par contre, une relecture de l’islam selon la tradition judéo-chrétienne de l’époque. Cela a été démontré pour un certain nombre de points comme « l’homosensualité », nullement interdite en islam. Pour cela, j’ai proposé de distinguer entre tradition musulmane — cette relecture judéo-chrétienne— et tradition islamique (et encore mieux i-slamique) qui est la lecture la plus valable.
Certes, le soufisme est bien de l’ésotérisme, mais on sait pertinemment qu’il est intimement lié à l’exotérisme. De plus, il semble quantité négligeable et marginal dans nos réalités officielles ; ce serait rester à la surface des choses, leur écume, et ne pas aller au creux des apparences. N’est-ce pas la marge, même si elle ne paraît pas axiale, qui soutient le tout, revenant donc à être le véritable pivot ? Et l’histoire ne nous apprend-elle pas que ce qui est anomique aujourd’hui est fatalement canonique demain ?
Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est la nature de raisonnement de Procuste que font ceux qui prônent indécrottablement le sécularisme comme solution miracle. On l’a déjà dit, il ne peut y avoir de laïcité en terre d’islam, cette religion étant, en outre, déjà laïque au sens étymologique, puisqu’elle est le propre des plus larges masses, n’étant pas qu’une foi, un culte, mais aussi une culture.
L’islam est « l’unitax multiplex » des anciens ; sa compréhension nécessite un penser global, comme dirait Édgar Morin, et d’user de sa pensée complexe. Si foi et politique sont liées, elles ne se confondent pas, la religion régissant l’intime et la politique, le public. C’est ce que ne comprend pas encore l’islam officiel et que le soufisme avait bien défini pourtant depuis les origines de l’islam.
L’Occident aujourd’hui se dit en guerre contre l’islam radical ; l’Occident l’est d’abord contre lui-même, ayant contribué à sa manière à promouvoir ce radicalisme : c’est son délire, qui est dans l’étymologie du fanatisme, comme on le sait.
De fait, il n’y a pas qu’un fanatisme, mais plusieurs, tout comme les terrorismes et les intégrismes. C’est en prenant conscience des accointances de l’islam radical d’aujourd’hui avec un certain Occident réveillé à ses démons religieux qu’on distinguera l’islam judéo-chrétien, faux islam radical, de la seule radicalité islamique, au sens de retour à l’autorité des anciens — le salaf —, qui est le soufisme, vraie foi islamique organique.
C’est ainsi qu’on aura des chances d’échapper à l’ineptie de la guerre des cultures et des civilisations afin de croire à la possibilité d’une aire de civilisation occidentalo-orientale. Ce qui nécessitera de commencer par l’instauration d’un espace de démocratie méditerranéenne.
On en est bien loin avec la persistance de l’Europe dans sa politique migratoire de gribouille, confirmée au sommet de Malte avec l’Afrique et sa récente politique de voisinage qui confirme l’étroitesse de cette Europe qui n’a pourtant été grande et prospère que grâce à son ouverture au monde.
Sortir de sa crise, qui fait dans le même temps son malheur actuel et son bonheur futur, lui impose de tenir mieux compte de l’i-slam et de l’encourager, car il a bien plus de chance de s’y épiphaniser qu’ailleurs y étant bien implanté sous sa forme classique ou caricaturale. Si seulement, selon sa devise même, l’Europe savait s’ouvrir : « In varietate concordia ! »
Cela concerne aussi et en premier chef la France, au vu de ses rapports historiques avec l’islam.
Et-il donc permis de rêver qu’il y ait des justes aussi pour cesser de jeter l’anathème sur cet étrange étranger qui est désormais intime, cessant d’en faire un horla, usant des deux armes fatales que sont la francophonie et le visa biométrique de circulation pour créer, par exemple, un espace de démocratie francophone, espace de libre circulation de l’homme source de toute richesse ?
N’oublions pas que, s’il n’y a pas eu de Luther ou de Calvin à ce jour en islam, il y a bien eu des tentatives sérieuses de réforme ambitieuse, avortées toutes par un islam officiel, soutenu par un pouvoir surplombant, le Dieu profane Mamon.
C’est lui qui a usé et use de la botte secrète wahhabite, pour faire avorter tout retour du soufisme, génie de l’islam populaire. Mais c’est cela qui est en train de revenir à la faveur des horreurs actuelles.