ÉGYPTE – Prisons, médias et propagande… Un style de gouvernement

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Le rôle des prisons et de la torture, comme système de gouvernement, n’est plus à démontrer, dans l’Égypte militaire du président al-Sissi. Plus insidieux est celui des médias, qui portent une lourde part de responsabilité dans la manière dont les masses populaires peu instruites et peu critiques à l’égard de la propagande développée par le nouveau gouvernement sont abusées et éconduites. En cela, l’analyse des discours du président fournit un éclairage concluant, qui en dit beaucoup déjà sur les nouvelles réalités politiques égyptiennes…

Dix jours après la cérémonie grandiose d’inauguration de ce que les médias égyptiens (aux ordres de leur nouveau raïs) ont appelé « le nouveau Canal de Suez », Abdel Fattah al-Sissi, le « maréchal-civil-élu », le médecin, le génie (autant de titres par lesquels le nouveau président de la république égyptienne s’est lui-même qualifié dans plusieurs de ses discours officiels), a assisté au 19ème Symposium de sensibilisation organisé par les Services du bien-être et de la moral de l’armée (le 16 août 2015). Il s’est exprimé à cette occasion devant soldats et officiers rassemblés en signe de soutien au chef de l’État ; un message sans ambiguïté adressé à la nation toute entière.

Cet article n’a pas pour objet de produire une analyse politique de ce discours en particulier, mais d’en extraire les thématiques qu’al-Sissi a voulu promouvoir et d’en déterminer précisément les destinataires, d’une part, et, de l’autre, de mettre en évidence la stratégie médiatique récurrente qui structure systématiquement les interventions publiques du raïs. Un discours qui, plus exactement, avait pour objectif de répondre aux critiques adressées au maréchal al-Sissi depuis le coup d’État militaire du 3 juillet 2013.

Il est d’abord intéressant de noter que tous les discours du président, préalablement à leur diffusion sur toutes les chaînes de télévision, privées et publiques (aucune ne peut faire exception), sont retravaillés et subissent un découpage et un remontage, qui le rendent cohérent et compréhensible (le produit fini est parfois assez éloigné du discours prononcé à l’origine) ; et il s’avère difficile de retrouver le texte intégral des discours (même le net est expurgé).

Le premier message d’al-Sissi, c’était le choix même du lieu et du public, l’un et l’autre strictement militaires, pour prononcer un discours qui ne concernait pourtant en rien l’armée, mais avait pour objet la vie quotidienne des « civils » égyptiens.

Le deuxième message le concernait lui, plus précisément, en tant que nouveau maître de la destinée de ces « civils » égyptiens : il s’agissait, pour plus de 80% de son discours, de mettre en évidence sa « réussite » dans le creusement de ce que la presse a présenté comme un « nouveau Canal de Suez », mais à savoir, en réalité, de la branche qui double le Canal sur 35 kilomètres seulement, inaugurée dix jours auparavant.

L’objectif du propos d’al-Sissi était de tenter de mettre un terme à la polémique qui gronde sous le manteau dans une partie de la classe intellectuelle en Égypte concernant le vaste projet mené à son terme sous l’impulsion du raïs, un projet qui a coûté des sommes exorbitantes, sans aucune garantie de retour sur investissement, au contraire même…

Ainsi, tout au long de son discours, al-Sissi a employé une nouvelle expression, qui a remplacé « nouveau Canal de Suez » : le « développement de l’axe du Canal de Suez ». La rhétorique a donc brusquement changé, coupant court aux moqueries à propos des 35 kilomètres.

Ensuite, al-Sissi a répondu à la question du coût de ces travaux… « pharaoniques » : après avoir admis, pour la première fois, que le « nouveau Canal » avait coûté 20 milliards de livres égyptiennes (LE), le président a affirmé avoir déjà récupéré ce coût d’investissement initial de l’ouvrage, après, donc, moins de deux semaines depuis son inauguration ! Ce qui signifie que les travaux du Canal auraient rapporté 2,45 milliards de dollars… en 10 jours ! La propagande a réussi à faire passer le message…

À ce stade, il est utile de préciser quelles avaient été les critiques qui ont contraint le président à formuler ces réponses, des critiques principalement énoncées, non pas par l’opposition, mais par des éléments parties du régime, tiraillé par des intérêts contradictoires, et que le raïs devait faire taire. Comment, en effet, la dictature pourrait-elle se maintenir face à une opposition toujours souterrainement active (Frères musulmans et jeunesse activiste), si le régime lui-même se fissure et se lézarde ?

