La désocialisation et le libéralisme économique galopant et mortifère n’expliquent pas tout, bien sûr… Les candidats au jihad ne sont pas seulement des « paumés », des exclus de la société de consommation. Mais, pour d’aucuns, l’État islamique s’est présenté comme l’échappatoire « clef-sur-porte » à la médiocrité que leur réserve le modèle capitaliste mondial.
Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx écrivait que Napoléon III avait formé, « sous la façade d’une ‘société de bienfaisance’ », une force d’intervention qui lui était dévouée « avec des roués ruinés n’ayant ni ressources, ni origine connues… (…), les rebuts et laissés pour compte de toutes les classes sociales, vagabonds, soldats renvoyés de l’armée, échappés des casernes et des bagnes, escrocs, voleurs à la roulotte, saltimbanques, escamoteurs et pickpockets, joueurs, maquereaux, patrons de bordels, portefaix, écrivassiers, joueurs d’orgue de barbarie, chiffonniers, soulographes sordides, rémouleurs, rétameurs, mendiants, en un mot toute cette masse errante, fluctuante et allant de ci-de là que les Français appellent ‘la bohème’. »
Voilà la description que donnait Marx d’une sous-classe sociale qu’il appelait le « lumpenproletariat », produite à la marge de l’urbanisation et de l’industrialisation. Un groupe social repris en compte, plus tard, par Frantz Fanon dans les Damnés de la terre et que ce dernier considérait comme susceptible de devenir aussi bien révolutionnaire que contre-révolutionnaire.
Deux constats qui redeviennent d’importance à l’époque où les délocalisations, mondialisation et désindustrialisation ont produit massivement de part le monde une jeunesse précarisée, atomisée, sans perspectives de travail durable et d’utilité sociale, désaxée et déculturée, phénomène augmenté par le déracinement familial, social, national, psychologique, identitaire, religieux, idéologique, un déracinement induit par le zapping et le « nouveau nomadisme » qui n’est en fait qu’un individualisme exacerbé et sans repères politiques ou idéologiques stables
Quoiqu’on pense de ce qui s’est réellement passé dans le cas de Mohammed Merah, des frères Kouachi et d’autres cas semblables bien plus nombreux exerçant leurs activités au Moyen-Orient, on ne peut manquer de faire le parallèle entre leur destinée individuelle et celles des membres des tristement célèbres « Escadrons de la mort », actifs en Amérique latine dans les années 1970 et 1980, lesquels étaient recrutés avant tout parmi les orphelins, les laissés pour compte, les rebuts de la société.
On doit dans ce cadre également évoquer le phénomène des « freedom fighters » (les « combattants de la liberté », ainsi qualifiés par les présidents Carter et Reagan), venus de tout le monde musulman et qui ont constitué la première formation « jihadiste » d’envergure, jusqu’à aujourd’hui. Au moment de la première guerre d’Afghanistan, en effet, qui a commencé en 1978, la CIA, pour générer un « Vietnam russe », a promu le développement des factions de « moudjahidin », dont la tâche première fut de « combattre le communisme » en assassinant dans les villages afghans les instituteurs et les infirmières envoyés par le gouvernement central. Une pratique qui, comme en Amérique latine, s’est répétée plus tard en Algérie, avec « l’Unité 192 », dans les années 1990, après que le gouvernement avait annulé les élections qui avaient donné la victoire aux islamistes (les escadrons de la mort de l’État algérien allaient, de village en village, éliminant les opposants à la dictature militaire), puis dans d’autres pays trop rétifs à l’ordre mondial dominant et soudainement assaillis d’une horde de nouveaux venus… venus des faubourgs et des banlieues de leurs propre pays, mais aussi de l’étranger.
Merah, comme les Frères Kouachi et comme d’autres, était le produit d’une famille décomposée, de services sociaux en incapacité, d’une école, en l’occurrence française, tombée en déliquescence, démissionnaire, devenue absente des « quartiers populaires », souvent saccagés, bref d’un milieux sans plus de repères moraux, idéologiques ou religieux élaborés, mais marqués par la fascination pour la consommation mise en scène par une publicité sans limite. Des jeunes qui semblent avoir soudainement trouvé un argumentaire religieux de pacotille n’ayant rien à voir avec le souffle prophétique initial, mais qui pouvait justifier leurs pulsions mortifères, voire suicidaires.
