Ou comment l’État marocain se débarrasse de ses Salafistes, en facilitant leur départ sur le terrain du djihad armé, sans billet de retour, tout en promouvant autour de cette question un climat d’insécurité justifiant une politique antiterroriste qui vise surtout les organisations de défense des droits humains…
« Des organisations terroristes tentent de déstabiliser le Maroc et de prendre pour cible des responsables politiques et des ministres. Quel est le degré de fiabilité de ces informations et comment votre département compte-t-il affronter ces menaces ? » C’est en ces termes que le député Driss Ettamri, du Parti de la Justice et du Développement (PJD), a interpellé le ministre marocain de l’Intérieur lors la séance des questions orales qui s’est tenue au parlement le 15 juillet dernier. La même inquiétude a été exprimée par d’autres députés de l’opposition face au nombre important de Marocains qui rejoignent les groupes djihadistes combattant en Syrie et en Irak.
La messe est dite !
Dans ce débat, la députée Naima Ferrah, du Rassemblement national des Indépendants (RNI), a désigné l’organisation de l’État islamique (EI) comme la principale source de menace. En revanche, Ahmed Touhami, du Parti Authenticité et Modernité (PAM), pense que la menace vient d’ailleurs, de la « jalousie » qui pousserait certains « voisins » à s’en prendre « au modèle de développement du royaume » ; une déclaration pour le moins surprenante car le député du PAM laisse donc entendre que des menaces proviendraient de groupes terroristes manipulés par des pays étrangers limitrophes…
S’en est suivi ce qui semble avoir été une mise en scène bien orchestrée, où les rôles ont parfaitement été distribués entre les différents acteurs politiques soumis au discours unilatéraliste makhzénien : des députés du Mouvement Populaire (MP) et du Parti de l’Istiqlal (PI), Aziz Darmoumi et Nourredine Meziane, ont interrogé le ministre sur… les « mesures d’urgence prises face à la menace terroriste ».
Autrement dit, il ne s’est plus agi d’évaluer le niveau de la menace, mais de prétexter l’instauration d’un climat de peur, qui ressemble à celui instauré au lendemain d’un sinistre 16 mai 2003 et dont les conséquences n’ont pas fini de produire leurs effets jusqu’à nos jours [ndlr : les attentats de Casablanca].
C’est donc le retour en force de la méthode binaire du « avec ou contre nous », dont l’objectif est de faire plier celles et ceux qui oseraient adopter une position critique vis-à-vis de la version officielle.
On ne s’étonnera pas, dès lors, que, dans la deuxième partie de son discours, le ministre de l’Intérieur, lors de ce show parlementaire retransmis par la télévision (sur fond de crise économique inquiétante), en a profité pour pointer du doigt « certaines associations de défense des droits humains », insuffisamment acquises à la vision officielle sur les questions relatives aux Droits de l’Homme. La dénonciation, par ces associations, de la torture ou de procès inéquitables a été interprétée par le ministre comme une stratégie délibérée d’exécuter des « agendas étrangers » visant à « ternir la réputation des services sécuritaires marocains auprès des instances internationales ».
Des assertions qui ont tout de suite provoqué l’enthousiasme de Driss Lachgar, le Secrétaire général de l’Union socialiste des Forces populaires (USFP), et d’Ali Kabiri, du MP, tous les deux d’en rajouter à cette description infâmante.
Ainsi, l’État marocain, toutes institutions confondues et à travers son ministre de l’Intérieur, pose les jalons d’une nouvelle offensive contre les dissidents et s’apprête une fois encore à museler les voix discordantes, celles qui continuent de dénoncer les dysfonctionnements du système, et ce malgré les multiples manœuvres des services répressifs du régime pour affaiblir leurs détracteurs et les discréditer aux yeux de l’opinion publique.
