IRAK – Kurdistan : dernière ligne droite vers l’indépendance, un chemin barré d’embûches

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Dans le conflit confessionnel qui déchire le Moyen-Orient et l’Irak aujourd’hui, la région du Kurdistan n’aurait dû jouer qu’un rôle secondaire. Au contraire : l’occupation par les Kurdes des territoires disputés à Bagdad et l’annonce de leur indépendance prochaine est un coup de poker inattendu. En outre, la résistance dont les Kurdes ont jusqu’à présent fait preuve face à son nouveau voisin, l’État islamique (EI), donne au Kurdistan un statut de pivot géopolitique régional émergeant. Toutefois, si les protagonistes évitent pour le moment de dévoiler leur jeu, les obstacles commencent à se multiplier sur le chemin de l’indépendance…

Une configuration militaire stable, mais pour combien de temps ?

Au sud, la guerre fait rage entre l’armée irakienne, appuyée par les milices chiites, et la coalition sunnite dirigée par l’État islamique. Par contre, jusqu’à présent, sur le front où se font face les djihadistes de l’EI et les Peshmergas (les miliciens kurdes), les combats s’étaient limités à quelques escarmouches.

La configuration ethnique qui tranche entre zones kurdes et sunnites n’incite, semble-t-il, aucun des deux camps à contester la frontière qui s’est de facto constituée entre eux : les Kurdes n’occupent aucune zone peuplée de sunnites et l’EI n’a pas annexé de région kurde. En outre, côté islamiste, que la majorité des katibas (brigades) djihadistes est monopolisée dans les combats à ar-Raqqa, en Syrie, et autour de Tikrit, en direction de Bagdad. Quant aux Kurdes, dont les forces s’étirent sur 1.050 km de front, ils campent sur leurs positions et ne souhaitent visiblement pas engager leurs troupes, par ailleurs sous-équipées, dans un conflit qui n’est plus seulement sécuritaire, mais bien confessionnel.

Cela dit, un enjeu de taille pourrait renverser cet équilibre : le contrôle des gisements pétroliers. C’est tout l’objet des combats qui opposent actuellement les Kurdes de Syrie à l’EI ; et cet enjeu pourrait motiver les islamistes à affronter les Peshmergas, au nord de Mossoul et à Kirkouk, deux régions pétrolières stratégiques.

Ainsi, les récentes avancées de l’EI, qui s’est emparé des villes de Sinjar et Karakosh, s’attaquant soudainement à la ligne de défense tenue par les Peshmergas, pourraient annoncer une évolution du conflit en direction du Kurdistan.

La question est de savoir si, en cas d’offensive majeure de l’EI, les milices kurdes sauront résister encore à la poussée islamiste, ce qui est peu probable dans l’état actuel des forces armées du Kurdistan.

Or, les appels du Gouvernement régional du Kurdistan (KGR) à une aide militaire occidentale buttent sur la même crainte qui dissuade actuellement les États-Unis de fournir des armes aux tribus sunnites qui commencent à s’opposer aux djihadistes : le risque de leur donner les moyens militaires d’une sécession.

Reste donc à voir si l’engagement militaire annoncé le 7 août par Washington, dans le but de préserver les intérêts américains au Kurdistan, sera à ce point effectif pour dissuader l’EI de poursuivre une éventuelle avancée vers Erbil.

La crise en Irak rebat les cartes du pouvoir au Kurdistan

Tandis que Massoud Barzani, le président du KGR et chef du Parti démocratique du Kurdistan (PDK, lié à la Turquie), vient de consommer sa rupture avec le gouvernement irakien du premier ministre al-Maliki, les leaders de l’Union patriotique du Kurdistan (l’UPK, principal parti d’opposition à Barzani et lié à l’Iran), pourtant renforcés politiquement par la récente annexion de Kirkouk, craignent quant à eux les conséquences d’un séparatisme brutal.

Cette situation compromettrait leurs « rentes politiques », à savoir le placement de leurs hommes dans divers postes au sein de l’État irakien, mais aussi la relation privilégiée qu’entretient l’UPK avec l’Iran.

