IRAK – Ramadi : L’État islamique aux portes de Bagdad

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Alors que l’Irak entame son « an II post-Mossoul », la récente reconquête de Tikrit par les forces loyalistes irakiennes laissait entrevoir une reprise de l’initiative stratégique par l’armée irakienne et la Coalition internationale qui, depuis septembre 2014, tente, par des frappes aériennes, de limiter l’avancée des combattants de l’État islamique (EI). Mais l’État islamique a une fois de plus stupéfait les observateurs, en conquérant –et avec une force réduite- Ramadi, capitale d’Al-Anbar, la plus grande province d’Irak (une conquête immédiatement suivie de la prise de Palmyre, en Syrie). Contextualisée par la carte des récentes victoires et défaites de l’EI, la prise de Ramadi, dans la nuit du 17 au 18 mai 2015, est peut-être l’annonciation d’un recentrage géopolitique majeur de l’État islamique ; elle est en tout cas le révélateur que l’illusion de l’existence d’un État irakien pourrait bientôt s’évanouir.

Stupeur internationale

« Les Irakiens n’ont montré aucune volonté de se battre. (…) Si nous leur fournissons un entrainement, des équipements et de l’aide, j’espère qu’ils commenceront à vouloir se battre. »

Une telle déclaration, mêlant colère et dépit, est très surprenante dans le cadre pragmatique et policé de la diplomatie. C’est pourtant la réaction officielle des États-Unis, celle de la secrétaire à la Défense, Ashton Carter, qui s’est prononcée lors de sa conférence de presse du 18 mai, au lendemain de la prise de Ramadi par les djihadistes de l’État islamique. C’est que la déception fut de taille ; et la fuite désespérées et désordonnée des forces régulières irakiennes ont rappelé la chute de Mossoul en 2014.

Au mois d’avril, constatant l’échec de son camp, Barack Obama avouait publiquement que la Coalition « n’avait toujours pas de plan contre l’État islamique ».

La prise de Ramadi vient aujourd’hui démontrer que les Occidentaux n’ont pas non plus de véritables alliés sur le terrain des combats ; jusqu’ici, en effet, afin de préserver l’illusion de l’existence de l’État Irakien, les États-Unis concentraient leur aide militaire à l’armée étatique, s’interdisant d’armer directement les Kurdes et les quelques milices sunnites restées fidèles au gouvernement…

Ramadi, clé stratégique : la politique du triangle sunnite d’Irak

La prise de la capitale de la province d’Al-Anbar est un revers stratégique majeur pour la Coalition : il brise net la dynamique de reconquête du territoire entamée depuis novembre dernier par l’armée irakienne ; et l’ouverture de ce nouveau front sur la vallée de l’Euphrate bouscule le dispositif de défense des régions de Bagdad et de Kerbala, qui mettra des mois à être réorganisé.

IRAK - Juin 2015 - Martin LAFON'

C’est en revanche une bouffée d’oxygène pour l’État islamique, qui gagne probablement une année supplémentaire de répit concernant un hypothétique siège de Mossoul, devenu quoi qu’il en soit impossible avant que la province d’Al-Anbar ne soit sécurisée ; et la reconquête devrait être d’autant plus longue que la situation régionale a changé : l’Iran, dont les milices constituent le principal soutien militaire au sol du gouvernement irakien et de la Coalition, est désormais fortement sollicité en Syrie, depuis les défaites du régime à Idlib et Palmyre. Les forces Qods et les milices Afghanes, qui avait plus que contribué à la reconquête de Tikrit, ne participeront pas à la campagne d’Al-Anbar.

La chute de Ramadi est également une catastrophe politique pour le gouvernement de réconciliation Chiites-Sunnites du premier ministre irakien Haïder al-Abadi : en laissant prendre sans coup férir la capitale du triangle sunnite irakien, Bagdad envoie aux Sunnites le message que les ruines de la raffinerie de Baiji ont davantage de valeur que le sort de milliers d’Irakiens de leur communauté, tués ou jetés sur les routes, des réfugiés qui, par ailleurs, sont refoulés de la région de Bagdad, majoritairement chiite. Mais aussi parce que le rôle d’interface que jouait Ramadi entre les régions loyalistes et les zones tenues par les islamistes faisait de la ville un lieu de négociation crucial pour essayer d’obtenir des tributs sunnites qu’elles expulsent les djihadistes de leur territoire, ce qui pouvait être envisagé, par exemple, à Hit ou à Falloujah, où une partie de la population sunnite semble vouloir se débarrasser de la présence des troupes de l’EI.

