ÉTAT ISLAMIQUE – DAECH ou la construction d’un proto-État

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Initialement, le groupe appelé en arabe DAECH (État islamique en Irak et au Levant) n’avait d’État que le nom. Mais ce nom affichait justement un projet politique clairement exprimé : construire un nouvel État sur les décombres des États faillis de la région. Un an après sa percée fulgurante en Syrie et en Irak, le groupe conduit par Abou Bakr Al-Baghdadi est en voie de ganer son pari, à la faveur d’une situation internationale particulièrement confuse.

TerreurIl n’est pas inutile de rappeler que DAECH est né de la fédération d’un certain nombre de groupes de l’insurrection irakienne contre l’occupation américaine [ndlr : suite à la guerre d’Irak de 2003], réunis autour du noyau dur des anciens combattants d’Al-Qaïda en Mésopotamie, laquelle a connu son heure de gloire sous la férule du Jordanien Abou Moussab Al-Zarqawi, tué dans un raid américain en juin 2006.

Jusqu’en 2011, date de départ des troupes américaines d’Irak et du déclenchement du soulèvement syrien, DAECH était une organisation sur le déclin, dont les forces avaient été largement réduites sous l’action coordonnée des troupes américaines et des tribus sunnites opposées à l’implantation des djihadistes sur leur territoire.

Il est désormais établi que c’est le conflit syrien qui a offert à DAECH une opportunité unique de se reconstruire et d’acquérir la puissance de frappe qu’on lui connaît aujourd’hui. L’on sait également que la politique de marginalisation des Sunnites menée par le gouvernement irakien dominé par les Chiites a joué un rôle essentiel dans le ralliement d’un certain nombre de Sunnites d’Irak à DAECH.

Ce que l’on sait moins, c’est que, dès 2006, l’organisation djihadiste s’était fixé comme objectif de construire un État viable, et avait mis en place une stratégie sur le long terme visant à réaliser cet objectif.

En relisant les écrits et les discours de ses principaux chefs, on se rend compte que la contestation des États existants était déjà au cœur de leur rhétorique et que le projet de construction politique avait toujours été présent dans les esprits. Ces chefs divergeaient simplement sur les modalités d’atteindre cet objectif et de réaliser ce projet politique.

D’un côté, les « souverainistes » voulaient passer par une contestation officielle des accords Sykes-Picot, signés en 1916, entre les Français et les Britanniques et ayant conduit à dessiner les frontières que nous connaissons aujourd’hui des pays arabes de la région, plus particulièrement de la Syrie, de l’Irak, de la Jordanie et du Liban.

D’un autre côté, les « révolutionnaires » voulaient construire un État en passant par la lutte armée et par la conquête territoriale. Ils citaient deux exemples d’États contemporains nés suivant cette méthode : l’État saoudien, en 1932, et l’État hébreu, en 1948.

Mais, pour les deux camps, c’est l’action de conquête territoriale menée par un groupe armé, initialement qualifié de « terroriste » pour ses méthodes, qui a permis l’établissement de chacun de ces deux États. Dans le cas saoudien, ce sont les « Ikhwân » [ndlr : milices islamiques constituées essentiellement de Bédouins] sur lesquels va s’appuyer Ibn Saoud pour unifier l’Arabie ; dans le cas israélien, c’est l’Irgoun [ndlr : mouvement terroriste sioniste actif sous le mandat britannique en Palestine] qui permettra de jeter les bases du futur État hébreu.

C’est en imitant ces deux « modèles » que les idéologues et les chefs de DAECH entendaient créer un nouvel État panarabe sinon panislamique dans le cadre du « Califat » déclaré en juin 2014 par Al-Baghdadi, désormais appelé « Calife Ibrahim » à l’issue de l’allégeance publique et filmée qui lui a été faite à la grande mosquée de Mossoul, deuxième ville d’Irak.

Cette déclaration demeure néanmoins un acte symbolique et ne fait pas de DAECH un État. Ce sont les victoires militaires qui vont l’ériger en proto-État auquel ne manque plus que la reconnaissance internationale.

En effet, à l’été 2015, DAECH affiche tous les attributs d’un État : l’existence d’une continuité territoriale qui s’étend sur la Syrie et l’Irak faisant grosso modo la superficie de la Grande-Bretagne, l’existence d’une population résidente sur ce territoire évaluée à plus de huit millions d’habitants, l’existence d’une forme de gouvernement au niveau local et régional qui gère depuis près d’un an des villes aussi importantes que Mossoul en Irak (deux millions d’habitants), Raqqa en Syrie et plus récemment Palmyre. Sur tous ces territoires, les « gouverneurs » de DAECH ne vivent pas clandestinement mais sont connus de la population et gèrent tous les services publics : administration, état civil, eau, gaz, électricité, internet, etc.

De plus, l’organisation a renforcé son contrôle sur ses éléments les plus radicaux, interdisant les actions de terreur contre les civils, les massacres à grande échelle, le ciblage des minorités et les exactions filmées.

Partout, l’organisation agit désormais comme une force d’occupation qui essaie, autant que faire se peut, de ne pas perturber la marche habituelle de la vie quotidienne et de l’économie locale. Les témoignages récents indiquent même que la charia est appliquée moins strictement qu’avant et que l’organisation veille soigneusement à rallier le cœur et l’esprit des populations.

Cette transformation n’a pu être possible que parce que les populations locales, majoritairement sunnites, ont été jetées dans les bras de DAECH par une alliance de fait exceptionnelle et inédite qui ne leur laissait aucun choix. En effet, sur terre, ces territoires à majorité sunnite sont quotidiennement attaqués par les forces chiites du régime syrien, du régime iranien, du gouvernement irakien et du Hezbollah libanais.

De plus, par les airs, ces territoires sont bombardés quotidiennement par une coalition internationale qui essaie de cibler les combattants de l’État islamique ; mais ceux-ci sont mélangés à la population locale, et les « dommages collatéraux » se multiplient.

Même les monarchies sunnites du Golfe, qui auraient pu constituer un « bouclier » ou un « recours » pour ces populations, ont fini par rejoindre la coalition internationale dans ses bombardements aériens, car elles se sentaient elles-mêmes menacées.

Certes DAECH n’a plus aucun soutien dans la région mais les populations sunnites qui vivent sous sa coupe non plus.

Ainsi, en voulant isoler l’organisation terroriste politiquement et économiquement, les puissances régionales et internationales lui ont offert le peuple aux abois dont elle avait besoin pour s’ériger en État.

Seule une solution politique permettrait un jour à la population sunnite d’Irak et de Syrie d’entrevoir un espoir en dehors de « l’État islamique ».

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Mathieu Guidère

Islamologue - Professeur à l'Université de Paris VIII (FRANCE)

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