Frank était parti pour se battre, contre « DAESH » (l’État islamique – EI), au Kurdistan irakien… Parti pour un (premier) séjour de six mois… Il va rentrer chez lui, dépité, après trois mois d’une « drôle de guerre », qui lui ont fait comprendre que, dans ce conflit, « il n’y a pas de héros ». Pour Frank, ce fut la désillusion de sa vie.
Pierre Piccinin da Prata l’a rencontré, sur le front face à l’État islamique, dans la région de Kirkouk, peu avant son retour en France.
Pierre Piccinin da Prata – La question que je me pose, à chaque rencontre avec des volontaires européens ou américains venus supporter les Peshmergas (les combattants kurdes), si loin de chez eux, de leur famille, de leur vie confortable, c’est ce qui les a poussés à venir ici, à mettre leur vie en danger, dans la poussière et la crasse des tranchées…
Frank – Pour dire les choses très brièvement, j’étais venu pour me battre contre Daesh ; et mettre en pratique contre cet ennemi de notre mode de vie occidental ce que j’ai appris en Ukraine. C’était ma première expérience de la guerre, l’Ukraine… J’y ai soutenu les combattants pro-russes, car leur cause est juste. J’y ai acquis des compétences techniques, un savoir-faire… Je voulais aider toutes les factions qui se battaient contre les islamistes, qu’elles soient Kurdes, de tous les partis, iraquiennes, arabes, chiites ou sunnites… Le but, c’était d’arrêter ces djihadistes qui massacrent des gens au nom de leur religion ; c’était de produire du résultat, concret. C’est en effet un choix difficile ; on ne part pas sur un coup de tête. Il faut bien tout penser, réfléchir, savoir si on a des convictions suffisamment solides, la certitude que le combat est nécessaire. Et aussi que cette sorte de sacrifice sera utile. Je pensais que ce le serait…
PPdP – Et ce ne fut pas le cas…
Frank – Non ! Je pensais, vu la gravité des événements, que les factions qui se défendaient de Daesh collaboraient ! Au lieu de cela, j’ai très vite compris que les Peshmergas, soumis au KRG [ndlr : le Gouvernement autonome du Kurdistan irakien], que le PDK contrôle presque totalement [ndlr : le Parti démocratique du Kurdistan (PDK)], se perdent en luttes internes épuisantes, qui diminuent sensiblement leur efficacité… En outre, le président du KRG, Barzani, et ses partisans n’ont pas vraiment envie de lutter contre Daesh, mais passent plus de temps à poignarder dans le dos leurs « alliés » arabes irakiens, ou d’autres Kurdes, leurs opposants politiques à l’intérieur du Kurdistan irakien, ceux de l’UPK par exemple [ndlr : l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), deuxième formation kurde en importance au Kurdistan irakien], et même les Kurdes du YPG et du PKK qui se battent durement contre Daesh en Syrie. Barzani et le PDK ont fixé leurs frontières définitives ; c’est ce qu’ils appellent encore « le front », mais qui n’en est plus un… Ils ont pris le contrôle de tous les territoires revendiqués par les Kurdes en Irak et ont décidé de s’arrêter là.
Maintenant, ils dilapident l’aide matérielle qu’ils reçoivent de l’OTAN. La corruption est généralisée ; c’est comme aller au supermarché, ici ! C’est à qui puisera le plus et le plus vite dans la caisse ! Cette corruption est évidemment le premier frein à tout résultat militaire sérieux. En plus, leur hiérarchie militaire est absurde et dépassée ; leur manque total d’organisation est flagrant. Pour moi, qui suis venu ici avec l’intention sincère d’aider et avec une certaine expérience de la guerre, tout ce que j’ai tout de suite constaté m’a fait comprendre que je perdais mon temps, mon argent, mes capacités… Je suis dégoûté.