Une 5e colonne ?

Comme Mossoul, Ramadi « attendait-elle » les djihadistes ?

Fief des tribus sunnites connues pour être les plus belliqueuses d’Irak, carrefour des Bédouins du désert, Ramadi, depuis 1991, n’était cependant jamais tombée toute entière entre les mains d’une rébellion, qu’elle fût baathiste ou djihadiste.

Ainsi, à la suite des violentes manifestations qui avaient éclaté à Ramadi en 1995 à l’encontre du dictateur Saddam Hussein, la grande confédération tribale des Dulaimi, dont est issue la majorité des habitants de la région, avait été marginalisée par l’État baathiste. Ce sont les erreurs de l’occupant américain (qui heurteront à la fois la culture islamique conservatrice de cette population, mais aussi le nationalisme prononcé des tribus), qui provoqueront la formation à Ramadi de milices néo-baathistes, dès 2004, dont les noms, comme celui des « Brigades de 1920 », faisaient directement références à la révolte anticoloniale contre les Britannique. Un soulèvement qui s’était soldé par la mort de nombreux martyrs et fait aujourd’hui encore la fierté des tribus d’Al-Anbar. Par la suite, c’est Al-Qaeda qui s’implantera dans la région et profitera de cet esprit guerrier et frondeur pour s’y enraciner, et notamment à Falloujah.

Al-Qaeda, à son tour, n’a pas su s’allier les autorités locales, principalement à cause de la tentative de son chef en Irak, Abou Mousab al-Zarkaoui, de briser toute opposition qui émanait de la prégnance tribale, en exécutant des cheikhs récalcitrants et en extorquant un tribut sur la contrebande traditionnelle qui circulait entre la Syrie, la Jordanie et l’Irak. Or, à la même période, la stratégie américaine change radicalement, favorisant l’autonomie sécuritaire des zones sunnites en encourageant les tribus à intégrer les forces de polices et les instances politiques. Les puissants cheikhs d’Al-Anbar, pressés de recouvrer leur rang politique et symbolique en Irak, s’empressent alors de saisir la main tendue par le général américain David Petraeus, commandant de la coalition militaire multinationale en Irak depuis janvier 2007. Cette conjecture favorable aboutira à la création du « Réveil d’Al-Anbar » et des Sahwas, ces milices anti-Al-Qaeda constituées au sein des tribus sunnites de la province. En moins d’un an, les djihadistes étaient expulsés des campagnes, et leur activité décroissait fortement dans les villes.

On le voit, la région est à qui sait comment la prendre…

La suite est connue. Cette période de concorde entre Al-Anbar et Bagdad ne survit pas au départ des troupes américaines qui laissent le camp sunnite face à l’intransigeance du gouvernement chiite de Nouri al-Maliki, lequel s’emploie, dès 2011, à réduire le pouvoir des cheikhs sunnites qui cumulent responsabilités politiques et pouvoir sécuritaire. S’ensuivent des mois de manifestations de la communauté sunnite, dans tout le pays ; elles sont violemment dispersées par l’armée. Les anciens chérifs d’Al-Anbar créent alors « le Conseil militaire tribal révolutionnaire », et les milices tribales sunnites répondent par la guérilla aux tirs des soldats chiites de l’armée d’al-Maliki. C’est dans ce contexte, où les tensions communautaires se sont sensiblement ravivées, que l’État islamique en Irak, fondé sur les vestiges d’Al-Qaeda en Irak, trouve toutes grandes ouvertes les portes de Falloujah, dès la fin de l’année 2013, c’est-à-dire huit mois avant la prise de Mossoul par cette même organisation, devenue entre temps l’État islamique en Irak et en Syrie.

On peut donc s’interroger sur la présence, à Ramadi, de forces favorables à l’État islamique, qui lui auraient facilité la conquête de la ville.

D’autant plus que, si les Sahwas avaient permis de réduire Al-Qaeda et les mouvements takfiristes à une portion congrue, ils ne se sont jamais réellement attaqués aux groupes baathistes, qui ont conservé, eux, malgré leur taille modeste, une réelle assise territoriale, tacitement acceptée par la police dans certaines zones de la province d’Al-Anbar et certains quartiers de Ramadi. Or, on sait à quel point l’État islamique en Irak s’est allié la résistance baathiste, dès 2006, et on peut donc légitimement se demander quel rôle ont joué ces groupes baathistes lors de l’offensive de l’EI dans la région d’Al-Anbar, après la chute de Mossoul, une offensive qui avait amené l’EI à prendre la ville de Hit et plusieurs quartiers dans le sud de Ramadi. Un rôle qui fut certainement non négligeable, bien qu’impossible à déterminer avec exactitude.

