Il est clair, depuis l’intervention de l’aviation russe sur la demande du gouvernement de Damas, que l’armée syrienne a marqué des points contre l’ensemble des forces qui lui sont opposées, organisation Daech/EI comprise, mais aussi An-Nosra/Al-Qaïda, et contre toute la nébuleuse des organisations de la rébellion dite « modérée ».
Toutefois, après avoir tenu cinq ans pratiquement le dos au mur -ce qui est en soi un exploit-, cette armée de conscrits (secondés par des groupes de volontaires et des unités envoyées par ses alliés libanais, palestiniens et irakiens) semble tout de même passablement essoufflée ; et si ses victoires actuelles sur le terrain sont bien réelles, elles n’en sont pas pour autant aussi spectaculaires que le laissent supposer une lecture rapide des communiqués venant du front. Ce qui laisse penser que, si les négociations de paix n’aboutissaient pas, une campagne de l’armée de Damas contre Daech/EI sera, au mieux, une entreprise longue et difficile.
Quant à l’armée de Bagdad, elle semble toujours souffrir de sa faiblesse congénitale, celle d’être le produit d’une occupation étrangère sans légitimité fondatrice, sans grande énergie combative et avec le handicap supplémentaire d’être apparue comme une troupe de revanche chiite en terre sunnite plutôt qu’une armée nationale comparable à celle qui avait été imposée dans les années 1930 au colon britannique du fait de la mobilisation du peuple irakien alors uni.
C’est dans ce contexte qu’il faut poser la question des chances de survie de l’organisation Daech/EI qui se heurte incontestablement, aujourd’hui, à des difficultés nouvelles.
Pour y répondre, il faut d’abord estimer le poids de trois facteurs essentiels : quel est l’état de sa base de recrutement ? Quelle est sa situation commerciale ? Quelle est l’état de ses financements extérieurs ?
Ce à quoi il faut ajouter la question de savoir si les appuis extérieurs qui ont voulu enfanter dans le monde des mouvements comme les escadrons de la mort d’Amérique latine, les « combattants de la liberté » de la première guerre d’Afghanistan, les groupes terroristes en Algérie, en Tchétchénie ou au Kosovo, la nébuleuse Al-Qaïda puis finalement Daech/EI ne vont pas inventer une nouvelle « franchise » terroriste, si jamais la page Daech se tournait sur un échec. Car rares ont été dans l’histoire humaine les groupes armés clandestins ou terroristes qui se sont maintenus comme une force durable et puissante sans l’appui d’un ou de plusieurs États, ou tout au moins de certains services secrets liés à des États. En particulier, comme c’est le cas en Syrie, quand de tels groupements se heurtent à une opposition frontale de la part d’une partie importante et sans doute majoritaire de la population du pays concerné.
Sur la question du recrutement, il faut être lucide et constater que, dans la foulée de la désagrégation partielle des États et des sociétés irakiens, syriens et autres dans la région, de la désindustrialisation, des destructions, du chômage de masse et de la précarité structurelle existant dans tout le monde musulman, dans tout le tiers monde et dans les banlieues du « premier monde », il existe une masse de jeunes désespérés, abrutis par les jeux vidéos, la crise des systèmes d’éducation, la perte des repères, le consumérisme compulsif, l’hypocrisie d’une société d’interdits rigoristes où tout est simultanément accessible par internet et qui sont à la recherche de réponses binaires et d’un paradis matériel, qui peut être repoussé dans un au-delà semblant plus réel que la frustrante réalité ambiante. Cette masse marquée par des désirs morbides, fruits de décennies de scènes de violences propagées par les séries américaines et de vidéos pornographiques ayant démultiplié les désirs sadiques constitue un vivier quasi-illimité pourvu qu’il trouve des « sponsors », des commanditaires, prêts à financer des campagnes de recrutement. Une façon aussi d’envoyer vers une mort lointaine ceux qui pourraient avoir l’idée de se rebeller sur place. Tout en enrichissant les marchands d’armes, éventuellement aussi ceux de la drogue. Car on a trouvé au Liban des filières de captagon originaires des pays du Golfe. Ce qui semble intéresser en particulier les pétromonarchies confrontées à une jeunesse désœuvrée et déstructurée.