PPdP – Tu pourrais fournir quelques précisions, des exemples concrets ? De ce qui t’a désillusionné…
Frank – Pour ce qui est de mon colonel, je pourrais t’écrire un livre entier… Je te donne une ou deux anecdotes… Tu vas vite comprendre…
Un jour, au début, on était dans le no man’s land avec notre équipe de volontaires et les Peshmergas. Le no man’s land, c’est la zone –trois kilomètres à peu près- qui sépare notre ligne de front, la frontière du Kurdistan donc, et les positions des djihadistes de Daesh. On est plutôt bien armés et nombreux, pour une fois. Et là, on aperçoit deux voitures de Daesh, à environ deux kilomètres. Identification positive ! On s’apprête à les engager ! Mais non. Pas le droit… Ordre négatif du colon’, à la radio…
Les Pesh’ ? Complètement paniqués ! On est forcé de se replier… Alors que c’était une occasion en or ; on aurait pu les taper rapidement et rentrer très vite dans nos lignes. On les tenait ; c’était les doigts dans le nez…
Plus tard, un autre jour… Nous sommes sur le « front » avec le colon’, et des journalistes turcs… Des types particulièrement irritants… Et sous pression des journalistes, on reçoit l’ordre de simuler un combat, de tirer dans le lointain et de faire semblant que nous sommes attaqués, pour faire de bonnes images. Évidemment, nous, les volontaires, nous avons refusés, outrés.
Puis, l’armée irakienne a dégagé la zone… On ne s’y bat donc plus. Les Pesh’ du PDK ont eu ce qu’ils veulent. Maintenant, ils laissent les irakiens se démerder avec Daesh. Alors, on servait seulement à garder leur putain de frontière ; et à faire le cirque pour les journalistes… Si le colon’ tente de te vendre du rêve en t’emmenant sur « le front », du côté d’Albu Muhammad ou d’Arab Koi, rappelle-toi : ce n’est pas Daesh en face. Seulement un no man’s land avec l’armée irakienne de l’autre côté.
Tous les journalistes se font avoir : c’est systématique. On les emmène là-bas ; il n’y a plus rien, il ne s’y passe plus rien. On les fait monter dans un fortin ; et puis on leur crie « Danger ! ». Un peu de cirque, et les gars s’en retournent en expliquant dans leur reportage qu’ils ont dû « quitter précipitamment le front parce qu’une brigade de Daesh était sur le point de les attaquer ». Et c’est ça qu’ils passent à la télé… Quels abrutis ! À mourir de rire !
C’est comme je te dis… C’est l’habitude, ici : quand les journalistes débarquent, ils ont droit au forfait « tour du front et simulation d’alerte ». Le général ou le colonel les emmène, de jour ou de nuit, dans un convoi de pick-ups, jusqu’à la « ligne de front »… En fait, la frontière de leur territoire, complètement pacifiée depuis fin janvier ; et là ils te font faire le tour des forts, t’expliquent qu’en face il y a Daesh, que c’est dangereux, que les Peshmergas ont un cœur de lion, blablabla…
Avec les autres, on a commencé à râler. On a voulu changer de coin, aller là où on se bat. Mais ce sont les milices chiites irakiennes qui se battent. Et les Kurdes n’ont pas voulu nous laisser les rejoindre. Ils nous ont mis des bâtons dans les roues…
PPdP – Les Peshmergas ne sont donc pas les grands héros, les soldats vaillants et invincibles, disciplinés, que décrivent tous les médias occidentaux ?
Frank – Il n’y a pas de héros ! Pas au PDK, en tout cas !
Les gars du PKK et du YPG se battent bien, eux. On aurait voulu les rejoindre en Syrie, mais les Pesh’ du PDK nous en empêchent.
Nous, nous avions voulu faire les choses de manière « professionnelle ». Nous ? Une petite équipe fondée en octobre 2015. Nous ne sommes pas venus ici en « touristes de la guerre »… Nous ne sommes pas des amateurs… Deux cofondateurs du projet avaient déjà une expérience militaire et un baptême du feu. Nous avions déjà combattu avec des milices, dans un environnement de guerre asymétrique : le coordinateur de l’équipe, en Afghanistan ; et moi, en Ukraine, pendant la guerre civile, avec les forces de la DNR [ndlr : Donétskaya Naródnaya Respúblika, la République du Peuple de Donetsk].