Le lobbying iranien multipliant les promesses comme les menaces, le président Barzani s’inquiète désormais de voir ses rivaux de l’UPK torpiller son projet d’indépendance.

Le choix du président de l’Irak, révélateur des rivalités au sein de l’alliance kurde

La joute pour la nomination du président de l’Irak, qui s’est tenue dans le secret des bureaux politiques, a mis à l’épreuve la cohésion de la coalition kurde.

La coutume politique adoptée après 2003 (chute de Saddam Hussein), sur le modèle libanais, suppose, pour préserver la paix entre les différentes communautés qui coexistent dans le pays, que la présidence de l’Irak soit réservée à la communauté kurde.

À l’issue d’un accord de partage du pouvoir régional et national entre les deux principaux partis kurdes, cette fonction protocolaire avait été attribuée à Jalal Talabani, le secrétaire général de l’UPK, absent depuis longtemps de la scène politique, pour cause de maladie, et aujourd’hui très affaibli par une longue convalescence à l’étranger. Et le choix de son successeur n’aurait dû être qu’une formalité : l’union sacrée des Kurdes contre l’ennemi djihadiste a déjà permis un accord pour un gouvernement d’union nationale.

Mais, entre le PDK et l’UPK, la méfiance s’est paradoxalement accentuée. Déjà, l’occupation militaire des territoires récemment annexés a donné lieu à des disputes entre les unités de Peshmergas qui dépendent de l’un ou l’autre de ces deux partis.

La donne s’est d’autant plus complexifiée que la structure interne de l’UPK n’a pas été épargnée par les intrigues : en rupture avec le bureau interne du parti, le puissant gouverneur de Kirkouk, Najmaddin Karim, a posé sa candidature à la présidence, à la surprise générale. Bien que très proche de l’Iran, il a été aussitôt désavoué par son camp ; signe que Téhéran a joué toutes les cartes possibles pour imposer un candidat contrôlable, des manœuvres dont même l’UPK semble se défier…

À la menace que fait peser l’EI sur le Kurdistan, s’ajoute ainsi la fragilité de l’unité politique kurde.

La « longue » route vers un référendum pour l’indépendance

Ce sont probablement ces tensions qui ont poussé Massoud Barzani à annoncer la tenue d’un référendum sur l’indépendance : tandis qu’il fournirait à la communauté internationale une légitimité démocratique, le référendum aurait le redoutable avantage de court-circuiter les velléités des partis.

Mais la route est longue à parcourir encore, avant l’indépendance : deux étapes cruciales devront précéder le vote, au parlement, d’une loi instituant cette consultation populaire. La première, d’abord, devra mener à la constitution d’une nouvelle commission électorale, indépendante de Bagdad. La seconde, ensuite, c’est l’organisation d’un premier référendum, préalable à celui qui portera sur l’indépendance. Ce premier référendum, en effet, concernerait les territoires disputés récemment annexés : il s’agirait de valider par une consultation populaire leur intégration à la région autonome du Kurdistan.

Or, dans ce large intervalle, tous les blocages politiciens sont possibles…

Une première étape vers la conciliation a toutefois été franchie : au terme d’une pénible négociation, fin juillet, Fouad Massoum, un cadre de l’UPK (proche de Jalal Talabani) a été désigné en tant que nouveau président de l’Irak ; une élection qui confirme l’emprise de la vieille garde sur l’UPK.

Mais le profil notoirement arabophile du nouveau président de l’Irak pose question sur la stratégie de l’UPK à l’égard de son allié iranien ; et le retour de son leader historique, Jalal Talabani, même affaibli, ne permet d’exclure aucun scénario futur…

Notons également que le Gorran, troisième parti kurde en importance, s’est également prononcé pour « ne pas hâter » le projet d’indépendance.

La visite d’al-Maliki à Souleymanié peut-elle changer la donne ?

Contre toute attente, fin juillet, le premier ministre irakien, Nouri all-Maliki, chiite et pro-iranien, s’est déplacé au Kurdistan pour visiter Jalal Talabani, récemment rentré de sa convalescence en Allemagne. Pourtant, Bagdad avait récemment poussé sa rhétorique violente jusqu’à accuser les Kurdes de comploter avec l’EI contre l’Irak.