Trois forces politiques principales appartenant du camp d’al-Sissi doivent être mises en évidence, dont les intérêts ne sont pas toujours convergents : les généraux de l’armée, qui dirigent un empire économique fort de milliers d’usines et d’entreprises diverses ; les tenants de l’ancien régime, les « felouls », qui, dans les nouveaux les plus élevés, sont en majorité des hommes d’affaires et les propriétaires des médias privés ; et les hauts et moyens fonctionnaires de l’État.

Les critiques relatives au Canal qui étaient adressés à al-Sissi et perçaient dans les médias, journaux et chaînes télévisées privées, appartenant aux hommes d’affaires pourtant alliés de son champ ne portaient pas seulement sur l’appellation (« nouveau Canal de Suez »), l’utilité et la rentabilité du projet, mais aussi sur les sommes investies et, plus encore, sur le manque de transparence dans le choix des entreprises qui ont réalisé le projet, toutes directement liées à l’armée. Le recul, sans précédent, qu’à connu la Bourse égyptienne, gérée presque exclusivement par des hommes d’affaires pro-régime, sans avoir toutefois un effet tangible sur l’économie égyptienne, avait également été interprété par d’aucuns comme un message d’avertissement envoyé au régime par le monde des affaires et de la finance. Par ailleurs, les grèves des fonctionnaires et ouvriers dans plusieurs administrations et usines du secteur public accusaient le régime d’avoir engagé pour un projet aventureux des dépenses inconsidérées, des sommes dont ces institutions ont un besoin urgent pour se rénover et se restructurer.

Un conflit d’intérêt secoue donc, depuis quelques mois, la coalition putschiste au pouvoir : la mafia économique égyptienne, ce monde des affaires que Moubarak avait réussi à amadouer en se présentant comme un trait d’union entre l’armée et les grandes entreprises privées, se rebiffe désormais. Les activités économiques de l’armée, en effet, plutôt discrètes auparavant, se sont depuis peu affirmées et ses velléités monopolisatrices du gâteau économique agacent le secteur privé. Une dizaine de lois et décrets promulgués par al-Sissi ont ainsi rapidement donné aux sociétés militaires une mainmise totale sur l’économie du pays. Un exemple éloquent de cette nouvelle législation, en vigueur depuis le coup d’État : un décret, dans le secteur du bâtiment, donne aux militaires le droit de confisquer l’usufruit ou la concession d’une carrière d’extraction de pierres qui aurait déjà été accordée à un investisseur privé, et ce avant même l’expiration du contrat, une opération justifiée par le désormais célèbre argument de « l’obligation d’intérêt national ».

Le discours du président visait donc à répondre à ce risque d’éclatement de la coalition sensée supporter le régime : al-Sissi  a pour ce faire envoyé à tous un message sans ambiguïté, en montrant qu’il avait derrière lui tous les généraux et l’armée. Par le choix, comme nous l’avons dit, du lieu et d’un public militaire. La réponse est brutale, mais la mise en garde adressée aux hommes d’affaires est nette et ferme. La remise au pas est sans appel…

Le deuxième message que le raïs a également adressé aux hommes d’affaires, concernait la réalité de leur importance dans la coalition. En effet, le coût officiel des travaux du Canal se monte à 20 milliards de LE. Or, l’appel de fonds adressé par le régime à la nation égyptienne avait permis de rassembler 64 milliards de LE ! Ce qui signifie que l’État disposerait à ce jour d’un surplus de 44 milliards de LE et, donc, que le président n’a plus nullement besoin du soutien financier du secteur privé en Égypte.

Le troisième message d’al-Sissi était adressé aux fonctionnaires qui refusent la nouvelle loi sur la fonction publique, un message très clair, lui aussi, dans lequel le président considère toute sédition comme la marque des ennemis de l’Égypte, voire de « terroristes », al-Sissi reprenant là une des thématiques la plus emblématique de sa rhétorique politique (la « guerre au terrorisme », par laquelle de nombreuses atteintes aux Droits de l’Homme ont été justifiées depuis le putsch).

Reste à la propagande et aux médias à concrétiser cette rhétorique émaillée d’imprécisions et de mensonges (les chiffres avancés concernant les travaux du Canal sont illustratifs du phénomène, d’une part aberrants et, d’autre part, invérifiables). Un style de gouvernement qui s’est affirmé dès le début du règne du nouveau raïs.

