Mourir, à Gaza, c’est culturel… *
Mourir, quand on est arabe, en Palestine, c’est une chose qui se fait et une chose qu’on fait. Ça arrive tout le temps. Ce n’est pas très important…
C’est moins important que de mourir, quand on est juif, à Bruxelles.
Après l’attentat du Musée juif de Bruxelles, toute la classe politique de ce petit pays si réservé sur les massacres d’Arabes en Palestine, la Belgique, s’est sentie obligée de défiler en grandes pompes sur les lieux de la fusillade, des fleurs à la main, pour rendre hommage aux trois victimes juives.
Certains ministres belges avaient ostensiblement ameuté la presse tout autour d’eux, bien décidés à faire savoir combien ils étaient « amis d’Israël » ; deux d’entre eux, même, pour être sûrs que le message parvienne bien à qui il était destiné, ont mis en scène leur arrivée sur les lieux, remontant la rue des Minimes, à pied, sur plus d’une centaine de mètres, accompagnés de journalistes dévoués et cernés de caméras.
Mais d’autres personnalités, plus éminentes, leur ont volé la vedette : le président français François Hollande et Bernard Cazeneuve, son ministre de l’Intérieur, venus de Paris pour, eux aussi, faire savoir à qui de droit qu’ils ont choisi le « bon » camp ; et d’autres, arrivés de plus loin, le président du Conseil des ministres italien, Matteo Renzi, ou Martin Schulz, le président du parlement européen, en un incessant ballet, ont participé à la bousculade des pattes blanches qui se montraient et donnaient tous les gages exigés, et plus encore. Pendant plusieurs jours, on s’est marché sur les pieds, rue des Minimes, à Bruxelles, en Belgique.
Ce sont les mêmes qui, à Paris, se pressent une fois l’an au dîner du Conseil représentatif des Institutions juives de France (CRIF), pour renouveler leur allégeance ; c’est « la » soirée que l’on ne peut pas se permettre de snober : y briller par son absence, ce serait mettre fin à sa carrière politique. Qui, à Washington, se précipitent à la soirée de gala de l’American Israel public Affairs Committee (AIPAC). Qui, à Bruxelles, se ruent au rendez-vous du Comité de Coordination des Organisations juives de Belgique (CCOJB)…
En France, un mot de travers, une critique trop cinglante à l’égard de l’État hébreux, un trait d’humour trop précis, et la plus haute cour de justice du pays se réunit dans l’heure, tranche en quelques minutes, et c’est l’abject couperet de la censure qui s’abat sur le mouton noir.
Messieurs François Hollande et Manuel Valls (et Laurent Fabius) serviraient-ils très ouvertement des intérêts qui ne sont pas ceux des Français ?
Mais de quoi ont-ils peur ?
On se souvient des traits tirés et du teint gris-blême de Barack Obama, le président états-unien, le visage défait devant les caméras de télévision du monde entier, ce 23 septembre 2011, lorsqu’il fut mis en demeure d’utiliser le veto américain devant l’Assemblé générale des Nation unies pour empêcher la reconnaissance d’un État palestinien.
Où était-il, ce jour là, l’auteur du fameux « Discours du Caire » qui, trois ans plus tôt, promettait aux Arabes un renouveau de la politique moyen-orientale de Washington et affirmait que « l’Amérique ne tournerait pas le dos à l’aspiration légitime du peuple palestinien (…) à avoir un État à lui » ? En quelques jours de pressions israéliennes, tous les acquis diplomatiques de Mister Magic étaient par terre, soufflés par Tel-Aviv comme un château de cartes par un courant d’air. Mis le dos au mur, Mister Magic a dû baisser sa culotte.
Qu’est-ce donc qui réussit à les terroriser tous et tellement, qu’ils acceptent l’humiliation publique d’une servilité à ce point visible que d’aucuns, parmi leurs électeurs, commencent petit à petit à s’agacer de savoir leurs dirigeants inféodés ainsi évidemment ?
Pendant ce temps, isolé, en Palestine, dans son bureau de Ramallah, Mahmoud Abbas, le leader de « l’Autorité palestinienne », attend avec impatience le coup de fil amical d’un chef d’État, qui qu’il soit, qui prendrait le temps d’un mot de condoléance, simplement de faire part d’un peu de sa sympathie, à l’intention des 200 morts, presque, déjà décomptés au moment où, dans l’avion qui m’emmène à Jérusalem, j’écris cet éditorial ; probablement seront-ils plus nombreux encore, lorsque vous le lirez.
L’affaire est surréaliste ; si on prend quelques minutes pour y penser… et réaliser, on a peine à y croire : des militaires tuent des gens qui sont en train de manger en famille, de dormir dans leur chambre à coucher, de regarder la télévision dans leur salon, de prendre une douche dans leur salle-de-bain… Au hasard.
Le chuintement d’un projectile qui s’approche, quelques secondes, une explosion, un immeuble qui s’écroule, et les cadavres.
Mais, ce qui est ahurissant dans cette histoire de fou, ce qui est presque fabuleux, prodigieux, c’est que personne ne bronche ; on laisse faire… La Communauté internationale ne s’indigne pas. Chacun des gouvernements « démocratiques » à la verve pourtant si verbeuse lorsqu’il s’était agi de l’ex-Yougoslavie, de la Libye ou, plus récemment, de l’Ukraine, chacun de ces gouvernements sifflote dans son coin, en prenant un faux air distrait.
Pire ! Beaucoup essaient de justifier les choses comme elles vont : ne serait-ce pas la faute du Hamas, qui n’aurait pas accepté la trêve, qui aurait rejeté la paix ?
