Sorti par la rue, l’ancien régime revient par les bottes ou les urnes… C’est selon.
Le parallèle avait été mis en évidence, à juste titre, entre les révolutions tunisienne et égyptienne qui, dans un premier temps, ont suivi un même chemin, motivées par des velléités socio-économiques assez identiques.
Probablement, presque cinq ans plus tard, le même parallèle peut-il à nouveau être évoqué, si l’on considère l’involution de ces deux printemps arabes, alors que l’armée égyptienne, sans prendre soin d’y mettre les formes, a écrasé la révolution sous les semelles cloutées de ses bottes astiquées avec discipline tandis que, en Tunisie, un bénalisme d’arrière-garde, revenu au pouvoir dans l’inconscience brumeuse des isoloirs et par l’ahurissante inconséquence des électeurs, rétablit étape après étape une autocratie rampante et prépare le retour au pays des vieux complices du dictateur sacrifié.
En Égypte, « il n’y a pas photo », comme l’on dirait aux courses hippiques : le président démocratiquement élu, issu de la Confrérie des Frères musulmans, a été renversé par une junte d’officiers et mis aux fers dans une prison sordide, tandis qu’une Justice aux ordres du nouveau raïs élu avec un score stalinien au terme d’un processus électoral précipité le condamnait à la peine de mort en lui attribuant la responsabilité de massacres commis par d’autres… par ceux-là mêmes qui occupent dorénavant le trône.
Gavée à longueur de journées de média-mensonges plus énormes que le yacht royal rénové sur ordre du nouveau président à l’occasion de l’inauguration du « second Canal de Suez » (qui est lui-même un mensonge absolument prodigieux), une populace ingénue, à 40% analphabète, applaudit son nouveau maître des deux mains, pendant que des centaines d’opposants, quant à eux plus au fait des dernières réalités, enlevés ici et là, disparus, « évaporés », sont torturés dans les prisons militaires ou se décomposent lentement, criblés de balles, sous une fine couche de sable.
Que faire d’autre, en effet, lorsqu’un corps a été à ce point abîmé par la torture qu’il ne peut plus être rendu à sa famille, que de le confier à l’oubli du désert tout proche ?
Tous les médias d’opposition ont été interdits, les mouvements politiques hostiles au coup d’État militaire ont été inscrits sur une liste au titre d’organisations terroristes, le droit de manifester a été abrogé… et la police, quant à elle, a reçu l’ordre de ne plus enregistrer les déclarations de disparitions…
Le raïs et l’armée, qui se sont emparés du pouvoir exécutif par la force, exercent une telle terreur sur le pouvoir judiciaire qu’aucun magistrat n’ose déroger aux verdicts préétablis par le palais ; quant au pouvoir législatif, il est aux abonnés absents : le parlement, dissout, n’existe plus, et l’armée gouverne par décrets… D’aucuns se demandent dès lors s’ils n’ont pas rêvé ces jours de janvier 2011 et toute l’euphorie qui se déversait en ce temps-là sur le tarmac de la place Tahrir.
Le retour à l’ancien régime s’opère avec plus de subtilité, en Tunisie, où l’on vit depuis juillet sous le régime d’état d’urgence décrété par le président à la faveur des attentats du Bardo et de Sousse.
C’est en effet plus adroitement que la pilule est dorée à l’intention d’une population de loin plus éduquée et qu’il faut dès lors prendre par les sentiments.
C’est la voie parlementaire qu’a empruntée Nidâ Tounes, ce parti monté de toutes pièces (au propre comme au figuré) par un vieux renard bourguibiste (mais aussi bénaliste, un fait que les mainstreams ont très consensuellement évité de trop ébruiter) et tortionnaire à ses heures (passées), l’actuel président, démocratiquement élu, Béji Caïd Essebsi, qui s’emploie désormais à rétablir l’État policier, d’une part, et, d’autre part, à ramener au bercails les copains de toujours, les corrompus et les corrupteurs, les mafieux et les profiteurs de l’ancien régime, les acolytes et autres sycophantes de la dictature, aujourd’hui en exil en Europe et aux États-Unis.
D’une main, les nouveaux maîtres de la Tunisie, barricadés derrières les barbelés et les automitrailleuses qui entourent désormais les ministères de la place de la Kasbah à Tunis, ont rebondi sur les cadavres des plagistes de Port El-Kantaoui, sans attendre de reste, pour promulguer et imposer la loi martiale.
De l’autre, ce gouvernement nidiste glisse sans cesse dans ses discours, ici et là, chaque fois que possible, son invariable rhétorique de « réconciliation nationale », devenue le leitmotiv du moment que les citoyens doivent apprendre par cœur et ânonner à s’en laver l’esprit mais qui, pour d’aucuns, résonne cependant comme « une insulte aux martyrs de la révolution ».
« Il est temps de tourner la page ! », martèle et hurle dans le poste de radio le vieil hypocrite, assassinant une seconde fois les héros de la « révolution de jasmin » ; « Et de donner l’opportunité à ces hommes d’affaires de se racheter en rendant sa prospérité à la Tunisie ! »
« Je ne vois pas en quoi absoudre des mafieux va contribuer à renforcer l’économie du pays… Si ces voleurs étaient utiles au développement de la Tunisie, on ne les aurait pas dégagés ! », lui répond en marmonnant Ali, un cireur de chaussure de l’avenue Bourguiba ; « Mais je ne le crie pas trop fort… sait-on jamais : de ces temps-ci, il faut redevenir prudent… », ajoute-t-il en se faufilant entre les barbelés et les policiers qui encombrent le boulevard.
La loi de « réconciliation nationale », préparée avec soin et malice dans l’officine présidentielle, ne soulève cependant pas la houle des débats… Comme si les Tunisiens, étourdis par l’exemple égyptien et épuisés par le marasme économique, s’étaient massivement résignés à l’inévitable.
C’est certainement paradoxal, mais, dans la conjoncture présente, seuls les islamistes d’Ennahdha ont aujourd’hui entre les mains le pouvoir de protéger les déjà reliquats de la révolution de 2011. Les islamistes qui, peut-être pour lui faire barrage à l’occasion, ont accepté de former l’actuelle coalition parlementaire avec le parti d’Essebsi (sans présenter eux-mêmes de candidat aux élections présidentielles et tout en soutenant toutefois de leurs votes le rival du Nidiste, à savoir le président sortant, Moncef Marzouki –qui s’était alors senti pousser des ailes, convaincu d’un retour d’affection populaire).
Leur bruyant soutien à la loi anti-terroriste, votée en juillet avec grande hâte, ne signifie pas, en effet, qu’ils accepteront en outre le retour des salopards…
Incha’Allah !