Rôle, place et enjeux d’une force islamiste… à part. Depuis le 29 juin 2014, l’État islamique (EI) n’est plus celui de l’Irak et du Levant (EIIL) ou d’Irak et d’al-Sham (la Syrie) ; DAECH, en arabe. Son chef autoproclamé est le calife Abou Bakr al-Baghdadi ; il s’est choisi un pseudonyme symboliquement fort : Bakr était le nom du premier calife, successeur du Prophète Muhammad ; al-Baghdadi signifie « celui qui vient de Bagdad », la capitale de l’empire arabo-musulman des Abbassides. Pour lui, préciser la zone géographique d’influence de l’EI est inutile; comme si l’ancrage territorial de ce groupe terroriste était à présent officiellement et communément admis par tous. La très efficace stratégie de communication des djihadistes a imposé aux commentateurs du monde entier l’utilisation du vocable « État islamique »(IS, en anglais), un État non-reconnu par la Communauté internationale, mais doté d’une zone de contrôle territorial s’étalant aujourd’hui du nord-ouest de l’Irak au nord-est syrien.
La médiatisation de l’essor spectaculaire de l’EI passe par la visibilité continue de ses pratiques barbares, témoins centraux d’une propagande audiovisuelle de très haut niveau.
La terreur est l’outil principal de l’EI : sur le plan médiatique, avec les décapitations et les menaces répétées contre les mécréants du Monde arabe ou de l’Occident; sur le plan politique et administratif, avec une gestion et une logistique dignes d’un modèle totalitaire ; enfin, sur le plan humain, avec des rackets et pillages quotidiens à l’encontre des populations ennemies.
L’objectif du nouveau califat est donc d’imposer son modèle idéologique par la force, profitant de la guerre en Syrie et des faiblesses de l’appareil d’Etat irakien.
Par ses liens avec al-Qaida, l’EI serait aujourd’hui devenu la créature hybride du djihadisme international. Pourtant, le démantèlement des cadres de l’armée irakienne par les Américains à partir de 2003, l’instrumentalisation de leur organisation par Bachar al-Assad depuis 2011 et le soutien financier des régimes du Golfe (œuvrant dans la lutte idéologique contre les chiites de la zone, soutenus par l’Iran) aux djihadistes de l’EI jusqu’en 2013 constituent, en amont, des éléments géopolitiques centraux pour comprendre la nature de l’EI, son rôle au sein de la nébuleuse islamiste ainsi que les spécificités de son modèle.
L’inscription de l’EI au sein de l’idéologie islamiste et djihadiste
La mouvance djihadiste de l’EI s’inscrit dans le cadre de pensée et d’action de l’islamisme sunnite. Il demeure une idéologie politico-sociale à caractère total, fondée sur une vision religieuse fondamentaliste.
Cependant, plutôt que de parler de « l’islamisme », il convient d’évoquer la pluralité « des islamismes » aujourd’hui.
Le djihadisme contemporain ou « islamisme radical » représente en effet la plus récente des trois formes. Il est né après le mouvement des islamistes réformistes et des islamistes missionnaires, émergeant à partir du XVIIIe siècle.
Le djihadisme incarne un activisme violent et terroriste : ses partisans placent la terreur au cœur de leur action. De leur côté, les islamistes réformistes fondent leur projet sur la prise de pouvoir politique tandis que les mouvements missionnaires s’appuient sur un objectif plus diffus : l’islamisation des populations par la prédication.
Ainsi, si les trois formes d’islamisme visent à mettre en place une structure de pouvoir et assurer sa prédominance sur la société musulmane, leurs moyens d’actions diffèrent.
L’EI s’inscrit dans la catégorie djihadiste des islamismes. S’il n’est pas sans lien avec l’islamisme politique, avec notamment la proclamation d’un État califal, placé sous le régime politique d’un calife (considéré comme le successeur du Prophète), il n’a jamais été consacré par des élections mais s’est imposé par la force aux populations irakienne et syrienne.
D’un point de vue idéologique, le djihadisme d’al-Qaida et des partisans de l’État islamique s’appuie aujourd’hui sur deux grandes doctrines.
Les premières structures djihadistes contemporaines (l’organisme secret des Frères musulmans et, surtout, les Gamaat islamiyya nées en Égypte sous la présicende d’Anouar al-Sadate) sont apparues à la fin des années 1970 et ont suivi les préceptes idéologiques de Sayyid Qotb. Ses thèses ont été interprétées radicalement par les takfiristes, adeptes d’une idéologie violente chargée de lutter contre les impies (des mauvais musulmans aux mécréants étrangers). L’autre source idéologique qui alimente l’idéologie des djihadistes actuels, c’est le discours de Maudoudi, théologien à l’origine de l’islamisme pakistanais, prônant la révolution islamique et l’application du djihad.
Lors de la guerre en Afghanistan (1979-89), les deux idéologies de Qotb et Maudoudi ont fusionné au sein du djihad des moudjahidines défendant les Afghans (à l’époque soutenus et financés par les Etats-Unis et l’Arabie Saoudite) des Soviétiques. Al-Qaida (« la base », en arabe) s’est alors structurée pendant cette guerre, sous l’impulsion de ses fondateurs, Abdullah Youssouf Azzam et Oussama Ben Laden.
C’est en 2003, qu’Abou Moussad al-Zarkaoui fonde la branche irakienne d’al-Qaida : « al-Qaida au Pays des deux Rives » (les deux rives renvoient au Tigre et à l’Euphrate, fleuves irakiens délimitant la Mésopotamie).
Il radicalise les objectifs de la « maison-mère » et Oussama Ben Laden décide de se séparer de son allié irakien. L’État islamique en Irak (EII) naît alors de cette scission.
L’opportunité d’un développement territorial de l’organisation s’établit au moment de la mise à mort du système politique baasiste de Saddam Hussein par les Américains, puis, à partir de 2011, de la brèche ouverte par le Printemps arabe en Syrie.
Une organisation territorialement ancrée oscillant entre pratiques archaïques et modernes
Contrairement à al-Qaida, l’EI s’ancre territorialement sur une zone homogène et en expansion depuis 2013.
D’Irak, l’EI vise la Syrie. L’alliance puis la rupture avec le Front salafiste Al-Nosra (« pour le soutien au peuple de Syrie »), qui refuse de se séparer d’al-Qaida au profit de l’EIIL, leur permet, malgré tout, une implantation rapide en Syrie.
Cette installation durable justifie alors la création d’un État islamique et s’accompagne de symboles créant une identité propre à l’organisation.
Le groupe terroriste est composé d’une armée, principalement terrienne, de 30 000 hommes (selon les dernières estimations de la CIA) et demeure aujourd’hui l’organisation terroriste la plus riche du monde.
Coupés d’une partie du soutien financier des États du Golfe, soucieux de la radicalisation de certains de leurs ressortissants séduits par l’EI, les djihadistes disposent de ressources variées : l’argent issu du secteur pétrolier, les prélèvements sur le coton et le blé destinés à la consommation des populations sous leur contrôle, la confiscation des avoirs de trois banques de Mossoul, les revenus des rançons d’otages (estimées à seulement 5% du total), la taxe perçue sur les ventes d’objets archéologiques en Syrie et, enfin, les rackets permanents perpétrés sur les populations locales.
Ainsi, les modes d’action de l’EI restent tout à fait rudimentaires, voire archaïques : la pratique des razzias et du partage du butin demeurent en parfait décalage avec leur réactivité et leur grande inventivité concernant la communication de leur idéologie et de leurs actions dans le monde entier.
Mais peut-être est-ce là la clef de son « succès »…