Nous avions établis un ordre de mission clair et précis, un contrat que nous présentions à tous nos partenaires et à tous nos candidats. Nous voulions nous battre, mais pas seulement : nous savions que ce genre de guerre ne se gagne qu’en travaillant avec les populations et les différentes forces locales.
Notre projet comporterai un volet « combat » : monter un groupe de reconnaissance et d’action de 8 à 12 hommes ; et un aspect médical : monter un poste de secours sur le front, pour stabiliser les blessés en attendant leur transfert vers un site équipé. Ce poste pourrait également servir de dispensaire civil. L’idée était également de travailler au côté de toutes les forces locales, et non exclusivement auprès des Peshmergas.
Nous avions calculé soigneusement nos dépenses… Nos économies personnelles suffiraient pour « lancer » le projet : arriver sur place, équiper les premiers soldats, trouver une base, commencer à travailler. Ensuite, nous prendrions le relais avec des quêtes publiques et des donations, comme le font la majorité des volontaires. Nous avions un planning raisonnable : en deux à trois mois, il nous faudrait acquérir un ou deux véhicules, des radios, assez d’armes légères et de munitions pour équiper tous les membres de la section. Le matériel médical poserait moins de problème à obtenir, car les dons « en nature » sont plus courants dans ce domaine.
Il nous faudrait aussi obtenir des laissez-passer et forger de bonnes relations avec les divers commandants locaux, dans le but de pouvoir circuler et donc de travailler avec autonomie et efficacité pour obtenir un maximum de résultats concrets. Tout cela pourrait apparaître comme une grosse masse de travail. En effet. Mais nous avions l’expérience de ce genre d’opération.
Nous avions choisi l’Irak, et plus particulièrement le front nord, car c’était le seul endroit où nous pouvions travailler légalement. Le YPG, en Syrie, étant liée au PKK, listé comme organisation terroriste, nous ne voulions pas de problèmes supplémentaires. Les Peshmergas avaient déjà acceptés de nombreux volontaires occidentaux, nous avions cru qu’ils seraient habitués à travailler avec nous…
PPdP– Comment s’est passé l’intégration de ton groupe, aux forces kurdes ?
Frank – Nous avions pris contact avec un colonel, second en commandement de la 9ème brigade des Peshmergas, basée au sud de Kirkouk ; elle participait à l’encerclement de la poche de Hawijah, occupée par des milices tribales sunnites ralliées à Daesh.
Après avoir lu notre proposition d’ordre de mission, il a accepté notre équipe, et nous prévoyions d’utiliser sa base et son secteur pour construire l’unité. Ce secteur était intéressant, pour plusieurs raisons…
D’abord, il était majoritairement sous contrôle des Kurdes de l’UPK… Le PDK, au pouvoir à Erbil, venait de réviser les mesures d’accueil des volontaires et commençait à restreindre le renouvellement des visas ; mais l’UPK acceptait les volontaires… du moins quand nous sommes arrivés… Ensuite, il s’agissait d’une zone mixte. Occupée par les forces kurdes, mais l’armée irakienne y opérait également. La population était en majorité chiite, avec des minorités turcomanes. Même si nous commencions avec les Kurdes, nous espérions être le premier groupe de volontaires occidentaux à travailler avec les Arabes, et ouvrir la voie à d’autres. De plus, le général qui commandait la brigade était très impliqué dans la réconciliation entre Kurdes et Chiites (contrairement à notre colonel, qui n’attendait qu’une chose : en finir avec Daesh pour pouvoir se battre contre les Chiites).
