Un coup d’État fomenté avec l’assentiment populaire est-il encore un « coup d’État » ? C’est la question que l’on pourrait se poser dans les deux cas de l’Égypte et de la Tunisie, deux « révolutions » arabes aux parcours similaires bien que très différents… Depuis le 4 juillet 2014, la Tunisie vit sous l’état d’urgence.
– Bienvenue en Tunisie, Monsieur !
– Merci ! Et alors ? Comment ça marche, ici ?
– Ah, ça marche pas ! Le touriste, il revient pas… Mais ils ont raison, Monsieur ! Il vient ici pour des vacances, et puis il rentre pas chez lui. Il se fait tuer sur la plage ! C’est la faute de la police ! La police, elle travaille pas ! Au lieu de garder les musées, Monsieur, il pose sa mitraillette contre le mur et il va dormir au café !
– Vous n’êtes pas très content de la révolution, dirait-on…
– Mais quelle révolution, Monsieur ?! C’est une bande de voleurs qui a mis les mains sur le pays ! Du temps de Ben Ali, il n’y avait pas de terroristes, Monsieur ! Ben Ali, lui, il ne faisait pas de cadeau aux terroristes ! Il les tuait ! Une balle dans la tête, Monsieur ! S’il faut tuer 2.000 terroristes pour avoir la paix pour 12 millions de personnes, c’est pas bien, ça, Monsieur ?! Mais, le nouveau président, Monsieur, il va remettre de l’ordre dans tout ça ! Vous allez voir, Monsieur !
Si l’Égypte s’est un beau matin réveillée de son euphorie révolutionnaire sous une dictature militaire plus féroce que ne l’avait été le régime policier d’Hosni Moubarak –une dictature que les médias égyptiens, tous, désormais, à la botte du maréchal al-Sissi, savent vendre quotidiennement à 100 millions d’Égyptiens médusés, parmi lesquels 40 millions ne savent ni lire ni écrire (les islamistes, une poignée de journalistes qui n’ont pas compris à temps qu’il leur fallait retourner une nouvelle fois la veste… et quelques milliers d’activistes de la place Tarhir, traqués et arrêtés, sont cela dit en prison ou ont « disparu »)-, en Tunisie, pays dont le peuple, probablement, est le plus scolarisé de tout le Monde arabe, le retour à l’ancien régime a lieu d’une manière plus subtile, presque « capillairement », par un saucissonnage de la démocratie à peine née, que les affairistes de retour découpent tranche après tranche.
Dans les deux cas, le plus surprenant, c’est que les masses populaires qui vociféraient dans les rues en janvier et février 2011, non seulement, ne se sont pas opposées au retour de leurs anciens bourreaux, mais, au contraire, l’ont applaudi des deux mains : en Égypte, où la liberté de parole n’existe plus du tout aujourd’hui, la rue se félicite de l’arrivée du nouveau Nasser –les médias ont même réussi à faire croire à d’aucuns qu’al-Sissi avait doublé le canal de Suez sur toute sa longueur ; et seule une partie de la classe moyenne intellectuelle évite de penser à trop forte voix. En Tunisie, elle se réjouit du coup d’État par les urnes, de la victoire de Nidâ Tounes, le parti fondé par Bajbouj (le sympathique surnom donné au nouveau président, Béji Caïd Essebsi, ancien directeur de la Sûreté et ministre de l’Intérieur de Bourguiba, en charge des vagues de répression qui avaient décimé l’opposition de l’époque, et membre de l’appareil d’État sous Ben Ali).
Ce parti, qui a su rassembler dans un esprit « d’union nationale » des déçus de l’expérience révolutionnaire, désillusionnés et prêts à toutes les concessions, et des ambitieux issus de tous les horizons politiques, a surtout mis en scelle une tripotée de figures très peu connues du « système » bénaliste mais dorénavant très actives ; tout en donnant leur part du gâteau à ces arrivistes de tous poils qui avaient profité de la révolution pour se faire un nom (autant de rapaces qu’il fallait bien intégrer à la bande), Nidâ Tounes restitue ainsi peu à peu le pouvoir au complexe politico-économique qui dominait la scène tunisienne sous la dictature de Ben Ali, à cette mafia d’hommes d’affaires qui soutenaient le régime et profitaient de sa protection.
