Internationalisation du conflit et recomposition des alliances. En Syrie, les lignes bougent et l’opposition se redéfinit… Entre la bataille de Kobane et celle d’al-Hawl, la guerre civile syrienne est devenue une guerre mondiale.
La guerre en Syrie a connu une accélération brutale en octobre 2015, avec l’entrée en scène de la Russie et de l’Iran aux côtés des troupes loyales à Bachar al-Assad ; puis en novembre, suite aux dramatiques attaques de Paris, avec l’accélération de la lutte de la Coalition internationale face à l’État islamique (EI).
Sur le terrain, depuis un an, une coalition kurde élargie à d’autres éléments progresse dans le nord, se structure et reçoit un appui efficace des États-Unis et de la Coalition internationale. Peu à peu, une opposition nouvelle apparaît en Syrie : les rebelles qui ont perdu la confiance des Occidentaux, mais sont toujours soutenus par la Turquie, l’Arabie Saoudite ou le Qatar, et une nouvelle alliance kurdo-arabe, jugée plus fiable et moins anti-Assad, mais à laquelle la Turquie s’oppose farouchement.
Évolution de la situation dans le nord-est de la Syrie
Un an de combats kurdes face à l’EI
Il y a un an, peu d’observateurs auraient misé sur les chances des forces kurdes de Syrie (YPG – People’s Protection Units) lorsque, acculées par une offensive brutale de l’EI sur Kobane, leur territoire se limitait à quelques rues en ruines. Pourtant, les YPG résistèrent et, aidées par des éléments kurdes irakiens et par des brigades alliées de l’Armée syrienne libre (ASL), elles reprirent Kobane, début janvier 2015, puis, dans les semaines qui suivirent, l’intégralité du canton, repoussant l’EI au-delà de l’Euphrate, à l’ouest, et jusqu’au nord du gouvernorat d’ar-Raqqa à l’est.
L’EI contre-attaqua fin février 2015 à l’ouest d’Hassaké, dans la région de Tall Tamer (où réside une population chrétienne assyrienne), progressant plusieurs semaines durant. La population assyrienne fut évacuée, mais plusieurs centaines de civils furent pris en otage et emmenés en captivité par l’EI. Les Kurdes reprirent l’offensive dans cette zone fin avril 2015 et lancèrent le 6 mai 2015 l’opération « Robert Qamishlo », appuyés par les unités chrétiennes syriaques du Syriac Military Council (MFS) et les Khabour Guards (Chrétiens assyriens), ainsi que par quelques brigades de la tribu arabe al-Sanadeed, alliée de longue date aux Kurdes.
Les résultats de l’offensive dépassèrent les attentes : fin mai, les Kurdes avaient libéré l’intégralité de la vallée de la Khabour, à l’ouest d’Hassaké, ainsi que les monts Abd al-Aziz. La poussée continua vers l’ouest, vers la ville de Tall Abyad, dont les Kurdes s’emparèrent le 16 juin 2015, rejoignant les troupes kurdo-arabes de Kobane qui progressaient depuis l’ouest, mettant ainsi fin à la présence de l’EI tout le long de la frontière turque, à l’est de l’Euphrate.
Malgré cette victoire, les djihadistes de l’EI demeuraient encore très proches d’Hassaké, occupant la campagne au sud de la ville, et ils lancèrent le 25 juin une attaque fulgurante, avec l’objectif de prendre ce chef-lieu provincial. Celle-ci était partagée entre les loyalistes (l’armée régulière syrienne) et les forces kurdes. La progression de l’EI, soutenue par de nombreuses attaques suicides, fut toutefois stoppée par la résistance des défenseurs, qui se coordonnèrent face au danger ; et, lorsque l’EI se retira des derniers quartiers qu’il tenait encore début août, ce furent les YPG qui occupèrent la plus grande partie des zones auparavant sous le contrôle des loyalistes, ne laissant à ces derniers qu’une fraction du centre-ville et une base militaire, à l’est de l’agglomération.
La défaite de l’EI était d’autant plus cinglante que les djihadistes perdirent de nombreux combattants dans la bataille, pris entre les feux des milices kurdes, des troupes loyalistes, et, surtout, les bombardements américains sur leurs positions et routes de ravitaillement.
Aussi, à la fin du mois d’août 2015, les Kurdes, aidés de quelques unités chrétiennes et arabes étaient donc militairement en position de force face à l’EI, qui gardait toutefois une partie importante du gouvernorat d’Hassaké, ancré dans le sud, ainsi que la principale route conduisant à Mossoul, en Irak.