Le coup d’État, en effet, s’était bâti sur de la propagande et sa justification était déjà basée sur le mensonge, que 30 millions d’égyptiens avaient manifesté dans les rues du Caire, le 30 juin 2013, pour réclamer la destitution du président démocratiquement élu, Mohammed Morsi, et appeler l’armée à « sauver la nation »… Comme le montre une étude géomatique de ces manifestations, le nombre total des manifestants ne pouvait pas dépasser, au maximum (et en comptabilisant 4 manifestants par mètre carré), un million de personnes.

ÉGYPTE - Septembre 2015 - Mostapha HUSSEIN'

En mars 2014, al-Sissi avait promis un projet, grandiose, la construction d’un million de logements, pour 40 milliards de dollars. Un an plus tard, il annonçait le projet de la construction d’une nouvelle capitale, lors de la conférence économique tenue à Charm el-Cheik en mars 2015, en partenariat avec les Émirats arabes unis, et promettait aux jeunes la création d’un million de nouveaux emplois. Autant d’effets d’annonces qui n’ont pas été suivis de faits.

Al-Sissi, dans ce même discours, annonce encore la création de la plus grande ferme piscicole jamais construire en Égypte ; au même moment où le régime est responsable de l’assèchement des lacs du nord du pays, qui garantissaient la survie de milliers de pêcheurs.

Même délire des chiffres, lorsqu’al-Sissi en vient à évoquer le programme de bonification du désert : il y a un an, il était question d’un million d’acres de sable qui devaient être convertis pour l’agriculture ; un projet insensé… Dans ce dernier discours, le président parle désormais d’un million et demi d’acres. Atteindra-t-on les deux millions, à l’occasion de sa prochaine intervention publique ? L’opération est tout simplement irréaliste, car son financement est impossible et, surtout, parce qu’il engloutirait une telle masse d’eau qu’il aggraverait de manière inimaginable la pénurie d’eau dont souffre l’Égypte depuis une dizaine d’années, une pénurie qui s’accentuera déjà sensiblement avec la construction du grand Barrage de la Renaissance, sur le Nil, en Éthiopie.

Jamais al-Sissi n’a évoqué une quelconque étude de faisabilité de ces projets absurdes, ni des moyens de les financer. Pourquoi ? La justification de son mutisme à ce propos fait partie du tout : il faut cacher les détails de ces réalisations aux « mauvais citoyens », les opposants politiques, les « opposants à l’Égypte », essentiellement les Frères musulmans, bien sûr, selon les termes employés par le président.

C’est la stratégie médiatique du régime, qui engorge les médias « d’informations » extravagantes et contradictoires, générant des débats interminables sur les détails, mais sans jamais que soit aborder le fond du projet, ce qui donne l’impression au public que le projet est une réalité effective.

L’exemple de la « nouvelle capitale » est en cela un cas d’école… Le projet a été critiqué sur plusieurs points : sa localisation -trop proche de l’ancienne capitale- et, en même temps, en plein désert, prés de Suez et d’Israël ; sa superficie pharaonique, un périmètre de 700 kilomètres carrés, « douze fois plus grand que Manhattan, trois fois plus grand que Washington et sept fois Paris intra-muros » ; dotée du plus grand aéroport international au monde, du plus grand parc du monde et d’un parc d’attraction…

Les chroniqueurs de presse on dépensé un temps fou à ergoter sur les détails d’un projet qui, essentiellement, est aussi fantaisiste qu’irréalisable, dans un pays dont 70 % des villages sont privés même du système d’égouttage le plus simple.

Dernière annonce « pharaonique » en date, celle de la construction, cette fois, d’une centrale nucléaire d’énergie électrique ! Un préaccord avait déjà été signé avec la Russie, lors de la visite d’al-Sissi à Moscou ! Le projet était lancé ! Il y a quelques jours, dans un entrefilet, on pouvait lire que, finalement… pour des « raisons scientifiques et financières », la construction de la centrale n’aura pas lieu…

En attendant la prochaine annonce triomphale, peut-être celle de la construction d’une nouvelle pyramide, plus grande que les trois autres – la Grande Pyramide d’al-Sissi ; qui sait ?-, le peuple applaudit son raïs et gobe tout ce que les médias lui donnent à avaler.

Mais, dans l’underground des consciences de la jeunesse, qui peut dire si, déjà, la révolution n’est pas en train de renaître ?

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Mostapha Hussein, Dr.

Historien (Le Caire - ÉGYPTE)

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