« No Future ! » claironne-t-on depuis trente ans aux jeunes potentiellement rebelles des « quartiers », en France comme en Arabie saoudite, en Égypte, à Alger ou à Tunis… comme aux États-Unis.
Aucune chance de se révolter contre les pouvoirs de son propre pays, mais toutes les raisons d’aller chercher l’aventure ailleurs ; rien qui permette d’espérer autre chose qu’un monde de petits boulots, de drogue, de misère morale, à la porte d’un océan de richesses clinquantes barricadées dans les beaux quartiers. Mais une perspective de dignité, même illusoire, en s’engageant dans les sociétés de sécurité, les Blackwater et consorts, dans les formations paramilitaires ou dans les armées de mercenaires, ou…
Car, on le constate, que ce soit pour Daech ou pour an-Nosra, pour AQMI ou pour Boko Haram, une masse de jeunes, musulmans et parfois « convertis », venus de partout, a afflué vers la Libye puis en Syrie, à l’appel de ceux qui, à l’Ouest, déclaraient « soutenir le combat contre le dictateur qui tue son propre peuple » ; et, dans le Monde arabe, de ceux qui appelaient à « excommunier et exterminer les mécréants » (les « takfir »), selon le discours de « télécoranistes » entretenus par les « pétromonarques » alliés de l’Occident et incapables de canaliser le désir de promotion sociale des jeunes laissés à la dérive par presque quarante annnées « d’infitah » en Egypte et, plus encore, en Tunisie… Trente ans de marché dérégulé, dans d’autres pays arabes… ou européens.
À l’époque de Louis Napoléon (Napoléon III), le discours de ces « lumpen » mis au service des puissants s’apparentait plutôt au vieux conservatisme réactionnaire « chrétien », comme cela a été le cas aussi en Amérique latine. Ce qui n’a pas empêché ces escadrons de la mort d’assassiner un archevêque, celui de San Salvador, Oscar Romero…
Alors, pourquoi en serait-il autrement aujourd’hui avec « l’islamisme » qui prolifère sur fond de dégradation sociale et culturelle dans des pays délabrés jouxtant des sociétés d’abondance ou dans les banlieues situées à la porte des lumières des grandes capitales occidentales ?
Parfois, il peut s’agir aussi de jeunes cadres, qui se découvrent soudainement, un jour, isolés et sans perspectives. En Algérie ou en Syrie, il a d’abord fallu incendier les usines. En France, il suffisait de les délocaliser pour créer le désert social. En Arabie saoudite ou en Tunisie, il avait suffi de ne rien construire.
La différence entre le « lumpenproletariat » de Marx et le prolétariat de la société industrielle ne réside pas dans le niveau de vie, mais dans la capacité des travailleurs intégrés à un milieu productif de prendre conscience de la logique du système et donc de pouvoir imaginer d’en prendre à terme le contrôle, au moins en partie ; ou de participer à un processus de promotion sociale pour soi ou ses enfants, que cela se face au nom du conservatisme, du socialisme, du nationalisme arabe ou d’une théologie de la libération.
Mais, atomisé et désespéré, le fils du prolétaire d’hier ne peut plus désormais que devenir le « lumpenprolétaire » d’aujourd’hui, tiraillé entre les tentations de « se retrouver » dans un groupe de fans du foot, un commando de suprématistes blancs, « néo-païens » ou « chrétiens », ou une bande « d’islamistes » en quête de paradis, de vierges et de consommation assurée pour l’éternité.
Il suffit simplement de lui insuffler un prêche, qui intégriste chrétien (Breiviks), qui « survivalist » et « libertarien » (attentat d’Oklahoma city), qui islamiste… En ne perdant pas de vue la bonne vieille habitude des services secrets de pénétrer les « classes dangereuses », comme on disait sous Napoléon III, par des informateurs ou agents recrutés à cause de leur absence de liens et d’encadrement solide, familiaux, sociaux, religieux, idéologiques, politiques, économiques…
En tout cas, on ne peut pas analyser des phénomènes comme Daech ou an-Nosra -et leurs désormais excroissances en Europe- sans analyser les deux bases de recrutement et de formation initiales de ce type de structures paramilitaires, celles des escadrons de la mort d’Amérique latine et celles des « jihadistes » d’Afghanistan, qui ont essaimé depuis.