Et puis, aussi, il y avait une large zone de no man’s land, dans laquelle vivaient encore des civils et voyageaient des réfugiés, donc des gens à aider, à protéger et à soigner : du boulot en perspective. Nous devions être, sur le papier, considérés comme escorte et QRF (force de réaction rapide). C’est-à-dire qu’au lieu d’accomplir des rotations sur des positions statiques, nous serions mobiles et appelés à intervenir et à explorer le secteur : une mission bien plus intéressante et qui mettrait nos compétences à profit.
Le premier soir, le premier jour de notre arrivée à Daquq, il faisait brouillard. Un raid de Daesh sur la ligne de front a tué un Peshmerga ; un tir de mortier artisanal… Les autres factionnaires avaient détalé, de plusieurs centaines de mètres. Nous fûmes envoyés en catastrophe en ligne, armés à la dernière minute, et déployés à la place des fuyards. La situation se calma très vite ; il n’y eut que quelques coups de feu au hasard… C’était sans importance… Toutefois, c’était pour nous la preuve que le commandement souhaitait se servir des étrangers et les laisser opérer, sans chercher à les « protéger » (comme cela se passait dans d’autres unités). Un bon signe !
La base en elle-même était dotée d’une infirmerie remplie de fournitures médicales de bonne qualité et variées (mais stockées dans chaos total). Il y avait en outre des locaux en suffisance (pour la plupart à remettre en état), quelques armes, des véhicules en panne… Une autre équipe de volontaires, des Français (l’Unité 732) se trouvait là depuis quelques mois et accomplissait le même genre de mission que nous. Ils nous aidèrent à nous installer…
PPdP – Une fois intégrés à la 9ème brigade, vous avez donc commencé la mission que vous vous étiez assignée ?
Frank – Dans les deux mois qui suivirent, nous accomplirent les missions suivantes : entraînement des Peshmergas aux premiers secours de combat ; formation au démontage et à l’entretien des armes neuves que l’OTAN leur avait fourni (et qui étaient souvent inutilisables parce que les Pesh’ ne les avaient pas du tout entretenue, ou parce qu’ils ne savaient pas s’en servir) ; réparation de certaines armes, auxquelles il manquait des pièces, perdues ou cassées ; remise en fonction de certains locaux (on manquait toujours de place, dans la base) ; inventaire de l’infirmerie et du stock du matériel médical ; nettoyage de l’ambulance et aménagement d’une salle de formation.
Sur le terrain, on nous a employés à l’escorte systématique des officiers supérieurs lors de leurs tractations et réunions diverses ; à la défense de la base ; et à donner les premiers secours aux réfugiés qui cherchaient à échapper à Daesh, souvent des vieillards et des enfants très malades et malnutris. C’est que les Pesh’, eux, ils n’en avaient rien à cirer, de ces gens-là… C’étaient des Arabes…
PPdP – Les Kurdes sont pourtant reconnus par la Communauté internationale comme les défenseurs des minorités…
Frank – Pure couillonnade ! Nous faisions très souvent pression pour que les réfugiés arabes soient pris en charge plus rapidement ! Mais, en raison de leur racisme anti-arabe, les Peshmergas ne se gênaient pas pour les laisser mourir dans le no man’s land !
PPdP – On ne vous confiait aucune mission offensive contre l’État islamique ?
Frank – Si, parfois… Intervention sur la ligne de front à chaque alerte (à certaines périodes, une par nuit). Excursions dans le no man’s land. Reconnaissance, récupération de matériel abandonné, déminage, etc.
Mais, ce qui était incroyable, on avait ordre de ne pas engager l’ennemi, même quand c’était possible et favorable !
Arrestation de membres de Daesh tentant d’infiltrer nos lignes et de rejoindre leur cellule sur Kirkouk, puis arrestation de membres de ces cellules.