Création des Syrian democratic Forces (SDF) et nouvelle stratégie américaine
La poursuite de l’offensive kurde posait toutefois plusieurs problèmes, et d’abord celui de la constitution même de l’armée des YPG, largement kurde, dans des zones où désormais les populations étaient majoritairement arabes sunnites et parfois favorables à l’EI, ce qui entraînait un risque de rejet de la présence kurde de la part de ces populations.
L’armée des YPG -et des YPJ (pendant féminin des YPG)- devait donc s’ouvrir d’abord plus largement à des éléments arabes.
Le deuxième problème était la nécessité d’une intervention accrue des forces aériennes de la Coalition internationale dans des zones de grands espaces quasi désertiques où la maîtrise de l’air était essentielle (en zone urbaine, l’efficacité des frappes aériennes est très limitée ; en plaine, en revanche, ces frappes peuvent aisément arrêter la progressions des colonnes de combattants).
Or, l’entrée en guerre de la Russie, dès la fin septembre 2015, aux côtés de Bachar al-Assad et l’intervention conjointe des Iraniens avec des troupes au sol convainquit les Américains de passer à la vitesse supérieure en augmentant le soutien qu’ils donnaient déjà aux brigades kurdes et à leurs alliés arabes. Un changement de politique qui était aussi rendu nécessaire par les déboires que connurent les Américains avec plusieurs brigades rebelles modérées, jugées peu fiables, et dont les résultats sur le terrain ne furent pas probants.
Dès le début du mois d’octobre, les Américains annoncèrent qu’ils ne souhaitaient pas se confronter directement à la Russie et, le 9 octobre, qu’ils allaient réorienter leur programme d’aide aux forces rebelles pour équiper « une force nouvelle combattant déjà l’EI sur le terrain ». La sous-secrétaire d’État à la Défense, Christine Wormuth, déclarait : « Nous avons travaillé avec certains de ces groupes, nous savons qui ils sont, nous avons parlé à leurs dirigeants, (…) nous leur donnerons l’équipement nécessaire pour qu’ils le distribuent à leurs combattants et ainsi rendre possible leur offensive. » Ces forces étaient bien celles qui avaient reconquis Kobane un an plus tôt, puis Hassaké l’été dernier, et c’est donc logiquement que fut annoncée la nouvelle alliance, le 11 octobre 2015, baptisée « Syrian Democratic Forces » (SDF), qui incluait les forces kurdes, composées des YPG et des YPJ, les brigades chrétiennes du Syriac Military Council (MFS), les forces arabes, représentées par la tribu al-Sanadeed, et l’alliance rebelle Jaysh al-Thuwar [« l’Armée de la Révolution », fondée en mai 2015 et qui rassemble des brigades issues de l’ASL, coordonnée avec les YPG à travers une operation room baptisée « Burkan al-Furat » (« Volcan de l’Euphrate »)].
Cette nouvelle force lança immédiatement l’offensive dans la région d’al-Hawl, dont elle prit le contrôle le 13 novembre dernier, appuyée par l’offensive kurdo-yézidi qui avait lieu en même temps du côté irakien de la frontière, à Sinjar.
La route ar-Raqqa-Mossoul fut conquise dans les jours qui suivirent la prise d’al-Hawl, et de même les champs pétrolifères de Tishrin et la base militaire de Melabiyeh (ex-Regiment 121), au sud d’Hassaké.
Les SDF parvinrent à prendre le barrage au sud d’Hassaké, fin novembre, s’approchant ainsi à une vingtaine de kilomètres du bastion djihadiste de Shaddadi, connu pour abriter plusieurs brigades islamistes internationales, parmi lesquels se trouvent des combattants français.
La New Syrian Army
La création des SDF semble à ce stade n’être qu’une étape d’un plan plus important.
Les États-Unis ont décidé d’appuyer des groupes dont les caractéristiques sont, d’une part, de se battre efficacement et de manière fiable contre l’EI et, d’autre part, d’accepter, au moins temporairement, de ne pas s’en prendre frontalement aux forces loyalistes, afin de ne pas rentrer en opposition avec Moscou.