Pour appuyer cette volte-face, les liaisons aériennes d’avions-cargos entre Erbil et Bagdad ont été rétablies le même jour.

Faut-il y voir une rupture dans la stratégie du premier ministre irakien ? En réalité, al-Maliki est plus que jamais aux abois : ses décisions imprévisibles et impulsives dans la gestion de la crise ont achevé de lui aliéner les Américains, le clergé chiite et même les ultras de cette communauté, comme la milice Badr. La proximité de cette organisation paramilitaire avec l’Iran indique que le puissant voisin lui-même envisage de trouver un remplaçant à son ancien « poulain ».

Mais le premier ministre sortant est loin d’être vaincu : le vide politique qu’il a entretenu autour de lui, son emprise sur l’appareil d’État et sa victoire aux élections d’avril 2014 lui garantissent une main forte.

Il sait par ailleurs qu’un des tenants de sa survie politique se trouve dans un rétablissement des relations avec les Kurdes. Et il est certain, dès lors, qu’al-Maliki saura jouer des rivalités entre l’UPK et le PDK.

Dans un premier temps, toutefois, le succès de son entreprise de réconciliation dépendra de la teneur de ses promesses.

La Turquie, clé de voûte du projet d’indépendance kurde

Plus que jamais, c’est la Turquie qui jouera le rôle de pivot dans le projet indépendantiste kurde.

Si le Kurdistan accédait à l’indépendance, la Turquie en serait le seul partenaire commercial frontalier, ainsi que le pays de transit du pétrole, clé de l’indépendance financière d’un éventuel état kurde.

Difficile de se prononcer a priori sur la position turque : la Turquie s’est elle aussi trouvée prise au dépourvu par l’évolution du scénario irakien.

Mais notons toutefois que, face aux exactions de l’EI, Ankara a abandonné son opposition traditionnelle à l’occupation kurde des territoires disputés entre le Kurdistan et Bagdad, territoires où réside une importante communauté turkmène qui a toujours servi de relais d’influence turc en Irak. En outre, les avancées décisives dans le processus de paix entre le PKK (mouvement indépendantiste armé de la minorité kurde de Turquie) et Ankara ont atténué les craintes du gouvernement turc à l’idée de l’émergence d’un État kurde à ses frontières. Et la perspective d’un partenariat énergétique avec un Kurdistan indépendant arrive à point nommé, au moment ou la région pétrolifère du Caucase, dont la Turquie dépend largement pour son approvisionnement, est soumise au risque que lui fait courrir la crise ukrainienne.

C’est donc en toute logique que plusieurs cadres de l’AKP, le parti d’Erdogan (premier ministre turc), ont appelé à soutenir l’indépendance kurde et à former son armée.

Mais les Turcs se gardent bien, cependant, de s’opposer frontalement à l’Irak ou à l’Iran : Ankara n’a toujours pas donné à Erbil le contrôle du compte bancaire kurdo-irakien qui reçoit les bénéfices des ventes du pétrole du Kurdistan transitant par le territoire turc.

Ainsi, le président du Kurdistan sait qu’il dispose d’une fenêtre d’opportunité inédite pour réaliser le rêve indépendantiste kurde. Mais malgré un soutien populaire, le projet d’indépendance fait courir le risque d’isoler et de déstabiliser, de ruiner peut-être une région déjà sous forte pression, sociale et politique. Le temps joue contre Massoud Barzani ; et à mesure que ses alliés tempèrent son ardeur, son projet risque de se muer en une sorte de croisade personnelle.

Selon plusieurs sources au PDK, le président kurde souhaiterait absolument proclamer l’indépendance avant la fin de son mandat, car il sait que cet acte historique le ferait entrer dans la légende.

Mais l’ancien chef de guerre reste conscient, à coup sûr, que l’épopée des Barzani, tribu ayant dirigé tous les soulèvements indépendantistes du dernier siècle, a trop souvent tourné à la tragédie…

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