La chute de Ramadi, encore une preuve de l’inefficacité du système sécuritaire irakien…

Ville stratégique pour le contrôle de l’espace sunnite irakien, Ramadi fut un objectif prioritaire pour la rébellion baathiste, dans les années 2000 ; elle l’était tout autant depuis 2013 pour l’État islamique.

Présent dans la ville depuis janvier 2014, l’État islamique lance d’importants assauts contre l’armée irakienne dès le mois d’octobre, à partir de la ville de Hit, située en amont sur l’Euphrate ; en conséquence de quoi, afin d’éviter l’enlisement en terrain hostile (sunnite), l’armée irakienne décide d’évacuer la plupart des villes de la région, limitant ses effectifs à la défense des bases militaires. Ce sont donc la police locale et les tribus qui, seules, ont assuré la défense de Ramadi –contrairement à ce que l’on a pu croire d’une complicité coupable de l’ensemble de la population ; certes hostile à Bagdad, elle est aussi, majoritairement, anti-Daesh.

En fait de « 5e colonne », la principale cause structurelle de la débâcle de Ramadi est la désorganisation du front dans la province d’Al-Anbar, déchiqueté en une vingtaine de micro-fronts créés par les enclaves que djihadistes ou loyalistes maintiennent chacuns dans la zone tenue par l’ennemi. Une situation fortement coûteuse en effectifs pour le camp gouvernemental, et qui rend les manœuvres hasardeuses : les troupes doutent des bonnes dispositions de la population locale, et sortent peu de leurs bases retranchées. D’autre part, la multiplication des acteurs (l’armée et ses différentes brigades, les forces spéciales, la police et les tribus), le manque de communication, le manque de confiance font la part belle au doute, puis à la rumeur. C’est probablement ce qui, de Mossoul à Ramadi, a transformé les erreurs tactiques en débâcles.

Dès le début du mois de mai, l’État islamique lance plusieurs petites attaques sur l’ensemble des positions de la région de Ramadi.

Le 14 mai, les forces spéciales, subitement appelées sur un autre front -probablement à Baiji, où l’EI avait lancé plusieurs attaques de diversion les jours précédents- quittent Ramadi sans mot dire, abandonnant la police et une brigade de l’armée, sans armes lourdes, pour contrer l’offensive spectaculaire qui surviendra le lendemain, 15 mai, à la faveur d’une tempête de sable qui a maintenu au sol l’aviation de la coalition.

Les islamistes, déjà présents dans les quartiers sud de Ramadi, traversent alors l’Euphrate en bateau, au nord, puis lancent plus d’une douzaine de camions-suicides blindés sur les lignes loyalistes, à l’est, perçant le front jusqu’à leur objectif situé au cœur de la ville : le commandement des opérations d’Al-Anbar.

Une fois tombé le quartier général de l’armée irakienne, profitant de la panique suscitée par la fuite de nombreux policiers, soldats et civils, les troupes de l’EI parviennent à couper en deux les dernières forces qui avaient tenu leurs positions.

Encerclés dans la banlieue d’Al-Malab, au sud-ouest de la ville, des centaines de soldats mourront avant que le reste de la brigade ne soit évacuée, par hélicoptère ; et, le 18 mai, au soir, Ramadi est annexée par l’État islamique.

« Mourir pour Ramadi et Falloujah ? » : la parade du camp chiite face au maquis sunnite d’Al-Anbar

Comment évoluera le front dans les prochains mois ? Les conjectures, les dates anticipées d’offensive… Rien n’a jamais permis de prévoir les surprises stratégiques auxquelles l’EI a habitué ses adversaires.

Des premiers développements « post-Ramadi », on peut par contre tirer quelques enseignements et identifier plusieurs facteurs qui vont structurer à court ou moyen terme les opérations militaires dans la province d’Al-Anbar.

Le rôle des tribus dans le dispositif sécuritaire du nouvel Irak sera plus que jamais déterminant dans les prochains mois. Une grande partie des cheikhs de petites tribus, dont la population essaime sur une grande partie d’Al-Anbar, semble revenir à la position attentiste qui prévalait à l’époque des affrontements entre Al-Qaeda et les États-Unis, époque à laquelle choisir un camp signifiait risquer d’être anéanti par l’autre. D’autant plus que l’EI n’hésite plus à recourir aux exécutions massives de villages entiers pour punir les tribus loyalistes. Une fois de plus, le lobby tribal d’Al-Anbar, très actif à Washington et Riyad, exige des garanties et du soutien matériel pour s’engager.