Ah, je me souviens d’un truc… Un philanthrope américain nous a contacté et a organisé une réunion avec le colon’, nous-mêmes et le général. Ça s’est passé au nord de Mossoul et de Sinjar… Tom Kelly acheminait des conteneurs depuis les USA jusqu’au Kurdistan irakien, via la Turquie. Chaque conteneur contenait un hôpital de campagne complet, prêt-à-monter, avec du matériel adéquat et précieux. Il nous demandait de réceptionner ces conteneurs et de monter les hôpitaux dans des endroits utiles du front. Son premier conteneur ayant été pillé par les Kurdes et son contenu disséminé, il comptait sur nous pour surveiller la suite. Son projet était baptisé « Rosie ». Nous avons donc participé à la réception et au montage de deux hôpitaux ; un à Sinjar, l’autre à Zumar. Deux conteneurs supplémentaires étaient en cours de chargement aux USA. Mais, comme nous n’avions pas notre propre véhicule, il était impossible de protéger ces hôpitaux, alors que nous étions basés à Daquq…
En parallèle, nous récoltions des fonds auprès de nos donateurs. Vers la fin du mois de février, nous avions assez de fonds pour envisager, enfin, d’acheter un pick-up, des radios et/ou des armes collectives d’infanterie, comme des lance-roquettes, afin de pouvoir bosser plus librement et plus sûrement. Malheureusement, c’est à cette période que notre projet s’interrompit brusquement…
PPdP – Qu’est-ce qui a « coincé » ?
Frank – Nous étions « officiellement » placés sous commandement des Peshmergas, au sein de la brigade. Mais les Pesh’ ne travaillaient pas comme nous… Ils avaient une autre conception de « l’organisation ».
Les armées occidentales pratiquent la division, la répartition et la hiérarchie des commandements. Chaque chef d’équipe est censé avoir l’initiative de régler les problèmes à son échelle, et les différentes unités sont ainsi plus autonomes, réactives et efficaces. Au contraire, chez les Pesh’, les officiers n’ont que très peu de pouvoir, malgré leurs épaulettes garnies d’étoiles brodées bien voyantes… Tout problème à résoudre, même bénin, est passé de main en main, tel une « patate chaude ». Tout le monde a plus ou moins le même statut, et pour tout problème, on doit référer au grand-chef, le colon’ ou le général, qui, eux, sont habitués à tout contrôler, que ce soit le papier toilette, la clé de la cuisine ou une offensive…
En gros, sans avis du chef, rien ne bouge… Et comme le chef est souvent absent, parce qu’il s’occupe aussi de politique ou voyages pour ses loisirs –hé, oui… c’est comme ça, ici…-, rien n’est jamais fait.
Cette inefficacité affecte les tâches les plus basiques, les plus insignifiantes et les plus quotidiennes ; elle engendre donc de la frustration, de l’incompréhension et, finalement, du mépris… Je veux dire : de la part des volontaires occidentaux, à l’égard des Pesh’.
PPdP – Un mépris à ce point justifié ?
Frank – Les bons volontaires sont en majorité des gens très motivés, énergiques, agressifs, souvent des ex-soldats professionnels et habitués à de longues journées bien remplies, ainsi qu’à une certaine discipline. Ils ne sont pas payés et vivent 24/24 dans la base, dans des conditions spartiates. Ils sont souvent impatients, veulent en découdre ou du moins, être utiles.