La politique de la tromperie…
S’il est tout à fait légitime, voire obligatoire pour un pays de se prémunir contre un danger terroriste extérieur, il est tout aussi nécessaire que les responsables de ce pays se posent les bonnes questions, au lieu de se donner en spectacle face à une opinion publique qu’on ne peut plus tromper éternellement.
La bonne question, celle qui aurait dû faire l’objet du débat, c’est de savoir comment autant d’individus (1.122 selon le ministre de l’Intérieur) ont pu quitter le territoire marocain depuis le déclenchement du conflit en Syrie sans éveiller les soupçons des services de sécurité.
Un responsable de la Direction générale de la Sureté nationale (DGSN) a récemment déclaré dans une émission de la deuxième chaine marocaine que la police des frontières ne peut pas empêcher les citoyens de circuler librement. Deuxième argument avancé : certains de ces individus sont mineurs, n’ont pas d’antécédent judiciaire et sont inconnus des services de police ; ils ne sont donc pas surveillés.
Propos sincères ou mauvaise foi ? On sait qu’un nombre important des individus qui ont quitté le pays à destination de l’Irak et de la Syrie, en passant par la Libye ou la Turquie, sont d’anciens détenus salafistes. Ce sont ceux-là qui occupent aujourd’hui des postes à responsabilités militaires dans les différentes organisations djihadistes. Or, comment les services marocains, qui, nous disent-ils, veillent au grain et sont au courant des moindres faits et gestes de ces éléments, n’ont-ils pas pu anticiper ce flux massif de départs vers les zones de conflit ?
Selon un témoignage recueilli auprès d’un de ces candidats au djihad, avant son départ en Syrie, un agent de l’État (mouqadem) était venu « frapper aux portes » des maisons de certains salafistes connus, dans une ville du nord du pays, pour leur demander pourquoi ils n’étaient pas encore partis !
Selon cette même source, un même vol à destination de la Syrie aurait emporté près de 30 djihadistes, sans que cela n’ait suscité l’attention de la police de l’aéroport… Mieux encore, une autre source affirme que certains éléments de la police des frontières ont confié à des candidats au djihad, au moment du contrôle des passeports, que leur départ pour la Syrie était toléré, mais pas leur retour !
Il est intéressant de noter que ce « laisser-faire, laisser-aller » ne vaut que pour la Syrie. Pas pour la région du Sahel, en revanche, où les intérêts de la France, le puissant allié du Maroc, s’y opposent, surtout depuis le déclenchement de l’offensive militaire internationale contre les groupes djihadistes affiliés à al-Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), qui occupaient le nord du Mali.
Concernant le conflit syrien, la donne est différente : aucune des puissances mondiales dont le Maroc dépend ne se sont opposées à la participation au conflit syrien. Au contraire, elles l’encouragent. La France étant l’un des premiers pays à avoir soutenu la déstabilisation du régime de Damas pour servir ses intérêts et ceux de son allié, Israël.
Une guerre qui a besoin de chaire à canon, marocaine en partie…
La version douteuse du ministre…
De deux choses l’une, donc : soit, les agents des services de renseignements marocains sont de véritables incapables, ce qui semble peu probable ; soit, l’habituel « intérêt supérieur de la nation » a pris le pas sur la légalité dans cette d’affaire.
Probablement la deuxième option est-elle la plus plausible… Les services de sécurité ont en effet tout intérêt à se débarrasser des djihadistes potentiels qui pourraient un jour menacer le modèle de gouvernance marocain. Le ministre de l’Intérieur a d’ailleurs évoqué le fait, lors de son exposé, que les chances de survie dans les zones de conflits syrienne et irakienne sont minimes pour ces combattants… Les raisons en sont non seulement le risque d’être tué lors de combats contre l’armée de Bashar al-Assad, mais aussi dans les rixes qui opposent l’EI aux autres factions de l’insurrection, qu’elles soient laïques ou proches d’al-Qaeda.