On n’a toutefois pas vu ces masses de jeunes guerriers dirigées vers les théâtres de guerre où se jouaient des combats nationaux émancipateurs réels, Palestine ou autre ; on les a vus envoyés dans les pays qui, pour une raison ou une autre, avaient des régimes politiques certes plus ou moins durs, mais qui étaient indépendants et ne plaisaient pas aux puissances occidentales dominantes, ce qui s’est vérifié, de l’Afghanistan de 1979 à la Syrie d’aujourd’hui…
C’est ce qui fait la différence fondamentale entre ces mouvements et d’autres, islamiques ou non, comme l’OLP d’autrefois, le Hamas, le Hezbollah, l’IRA, les guérillas latino-américaines, etc., qui avaient leurs propres dynamiques internes, nationales, libératrices. Rappelons à cet effet que l’ancien ambassadeur des États-Unis au Honduras, d’où il dirigeait les opérations des Contras qui visait le Nicaragua, John Negroponte, fut nommé, après 2003, ambassadeur à …Bagdad. Sans doute pour ses bons et loyaux services rendus dans la lutte contre les révolutionnaires centre-américains et alors que les armées US en Irak faisaient face alors à un mouvement de résistance national irakien plutôt patriotique, transconfessionnel et laïcisant. Et l’on vit arriver soudainement al-Qaida au pays des deux fleuves ! Donner une apparence religieuse ou ethnique ou tribale, mais toujours une apparence sectaire, à un combat mené par des gens du peuple, ou bien favoriser ce genre de mouvements a toujours été –et bien avant Louis Napoléon déjà- une arme privilégiée visant à ce que « tout change pour que rien ne change ». Le contraire, donc, du souffle prophétique, des mouvements démocratiques, des courants réellement révolutionnaires. Depuis que les révolutions se sont « colorées », en Europe centrale, elles ont cessé d’être radicales pour devenir socialement conservatrices… Métamorphose des mots qui renvoie en écho le terme « prolétariat » à son contraire objectif donc, le lumpenproletariat.
Daech est ainsi le summum aujourd’hui atteint par la postmodernité. Il suffit pour s’en convaincre de visionner les vidéos d’horreurs qui, en terme de violence, de « suspense » et de professionnalisme, en arrivent à surpasser le maître en la matière, Hollywood.
Une question reste à poser, cela dit. Comment s’est faite la greffe ? Qui en porte la responsabilité directe ? Est-ce plutôt spontané ou plutôt organisé ? Mais les « quasi-enfants soldats » de Daech ne sont que les copies conformes des enfants soldats d’Amérique du sud d’autrefois, de l’Afrique d’aujourd’hui et des bataillons de volontaires pro-Kiev en Ukraine.
Ils ressemblent tant aux fans de nos clubs de foot qui n’ont visiblement pas tous (encore ?) trouvé un riche « sponsor » pour leur payer un aller simple vers le « paradis », avec sensations fortes hollywoodiennes en cours d’ascension.
Ceux qui l’ont trouvé, quand ils ont le malheur de survivre à leur « voyage » et reviennent encore plus désabusés « au bled », qu’il soit une banlieue européen ou un hameau arabe, c’est la police qui les attend désormais.
Ne vous attendez pas à des excuses des dirigeants pour ces politiques qui ont mené ces jeunes à la dérive, ni à des questions sur les causes de la faillite des services sociaux, de l’économie productive, de l’école, ni à des questions sur l’absence de projet de promotion sociale, ni sur les méthodes des services secrets nationaux. Dans la société de marché, même la religion, comme la drogue, est devenue un produit de consommation.
On doit zapper, faire son shopping de fatwas et y jouer à la guerre comme si c’était un jeu vidéo. Ils n’ont pas le droit d’y échapper.