Sur la situation commerciale, il faut constater que, malgré les bombardements russes assez efficaces qui ont succédé aux bombardements plutôt poussifs de l’US Air Force, et malgré l’avancée des troupes kurdes syriennes et gouvernementales, en Syrie, le long ou vers les frontières turques, l’organisation Daech/EI demeure capable de vendre les produits de son pillage, ce qui prouve l’existence de complicités extérieures importantes, en particulier en Turquie et dans le Kurdistan irakien, mais pas seulement. On peut supposer qu’il existe dans les pays occidentaux ou arabes et en Israël des clients importants qui ont un intérêt commercial ou politique à prolonger la vie de cette organisation en laissant acheter pétrole, œuvres d’art, voire drogue et organes humains, etc. Chose qu’on a déjà pu constater dans la foulée de la guerre du Kosovo, par exemple, avec l’émergence de mafias qui s’en est suivie sur la base de l’organisation albanaise d’abord qualifiée de terroriste puis requalifiée en mouvement de résistance.
Sur le financement des recrutements, des achats d’armes et de la machine administrative de Daech/EI, là encore, il ne semble pas, malgré la baisse des soldes et l’augmentation semble-t-il des prix dans les territoires qu’il contrôle, que le montage financier de cette organisation soit à la veille de s’écrouler. Ce à quoi il faut ajouter l’élargissement de ses domaines d’influence, de recrutement, donc de pillage et de moyens économiques, vers de nouveaux territoires (Libye, Afrique subsaharienne, Afghanistan, etc.).
Le fond du problème, finalement, c’est donc de savoir si les pouvoirs extérieurs aux régions contrôlées par Daech/EI mais qui lui sont implicitement favorables continueront à avoir intérêt à maintenir en vie cette organisation et s’ils ont les moyens d’acheminer leur aide et d’assurer leurs appuis.
Pour répondre à cela, il faudrait savoir quels sont les liens exacts, les complicités, les appuis, les alliances objectives, les accords qui ont pu être conclus entre le seigneur de la guerre de Raqqa/Mossoul, voire son entourage (méconnu), et certaines puissances économiques, politiques, financières. Vaste question qui ne peut manquer d’être élargie à celle portant sur l’état réel des pays musulmans, de leurs élites dominantes et aussi des grandes puissances occidentales qui sont dans un état de crise permanente -c’est désormais officiel- économique, sociale, financière, morale, politique, depuis déjà plus de trente ans.
Et si jamais les vivres étaient coupés à cette organisation, si elle se révélerait avoir pris trop d’autonomie et trop de puissance aux yeux de ses géniteurs, rien n’empêche de penser qu’à l’image de ce qui s’est passé en Afghanistan où Daech/EI succède à Al-Qaïda qui a proliféré dans la foulée des talibans qui ont succédé eux aux « combattants de la liberté » soutenus puis délaissés toujours par les mêmes, Arabie saoudite, pétromonarchies, Etats-Unis et leurs alliés, l’organisation Daech/EI trouvera peut-être encore une fois un successeur « à sa hauteur ».
Donc, même s’il était possible que la coalition armée qui unit l’État syrien, la Russie et « l’Axe de la Résistance » [ndlr : l’Iran et le Hezbollah, face à Israël] arrivait à limiter, voire détruire en finale, non seulement l’organisation Daech/EI mais toutes les autres organisations armées franchisées qui ont proliféré dans la foulée du « printemps arabe » et qui se sont concentrées en Syrie et en Irak, il resterait à savoir que faire de ces bases guerrières que sont devenues les pétromonarchies devenues instables qui, du Yémen à la Syrie et de la Libye à l’Irak ou au Nigéria, semblent ne pas savoir comment gérer un monde arabe qu’elles ont eu la prétention de prendre en main dans la foulée de l’échec du nationalisme et du socialisme arabes et de l’affaiblissement des écoles islamiques traditionnelles non médiatisables.
Et quel sera aussi, dans ce contexte, l’avenir d’un gouvernement turc ? Qui avait justifié son tournant de 2011 en faisant le pari d’un renversement du pouvoir en Syrie et du rêve de reconstruction d’un empire disparu…
Bref, il faut poser cette question : ceux qui ont laissé se développer en Irak puis en Syrie la pieuvre Al-Qaïda devenue Daech puis EI ont-ils aujourd’hui plus intérêt à laisser faire son effondrement ou à prolonger son existence ? Une existence qui leur permet, en ce moment, de continuer à entretenir une guerre qui présente certains avantages économiques, mais dans laquelle ils ne veulent surtout pas apparaître comme des perdants.
Ce qui n’exclut par ailleurs pas une dérive vers une conflagration mondiale puisque, depuis 2011, face aux puissances occidentales qui cherchent à maintenir « leur rang », la Russie et son protecteur chinois ont clairement montré que, cette fois-ci, contrairement à ce qu’ils avaient accepté depuis trente ans jusqu’à la guerre en Libye de 2011 comprise, ils ne reculeront plus et ne renonceront pas à maintenir les États existant.