Mais de quelle paix parlent-ils !?
D’aucun ont même osé : « Cette fois, c’est clair : ce n’est pas Israël qui a tiré en premier ! » (sic). D’où l’assassinat de ces quatre gosses âgés de 9 à 11 ans, qui jouaient au ballon sur une plage de Gaza, tués par un missile israélien ? Faut bien qu’on se défende, hein !? Monsieur Hollande ?!
C’est pour cela aussi que, à Paris, on a accusé des membres d’associations de défense du peuple palestinien d’avoir attaqué une synagogue pendant leur manifestation ; des affirmations abondamment relayées par les médias français. Seulement, voilà : depuis lors, les images filmées de ces actes de vandalisme ont permis d’identifier plusieurs des auteurs de ces voies de fait, qui ne seront pas poursuivis ; et pour cause : il ne s’agit pas de manifestants pro-palestiniens, mais d’activistes de la Ligue de Défense juive (LDJ), mouvement paramilitaire (illégalement) armé, curieusement « toléré » par les autorités françaises. En agissant ainsi, ils ont jeté le discrédit sur l’action humaniste des manifestants et ont permis à plusieurs mairies de « préventivement » interdire les manifestations pour la Palestine.
« Il ne faut pas importer le conflit israélo-palestinien en Europe », a déclaré le président de la France. Mais c’est déjà fait ! Et pas par ceux qu’on accuse…
Ces leaders politiques européens ne voient-ils donc pas les roquettes israéliennes tomber sur les maisons de Gaza ? Les images existent pourtant, qui montrent de pauvres gens, soudainement frappés par ces armes terribles, la peau brûlée, des parties du corps déchiquetées par les shrapnels, des gens qui ne combattaient pas, qui se trouvaient là, rien d’autre.
Hier, j’ai téléphoné à l’un de nos correspondants à Gaza. Derrière sa voix, j’entendais les explosions des missiles israéliens et le fracas du béton et de la ferraille de bâtiments qui s’effondraient. Pendant qu’il me parlait, j’entendais le sifflement si caractéristique de l’obus d’artillerie qui arrive, un sifflement de plus en plus aigu, jusqu’à l’explosion au moment de l’impact. Je me suis souvenu d’Alep, lorsque j’y étais correspondant moi-même, en Syrie.
Mais aucun État démocratique ne s’interpose. Pas de réunion d’urgence du Conseil de Sécurité de l’ONU. Pas de zone d’exclusion aérienne. Rien.
C’est fou, non ? C’est simplement fou…
Parce que c’est la règle, depuis longtemps, dans la Communauté internationale : « Quoi qu’il se passe, ne jamais contrarier Israël dans la mise œuvre du projet sioniste. »
Les articles du droit international les plus élémentaires (ne pas tirer des missiles, avec des avions, sur des quartiers habités par des civils, ni sur des écoles, ni sur des hôpitaux) sont alors suspendus, le temps d’une opération dénommée avec poésie : « Plombs durcis » (2008-2009) ou « Pilier de défense » (2012) ou « Bordure de protection » (2014) ou…
C’est devenu l’usage, dans les chancelleries ; et cet usage s’est peu à peu diffusé dans le cœur des peuples, progressivement habitués, en soixante ans d’occupation totale de la Palestine par l’armée israélienne, à voir mourir les Arabes de la région, par série de dix ou de cent.
À Bruxelles, capitale de l’Union européenne, une manifestation a aussi eu lieu, ce 16 juillet, à l’appel de plus de trente organisations de soutien au peuple palestinien. Quelques centaines de citoyens, quelques centaines seulement, ont fait le déplacement pour réclamer une réaction de l’Union et la fin de l’Accord d’association entre Israël et l’UE. Seulement quelques centaines… Et pourtant, le « Mundial », c’est terminé, je crois. Que font les citoyens, alors ? Ce serait la loi de la résignation : ils ne sont plus concernés. On s’est habitué à ce que des gens meurent, à Gaza.
Les responsables de l’UE, eux, ils souriaient, bien à l’abri, derrière les vitres teintées de leur tour d’ivoire, goguenards, à contempler le spectacle de cette bande d’excités, probablement un brin naïfs, qui voudraient que l’on se fâche avec Israël en gênant ses manœuvres militaires, pour sauver des vies de bougnouls ; et qui n’ont pas compris encore que « la loi du plus fort est toujours la meilleure ».
Ainsi, l’expansion de l’État d’Israël se poursuit, imperturbablement, sur toute la Palestine : depuis 1948, à travers les guerres de conquête, le doublement du territoire israélien en 1967, les vexations, bouclages, bombardements des territoires palestiniens, qui provoquent l’étouffement économique et mettent en danger les enfants, poussant les pères à choisir l’exil avec leur famille et à libérer la terre qui se repeuple de colons israéliens… De décennies en décennies, Eretz Israël s’installe.
Les Palestiniens eux-mêmes, dès lors, en ont intégré l’idée : mourir, à Gaza, c’est une question de culture ; soixante ans d’histoire en ont fait une tradition palestinienne.
Mourir, c’est désormais inscrit dans les mœurs de ce peuple-là…
* Avec trois correspondants permanents et un envoyé spécial à Gaza, avec un autre envoyé spécial en Cisjordanie, Le Courrier du Maghreb et de l’Orient a voulu marquer l’information à propos de cette nouvelle vague de violences en Palestine. Nous y consacrons un Focus spécial : des témoignages, des faits, des analyses, des opinions, tout pour comprendre la réalité quotidienne des territoires palestiniens et d’Israël, et ses répercussions en Occident.