10 décembre 2015. J’atterris à l’aéroport de Tunis-Carthage. Depuis que j’avais quitté, le 15 février 2011, mon poste d’ambassadeur de France en Tunisie, je n’étais pas revenu dans ce pays.
Je m’y rendais pour présenter mon livre, Un ambassadeur dans la révolution tunisienne. J’y relate la brève période durant laquelle j’ai servi en Tunisie, de septembre 2009 à février 2011 : les derniers mois du régime Ben Ali, marqués par la dérive autoritaire, la corruption perpétrée par la famille Trabelsi et l’arrogance croissante de cette dernière, qui ne dissimule plus son désir de voir l’un ou l’une des siens succéder au Raïs affaibli et malade… La révolution de décembre 2010 et janvier 2011, les dysfonctionnements qui ont affecté la perception de la réaction française… Et je réponds aussi aux critiques qui m’ont été personnellement adressées…
En ce 10 décembre, je suis animé par un double sentiment d’émotion et d’appréhension. Comment les Tunisiens, confrontés à d’immenses défis, de lourdes menaces, vont-ils m’accueillir, alors que je ne représente plus que moi-même, que je viens leur reparler d’une période terrible, mais décisive pour l’avenir de leur nation ?
L’un des éditeurs qui avait refusé mon projet m’avait fait part d’une remarque dont je mesure, ce jour-là, la pertinence : « Quelle que soit sa qualité, votre livre sera dépassé par l’actualité. »
Et en effet, celle-ci a été riche depuis la fin octobre…
À Oslo, le Prix Nobel de la Paix a été attribué au « quartet » formé de l’Utica (patronat), l’UGTT (syndicat), la Ligue des Droits de l’Homme et l’Ordre des avocats. En novembre, Daesh avait une nouvelle fois exercé son odieuse action terroriste : à Paris, le 13, en assassinant 130 de nos jeunes compatriotes ; à Tunis, le 24, lorsqu’un kamikaze fit exploser, boulevard Hassan II, un car de la sécurité présidentielle, tuant 12 de ses membres. Sur la scène politique tunisoise, le parti majoritaire, Nidaa Tounès, était en proie à des divisions artificielles, mal ressenties par les citoyens, toujours dans l’attente de réponses convaincantes à leurs problèmes.
Dès le 10, je rencontre Hassan Jeied, directeur général d’Afrique culture, qui assure la diffusion de mon livre en Tunisie. En librairie depuis quelques jours, l’ouvrage rencontre un accueil favorable. Et mon interlocuteur est optimiste quant à la diffusion de livres français en Tunisie, sans dissimuler les difficultés. « Pourquoi la France, l’Union européenne, ne nous aident-elles pas davantage ? Nous entendons de bonnes paroles, des annonces d’aides substantielles, mais nous avons l’impression que rien ne vient. Pendant ce temps-là, d’autres sont à l’œuvre sur Internet et leur message passe. »
Ce sera le leitmotiv des rencontres qui suivront : « Paroles, paroles, mais pas assez d’actes. » La Tunisie est la seule « rescapée » du Printemps arabe. Avec constance, ses autorités mettent tout en œuvre pour préserver la démocratie et les Droits de l’Homme. Malgré tous les discours, notre réponse n’est pas à la hauteur.
Je consacre la matinée du 11 à des contacts économiques : rencontre avec les conseillers du commerce extérieur de la France, puis visite à la Chambre tuniso-française de commerce et d’industrie (CTFCI), toujours présidée par mon ami Fouad Lakhaoua. « Depuis la révolution, me dit-il, il est vrai que certaines entreprises françaises sont parties. Mais 274 nouvelles implantations ont vu le jour, créant des milliers d’emplois, qui s’ajoutent aux 130.000 déjà engrangés. Il faut en parler davantage. »
Puis, arrive la première rencontre-débat… Elle se tient à la librairie « Culturel » du centre commercial de Menzah 6. Vendredi soir, 18 heures, le centre est rempli de clients. Aucune peur sur leur visage : ce sont des femmes et des hommes effectuant leurs emplettes, comme en France. La proportion de femmes voilées ne s’est pas accrue depuis 2011. Il faut dire que le port du voile s’était développé au cours des années 2000. Je revois des amies qui avaient déjà adopté le hijab (à ne pas confondre avec le niqab, le voile intégral). « Merci, me disent-elles, de nous avoir acceptées comme nous sommes. »
Cette question ne doit pas être source de malentendus. C’est à juste titre que la loi de 2004 avait interdit le port du hijab, comme tout autre signes religieux ostentatoires, à l’école, en France. Mais, dans mon pays, toute personne est libre de souhaiter que son engagement religieux se reflète dans sa tenue vestimentaire : hijab, kippa, croix ou turban. Et en Tunisie, pays dont 99 % des habitants sont musulmans, il est normal que cette pratique s’impose. En revanche, je n’ai pas vu à Tunis beaucoup de niqabs…
Le débat s’engage. Y participent plusieurs personnalités : Hélé Béji, fondatrice du Collège international de Tunis ; Madeleine Berger-Bennaceur, conseillère consulaire et pilier de la communauté française et franco-tunisienne ; Abbès Mohsen, ancien maire de Tunis, révoqué par le régime de Ben Ali, puis démis, en juin 2011, de ses fonctions d’ambassadeur à La Haye par les autorités transitoires ; Abdelaziz Belkhodja et Tarak Cheikrouhou, auteurs du remarquable livre : 14 janvier : l’enquête.