Heureusement, la grande majorité de ces tribus est sincère dans sa volonté d’expulser l’EI : il y a désormais pour la plupart d’entre elles « du sang », entre elles et les djihadistes, ce qui exige vengeance.

Mais, tandis que le dispositif américain à destination de ces acteurs non-étatiques démarre à peine, avec l’installation de formateurs dans deux bases militaires que compte la province, deux questions demeurent en suspens : quel armement sera fourni et quelle intégration ces petites tribus sunnites peuvent elles espérer dans la mobilisation populaire ?

En effet, du fait de ce nouvel échec de l’armée et des forces de police irakiennes, ce sont bien les milices chiites qui sont appelées, à présent, à prendre en main les opérations dans la province d’Al-Anbar ; et, cette fois-ci, en bénéficiant d’un total blanc-seing international.

Ces groupes armés sont effectivement les grands bénéficiaires politiques de la prise de Ramadi : fortement critiqués par la Communauté internationale après la prise de Tikrit, car soupçonnés de crimes de guerre dans la Diyala, une intervention de ces milices dans la province d’Al-Anbar était jusqu’ici refusée à la fois par la Coalition et par le conseil de sécurité du gouvernorat, composé de membres des tribus fondatrices des Sahwas. Or, depuis la chute de Ramadi, les États-Unis ont officiellement sollicité l’aide de la mobilisation populaire pour la libération de la province d’Al-Anbar, et le conseil de sécurité d’Al-Anbar a fait de même peu après…

En outre, des questions essentielles demeurent non-résolues : si tous les groupes chiites qui composent la mobilisation populaire ont déclaré leur volonté d’intervenir dans la province d’Al-Anbar, des doutes demeurent sur leur réelle volonté d’engager un combat qui sera coûteux en vies humaines pour défendre une région sunnite qui leur est traditionnellement hostile.

Enfin, la réputation des miliciens chiites les précède : incapables de se rallier la population locale dans les régions sunnites, ils n’ont d’autre choix que de laisser évacuer par les civils les villes qui doivent être attaquées, perdant ainsi tout effet de surprise et laissant le temps aux djihadistes de renforcer et piéger leurs positions. Une contrainte stratégique qui, à Tikrit, aurait coûté la vie à 2.000 des leurs.

La mobilisation populaire viendra-t-elle dès lors s’enliser au cœur de la province d’Al-Anbar ?

Plusieurs analystes en doutent et pensent que les miliciens préfèreront probablement renforcer leur « ligne Maginot » autour de leurs cités, les villes chiites de Samarra, Bagdad et Kerbala, et laisseront les tribus sunnites et les djihadistes… s’expliquer entre eux.

Une hypothèse qu’appuie le fait que les milices chiites ont refusé, en effet, d’apporter en urgence leur aide à Ramadi, durant les jours qui ont précédé sa chute ; mais qui repose aussi sur les récentes déclarations des chefs miliciens, qui veulent que la priorité soit donnée à la reconquête de Falloujah, et non de Ramadi. Une décision motivée par des impératifs évidents : Falloujah se situe à moins d’une heure de Bagdad et de Kerbala ; mais qui implique de reporter toute attaque d’ampleur sur Ramadi à 2016 au moins, vu l’important potentiel militaire dont disposent les défenseurs islamistes de Falloujah, assiégés sans succès depuis janvier 2014. D’autant plus que, in fine, de sérieuses réserves ont été émises sur tout scénario qui comprendrait l’armement des tribus sunnites de la province d’Al-Anbar, qui fourniraient pourtant un appui militaire et politique indispensable.

Mais une chose est certaine : une large frange des élites politiques et miliciennes chiites irakiennes ne souhaite pas que l’on arme ces tribus, qui deviendraient alors autonomes dans la défense de leur territoire. Le calcul est simple : les Sunnites de la province d’Al-Anbar sont dangereux et n’accepteront jamais une soumission politique à la majorité chiite. Ils la combattront soit en se ralliant à l’EI, soit sous l’autorité du conseil militaire des tribus. Autrement dit, mieux vaut laisser l’EI prendre le leadership, le laisser ruiner la région… et la reconquérir en temps plus opportuns.