Mais, s’il est relativement facile de trouver les bons alliés dans le nord-est de la Syrie, dont la composante kurde est le plus puissant (et où le gouvernement syrien ne gouverne plus que quelques poches isolées), l’équation est plus difficile à structurer ailleurs. Une nouvelle force a toutefois vu le jour en novembre 2015 : la New Syrian Army (NSA), constituée de brigades rebelles d’officiers syriens déserteurs, et qui déclara avoir pour objectif principal la lutte contre l’État islamique. Cette nouvelle composante du conflit syrien organisa, le 16 novembre, une attaque contre le poste frontalier Syro-irakien de Tanf, jusqu’alors tenu par l’EI.
Le poste frontalier de Tanf, objet de l’attaque de la NSA
Une version aleppine des SDF
Dans le nord-ouest de la Syrie, dans les gouvernorats d’Alep et d’Idlib, témoins des combats les plus féroces, une nouvelle branche des SDF s’est créée le 17 novembre, alliance de quinze factions, parmi lesquelles les factions kurdes du YPG (et YPJ), Jaysh al-Thuwar et diverses brigades rebelles ou tribales (Régiment 102, Harar al-Shamali, Aleppo tribal forces, Brigade al-Hamza, Brigade al-Qaeqae, Brigade al-Maham al-Khassat, Brigade des seldjuks, Quwat al-Furqat 30, Brigade Shuhada Rif Idlib, Brigade Ayan Jalut et Brigade d’infanterie 99) parfois en provenance de ou toujours affiliée à l’ASL.
Or cette nouvelle branche des SDF aleppine n’avait pas comme seule priorité la lutte contre l’État islamique ; elle était aussi opposée aux djihadistes de Jabhat al-Nusra (la branche syrienne d’al-Qaïda) et aux islamistes radicaux d’Ahrar as-Sham. La situation s’est même dégradée au point que des combats ont opposé, depuis fin novembre 2015, les SDF (principalement Jaysh al-Thuwar) à des brigades de l’ASL alliées aux islamistes dans la région située au sud d’Azaz.
La situation au nord d’Alep et la zone des combats entre SDF et les forces rebelles
Inquiétudes turques et tensions russo-turques
Les Turcs, quant à eux, n’entendent pas abandonner aux SDF la zone actuellement contrôlée par l’EI dans le gouvernorat d’Alep (que les SDF considèrent comme principalement kurdes), car cela reviendrait à créer un Kurdistan ininterrompu, d’Alep jusqu’à Hassaké, tout le long de la frontière turque.
De ce fait, les Turcs insistent pour créer une zone tampon allant, grosso modo, d’Azaz à l’Euphrate ; une zone qu’ils s’apprêtent à occuper, le cas échéant.
Ce jeu dangereux s’est envenimé avec la présence des forces russes et la puissante offensive lancée en novembre dans la province de Lattaquié par les loyalistes pour reprendre la zone frontalière occupée par les rebelles turkmènes alliés à Ankara.
La perte d’un avion Sukhoï russe abattu par les Turcs a conduit à un quasi état de guerre entre les deux puissances régionales ; et les Russes à bombarder les alliés des Turcs se battant contre les SDF près d’Azaz.
Une recomposition des alliances en Syrie
L’intervention accrue de la Confédération de Russie et de l’Iran, d’une part, et des Occidentaux, d’autre part, a eu pour conséquence majeure d’établir un consensus pour mettre en priorité la lutte contre l’État islamique.
Ainsi, les Américains et les Européens ont accepté de mettre de côté leur politique d’affaiblissement du gouvernement de Bachar al-Assad ; ils ont pour cela mis sur pied et équipé une alliance et des factions ayant pour objectif principal la chute des djihadistes de l’EI.
Ce nouvel objectif, toutefois, n’est ni du goût de la majeure partie de la rébellion syrienne (et en particulier de sa composante islamiste et djihadiste), ni de leurs soutiens saoudiens et qataris, pour qui la lutte contre Assad doit demeurer une priorité, ni de la Turquie qui craint la prise de pouvoir dans le nord de la Syrie d’une coalition kurde qui lui soit hostile.
La recomposition actuelle des alliances tend donc à ce que la rébellion syrienne se re-fragmente en plusieurs camps, l’un acceptant la priorité de la lutte face à l’EI et de ne pas attaquer les zones loyalistes et, l’autre, continuant sa lutte actuelle face à Bachar al-Assad et à l’EI.
Ce dernier camp se retrouve de plus en plus marginalisé et affaibli par une coalition russo-iranienne qui la combat, et par une Coalition internationale qui ne l’aide plus.
Dans ce contexte, il ne sera pas étonnant de voir dans les prochains mois un ralliement plus important de brigades rebelles aux SDF ou à toute autre alliance pro-américaine.