Les groupes djihadistes en Syrie et en Irak étant en partie liés aux services de renseignements du Qatar et de l’Arabie Saoudite, peut-être le gouvernement du Maroc espère-t-il n’avoir pas trop de mal à convaincre ces pays « amis » de neutraliser les combattants marocains, si ces derniers devenaient encombrants. Mais est-ce bien là leur intérêt ?
Un cas éloquent, à l’appui de tout ceci, celui de Fatiha Mejjati, veuve de Karim Mejjati, membre d’al-Qaeda, tué en Arabie Saoudite en 2005 et dont le fils, Ilyas, est parvenu à rejoindre l’EI il y a quelques mois.
Selon des sources proches de Fatiha Mejjati, celle-ci, après avoir été enfermée neuf mois durant avec son fils au centre de détention secret de Témara (près de Rabat), a fait l’objet, après sa libération, d’une surveillance permanente de la part des services de renseignements marocains.
Ce sont ces mêmes services du ministère de l’Intérieur qui lui ont ensuite délivré un passeport, grâce auquel elle a pu quitter le territoire pour rejoindre l’EI. Ces services ne pouvaient qu’être parfaitement au courant de ses projets, d’autant qu’elle avait signé une longue lettre, quelques semaines plus tôt, proclamant son allégeance au chef de l’organisation, Abou Bakr al-Baghdadi.
Le jeu complice des médias…
Pour donner de la substance à la menace terroriste, les médias « mainstream » évoquent depuis quelques jours un communiqué émanant d’un groupe se faisant appeler Unicité et Jihad au Maghreb (UJM).
Dans ce message, le groupe prête allégeance à l’EI [l’État islamique, le Califat proclamé par les djihadistes en Syrie et en Irak] et profèrent des menaces contre des personnalités publiques.
Or, les spécialistes des mouvements djihadistes attestent qu’un groupe du même nom avait été démantelé par les autorités marocaines en 2006. Ce groupe agissait principalement sur Internet. Son chef, Abderrahime Marzouk purge depuis une peine de vingt ans dans les prisons marocaines. Ses codétenus disent de lui qu’il est un fervent adversaire de l’EI. Un autre salafiste, Yassine Amghane, condamné au sein du même groupe, avait écopé d’une peine de cinq ans. Après sa libération, il a pu rejoindre la Syrie qu’il a ensuite quitter pour se faire arrêter au Maroc.
Il fait partie des 128 marocains revenus de Syrie en attente de procès. Il a récemment cosigné avec d’autres détenus salafistes une lettre dans laquelle il explique les raisons de son retour, en insistant sur son refus de participer à des tueries « entre musulmans » et sur le fait d’être parti sur la base de fatwas émises par des autorités religieuses locales.
Selon une source bien informée, le communiqué du groupe UJM peut être l’œuvre d’une manipulation profitant aux parties qui souhaitent instaurer un climat de peur au Maroc pour justifier de nouvelles vagues d’arrestations dans les rangs de la dissidence, qu’elles soient islamiste ou autre, comme ceci s’est produit au lendemain des attentats meurtriers du 16 mai 2003, où des milliers de marocains innocents ont été arrêtés puis injustement condamnés.
Certains sont toujours en prison.
Notre même source, qui a préféré garder l’anonymat, fait savoir que le communiqué peut également être un acte individuel émanant « d’un militant salafiste irresponsable, voulant capitaliser sur le nom du groupe UJM démantelé en 2006, pour propager ses insanités ».
Comment, au vu de tous ces faits, le ministre de l’Intérieur peut-il aujourd’hui se présenter devant le parlement et absoudre son département de toute responsabilité, avec la complicité de certains groupes parlementaires et des médias, en brandissant la menace terroriste, et demander à la société marocaine de le soutenir en toutes circonstances après autant de laxisme de la part de ses services ?
Le « Printemps arabe » est passé…
Et voici donc le retour des années de plomb…