Reste qu’à Salaheddin, certaines tribus ont réussi à négocier leur intégration dans la mobilisation populaire, sous la forme d’une « bayyah » (soumission féodale des tribus) aux plus puissantes milices chiites, comme la milice Badr ou la Ligue des Gens du Droit. Or, dans la province d’Al-Anbar, les tribus Albu Nimr et Risha de Hit et Haditha semblent avoir déjà choisi cette voie. À voir quel sera le comportement d’autres tribus-clés de la région, dans les prochains mois : les Albu Fahad, Albu Alwan et Albu Bali à Ramadi ; les Albu Issa, Al-Halabsa et Al-Fahailat à Falloujah ; les Albu Mahal à Al-Qaim…

L’axe Ramadi – Al-Qaim – Palmyre, ou la nécessité d’une « profondeur stratégique » pour l’Empire islamique

Quels projets l’État Islamique a-t-il pour la province d’Al-Anbar ?

Il est certain que, malgré l’enjeu symbolique fort que représente Ramadi, la défense de cette ville quasi-abandonnée et de l’est du gouvernorat en général, où l’État a maintenu des bases et où l’allégeance des tribus est vacillante, mobilisera d’importants moyens dont l’EI aurait besoin ailleurs.

Cela étant, la libération de cet immense espace qu’est le désert syro-irakien donne à l’EI une souplesse stratégique et logistique qui pourrait lui manquer, s’il se cantonnait uniquement aux étroites vallées du tigre et de l’Euphrate, certes populeuses, mais dont les villes constituent des points de fixation où l’aviation de la coalition peut faire la différence.

D’autant que les défaites récentes infligées à l’EI par les Kurdes menacent à la fois la sécurité de ses fiefs de Mossoul et d’ar-Raqqa, mais aussi la logistique militaire et économique de son territoire : les progrès des peshmergas irakien dans le massif du Sinjar avaient déjà coupé le principal axe qui, via la Jazeera (région de l’extrême nord-est de la Syrie), relie Mossoul à ar-Raqqa. À présent, la prise de Tal-Abyad par le YPG prive en outre l’État islamique d’une frontière avec la Turquie, axe de transit d’armes et de combattants.

La conquête complète du désert, terminée grâce aux prises concomitantes de Palmyre, Ramadi, et du poste-frontière irako-syrien d’Al-Qaim, permet en effet le contrôle d’un territoire immense, qui confère à l’État islamique une véritable profondeur stratégique.

Cet espace annule l’efficacité de l’aviation, en rendant insaisissables les colonnes de pick-up des transports de troupes de l’EI. Il rapproche aussi l’EI de la Jordanie et l’Arabie Saoudite, deux pays où il compte de nombreux partisans…

Par contre, s’il veut s’implanter durablement dans cet espace, peuplé par de grandes tribus bédouines, l’État islamique devra adapter son rigorisme révolutionnaire, qui s’était heurté dans les années 2000 aux structures tribales traditionnelles d’Al-Anbar.

Né dans le chaos et la désocialisation des villes de la Jazeera, l’EI pourrait trouver une résilience de long terme dans le désert, à l’image des groupes djihadistes du Sahel. Il faudra pour cela qu’il accepte de composer avec un ordre social qui a précédé l’Islam et a survécu jusqu’ici à toutes les péripéties historiques qu’a connues la région.

Avec la chute de Ramadi, les cartes politiques et militaires sont une nouvelle fois rebattues en Irak, mais aussi sur tout le théâtre syro-irakien. Alors que, de Deraa à Ramadi, la guerre semble converger partout vers une même confrontation entre milices chiites et djihadistes, il ressort que les acteurs sunnites indépendants sont les grands perdants de cette nouvelle donne.

Les promesses américaines de soutien, décisives à l’époque des Sahwas pour ramener les Sunnites dans le camp loyalistes, ne suffiront pas à compenser l’occupation militaire qu’imposera la mobilisation populaire chiite sur ce théâtre. Les perspectives sont d’autant plus noires que ces milices, incapables de rallier les populations sunnites là où elles combattent, n’ont gagné de batailles que lorsqu’elles ont chassé ces populations de la zone des combats.

Comme ils l’ont prouvé de multiples fois à Falloujah, faute de garanties politiques et d’irréprochabilité des milices chiites sur le terrain, Al-Anbar et ses irréductibles habitants pourraient bien devenir un bourbier pour les milices chiites, compromettant lourdement la reconquête de l’Irak.

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