Les spectaculaires attentats islamistes du Bardo et de Sousse ont définitivement éloigné les touristes de la Tunisie –et pour longtemps-, mais certains ont su les mettre à profit : l’état d’urgence qui prévaut maintenant en Tunisie n’a pas seulement eu pour effet la fermeture à la circulation de l’avenue Bourguiba ou, sur la place du Gouvernement, déserte car interdite au public, un salut quotidien au drapeau sous la protection d’une unité de para-commandos et d’une automitrailleuse blindée ; il permet également l’arrestation des opposants un peu trop critiques, trop loquaces, et ce en vertu d’une loi antiterroriste promulguée en 2003 –donc, sous la dictature- et dont le gouvernement use et abuse sans vergogne –et avec l’agrément d’une population satisfaite des mesures prises pour la « protéger » : « Papa Bajbouj a de l’expérience, lui ; ce n’était pas le cas de Marzouki : celui-là, il n’aurait pas dû faire de la politique… »
Ce ne sont pas les premiers cas –et ce ne seront certainement pas les derniers-, mais ils sont caractéristiques et illustratifs de ce qui devrait faire -mais ne fait pas (plus)- la polémique du moment : les mises en accusation du journaliste Noureddine Mbarki et de l’enseignant Abdelfattah Saied, poursuivis sur base de l’article 18 de la loi antiterroriste évoquée.
Car certains –même s’ils sont de moins en moins nombreux- pensent encore, en Tunisie ; et, à tort où à raison, perçoivent moins dans les attentats du Bardo et de Sousse l’activisme armé de mouvements islamistes que la volonté de l’ancien régime revenu au pouvoir de s’y maintenir en cadenassant l’espace public pour prévenir un nouveau sursaut populaire et en bridant la liberté d’expression pour évacuer toute critique alors que s’approche un moment-clef de la restauration du régime.
Ainsi, le quotidien online Akher Khabar a publié une photographie de l’auteur de l’attaque de Sousse, Seifeddine Rezgui, alors qu’il descendait d’une voiture avant de commettre l’attentat ; la thèse induite par le journaliste est que les services de sécurité tunisiens auraient manipulé Seifeddine Rezgui, une manœuvre parmi d’autres dans l’objectif général de créer le climat d’insécurité qui a conduit à la proclamation de l’état d’urgence. Pour la justice, cette photo constitue une pièce à conviction dans un dossier de terrorisme en cours d’instruction ; la loi de 2003 qualifie de complicité de terrorisme un acte de diffusion d’informations relatives à un tel dossier.
Quant à Abdelfattah Saied, il fait les frais d’une double procédure judiciaire, pour bien moins que ça : l’enseignant a relayé sur sa page Facebook une vidéo qui expose la thèse du complot étatique dans l’attentat de Sousse. Un fait qui, selon la Justice tunisienne, tomberait aussi sous la loi de 2003 : l’enseignant, d’une certaine manière, supporterait les terroristes en essayant de les disculper ; sans commentaire… Il a par ailleurs posté, sur Facebook également, une caricature du premier ministre tunisien, Habib Essid, assortie d’un commentaire suggérant que le premier ministre était au courant de la préparation de l’attentat, ce qui lui a valu une inculpation pour « diffamation d’un fonctionnaire de l’État »…
Éric Goldstein, le Directeur-adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch, a résumé en quelques mots ce que signifient ces mises en accusation : « Les préoccupations compréhensibles de la Tunisie à propos de la sécurité ne devraient pas se traduire par la qualification de journalistes et de blogueurs comme des terroristes en raison de leurs critiques à l’égard du gouvernement ou pour avoir contesté la version officielle du gouvernement. (…) Les autorités tunisiennes devraient arrêter de mener des poursuites contre des journalistes et d’autres personnes en invoquant des lois antiterroristes pour des informations et des opinions qui relèvent du débat public à propos des graves attaques qui ont secoué le pays. »
Le journaliste Noureddine Mbarki a été mis en liberté provisoire jusqu’à sa prochaine audition ; l’enseignant Abdelfattah Saied est en détention depuis le 16 juillet. L’article 18 de la loi de 2003 prévoit une peine de 5 à 12 ans de prison pour qui, d’une manière ou d’une autre, favorisera une organisation terroriste…
La souricière se referme ainsi petit à petit sur la Tunisie, insensiblement… La prochaine étape, c’est une nouvelle loi antiterroriste, qui devrait autoriser les forces de police à intervenir sans mandat du pouvoir judiciaire, à réagir d’initiative et –c’est dans le projet de loi- à ouvrir le feu et éliminer, à discrétion, des personnes qui seraient suspectées de menacer la sécurité publique dans un cadre de soupçon de terrorisme…
C’est aussi, dans le même temps, une toute autre intention du nouveau gouvernement : celle de voter une loi de « réconciliation nationale », qui permettrait aux magouilleurs de tous bords jadis impliqués dans le « système » bénaliste et aujourd’hui en exil de revenir au pays et de reprendre leur place dans l’immobilité de l’histoire et le mouvement des affaires, en parfaite impunité, sans être en rien inquiétés, et ce « dans l’intérêt de la relance économique en Tunisie ». Ainsi, certainement, la boucle sera-t-elle bouclée.
Le gouvernement envisage de faire passer cet ensemble au parlement dès la rentrée de septembre.
C’est le moment, en effet ; il ne faut pas laisser passer le coche (rien n’assure qu’un troisième attentat d’envergure surviendra pour maintenir longtemps encore l’ambiance actuelle et l’état d’esprit populaire qu’elle suscite).
Affaire(s) à suivre…