La discussion ne s’attarde pas sur le livre lui-même. D’ailleurs, les personnalités présentes n’ont jamais participé aux polémiques mesquines de cette époque…
C’est un sujet plus grave qui mobilise les esprits et les attentions : celui de l’avenir de la Tunisie.
Le modèle démocratique résistera-t-il à la menace terroriste, aux angoisses économiques, sociales et identitaires, à la superficialité des jeux politiciens ? Face au désordre et à l’inquiétant voisin libyen, le spectre de la dictature ou celui du chaos sont-ils écartés ?
Je fais valoir que la démocratie est un long chemin, rappelle que dans les années 1990, les peuples d’Europe centrale étaient, eux-aussi, désabusés, déçus, confrontés à une tâche encore plus lourde car il fallait, en plus des libertés, reconstruire une économie en ruines, alors que les bases de l’économie tunisienne sont saines et solides. « Mais, me répond-on, les anciens du bloc de l’Est n’avaient pas à gérer le problème de Dieu, de sa place dans la société. Les jeunes privés d’emploi sont la proie du djihadisme qui recrute des esprits faibles, dont l’immunité les protégeant de l’idéologie de mort a été affaiblie, voire détruite par la puissance du rejet qu’ils éprouvent d’une société qui ne leur réserve aucune place. »
Un autre sujet s’impose dans le débat : celui de la politique de la France.
Ce n’est pas nouveau… J’entendais les mêmes interrogations en 2009-2010. Pourquoi notre pays s’aligne-t-il sur les monarchies pétrolières, dont le combat contre Daesh n’est pas la priorité, considère-t-on à Tunis ? Abattre Assad, contenir l’influence de l’Iran, n’est-ce pas faire le jeu du soi-disant État islamique ?
Je souligne les efforts de la France en vue d’une coordination de tous les efforts pour lutter contre Daesh. La défense de la mémoire des 130 morts du 13 novembre, fauchés à trente ans, eux qui avaient toute une vie à accomplir, le souvenir de tous les autres, Charlie, le supermarché cacher, les victimes de Merah, ne nous autorisent aucune ambigüité, faiblesse ou faux-semblant.
Le lendemain, samedi 12 décembre, c’est le tour de la rencontre à la librairie « Culturel » du centre commercial Zephyr. Il y a encore plus de monde, tant dans les commerces qu’à notre débat. Sont présents davantage de Français. Nous revenons un peu plus sur la crise de 2010-2011.
Pas plus que ceux de la veille, les intervenants ne s’attardent sur les polémiques relatives à mon télégramme du 13 janvier [ndlr : le 13 janvier 2011, Pierre Ménat adressait à Paris un télégramme, dans lequel il informait les autorités françaises du risque qu’encourait le régime Ben Ali, sévèrement contesté par des manifestations populaires ; prudent, il n’excluait pas, toutefois, que le discours prononcé ce même jour par le dictateur, qui cédait à nombre de revendications des manifestants, lui aurait permis de gagner du temps ; par la suite, la presse française –et en particulier le quotidien Le Monde– a déformé le contenu du télégramme et s’est acharnée sur l’ambassadeur, l’accusant de n’avoir « rien compris » aux événements et affirmant qu’il avait assuré le Quai d’Orsay que Ben Ali se maintiendrait au pouvoir].
Cependant une question légitime : comment expliquer que l’ambassadeur de France n’était pas mieux informé sur ce qui était en train d’arriver ? À cela, je réponds : personne dans l’appareil d’État ne parlait aux ambassadeurs. Ni à moi, ni à d’autres…
Il est question d’un « complot »… En fait, on n’a pas fait partir Ben Ali, mais personne ne l’en a non plus empêché.
Dimanche 13 décembre. Je quitte Tunis avec des sentiments mitigés….
Les Tunisiens ne se laisseront pas envahir par la peur, ni par le désenchantement. Ils attendent de leurs dirigeants qu’ils se montrent à la hauteur… Mais la querelle interne à Nidaa Tounès, qui s’était apaisée durant les quelques jours où je me trouvais à Tunis, allait reprendre de la vigueur un peu plus tard, et de manière plus virulente… M. Habib Essid forme un nouveau gouvernement, au sein duquel la présence d’Ennahdha garantit le maintien de la mouvance islamiste modérée dans la majorité.
Mais en même temps, que de doutes !
La croissance est voisine de zéro, la menace terroriste, l’insécurité, le chômage sont des fléaux qui fragilisent les efforts de construction d’une démocratie moderne et prospère…
Et oui : la France et l’Union européenne doivent marquer avec plus de chaleur le soutien qu’ils apportent à la Tunisie, ilot de stabilité dans une région en proie à de terribles turbulences.