La plupart des Pesh’, au contraire, sont des réservistes, qui ne servent qu’une ou deux semaines par mois, et vivent au sein de leur famille le reste du temps. Ils sont parfois payés mensuellement… Bien que le gouvernement oublie fréquemment de leur verser leur solde…
Ils ne sont pas ou très peu formés à l’utilisation du matériel militaire, et au combat. Ils manquent d’agressivité et se contentent d’accomplir le minimum syndical. Leur but n’est pas nécessairement de combattre ou de détruire Daesh, mais de protéger leur frontière et de rester vivant pour subvenir à leur famille… Ce qui est compréhensible, mais qui ne fait pas d’eux ces aigles que dépeignent les journaleux occidentaux…
Les peshmergas traitent souvent les volontaires occidentaux comme des touristes ou de grands enfants, qu’ils ont le réflexe de vouloir chaperonner en permanence ; même quand ceux-ci sont plus expérimentés, plus vieux ou plus compétents. Les Pesh’ tentent également de nous empêcher de collaborer avec les irakiens… par esprit de rivalité. Ils se moquent parfois des volontaires, lorsque ceux-ci font du sport, leur entraînement physique quotidien ; ils se foutent de notre gueule… Et ils ne retiennent rien des instructions ; et continuent de détériorer et de salir un matériel militaire qui est pourtant rare et précieux. Et, après ça, ils se plaignent que l’OTAN ne leur en fournisse pas plus de matériel ; et eux-même garde les armes les plus performantes sous clé, au lieu de les confier à ceux qui sont les plus compétents pour les utiliser.
Je te donne un exemple concret du décalage en termes de culture militaire…
Au bout d’un moment, le général nous supplie de ne plus sortir seuls en ville pour faire notre marché… Il a peur des milices chiites… qui n’aiment pas les occidentaux… Ce qu’il ne comprend pas, c’est que lorsque nous sortons entre Occidentaux, nous formons un groupe armé, cohérent et averti de la situation, prêt à réagir. Alors que de devoir demander à un Pesh’ de nous accompagner, en plus de donner aux hommes le sentiment qu’on les traite comme des enfants, ne fait que diminuer notre sécurité… C’est fou, tu sais… Parce que, le Pesh’, il marche les mains dans les poches, sans rien vérifier de son entourage…
Allez… Un autre exemple…
Ici, on refuse de nous confier les clés de l’ambulance ! Qui pourrit sur le parking ! Nous, on voudrait juste l’entretenir, la démarrer de temps en temps, vérifier que le moteur marche. Le jour de l’urgence venu, l’ambulance ne démarre pas ! Il faut changer la batterie au dernier moment ! C’est arrivé ! Ce qui a retardé l’évacuation d’un gosse blessé… Il ne s’en est pas sorti. Ce ne serait pas arrivé si on nous avait écoutés… Même chose avec l’infirmerie, réquisitionnée par un officier pour y installer sa chambre personnelle. Ces cons ont immédiatement entassés dans un coin les médicaments qu’on avait patiemment triés et répertoriés ; et ils ont verrouillé la porte. On a eu une urgence, un jour, à 3h00 du matin… L’officier était absent… Personne n’a eu accès à la clé, ni aux médicaments.
PPdP – L’absence d’organisation était à ce point handicapante ?
Frank – Une nuit, on a une alerte. Une attaque sur la base… Une voiture s’approche, peut-être piégée, qui attaquera notre base… Notre groupe est assigné à la défense de la tour nord-est. Mais il n’y a pas d’échelle ! Nous ne pouvons y monter ! Plusieurs jours auparavant, nous avions signalé le problème et demandé que cette tour soit pourvue d’une échelle ! Le lance-roquettes et le fusil-mitrailleur sont confiés à des Pesh’, qui ne savent pas les charger ni s’en servir, alors que nous, qui connaissons ces armes, on ne nous laisse que nos simples fusils.
Ce sont toutes ces choses qui pourrissent l’ambiance et creusent progressivement le fossé entre les Occidentaux et les Peshmergas.
Et puis… Malgré les promesses, non-renouvellement des visas et des cartes de résidence… Donc plusieurs volontaires se sont retrouvés dans une situation irrégulière sur le sol irakien… C’est-à-dire qu’ils sont devenus prisonniers de leur unité, et ils ne peuvent plus sortir sans être accompagnés, sous risque d’arrestation.
Mais, surtout… L’accalmie du front…
Dans la zone où nous nous trouvions, les combats ont cessé… L’activité s’est éteinte totalement fin février… Au sud de Kirkouk, les zones dans lesquelles circulait hier Daesh sont aujourd’hui désertes ou patrouillées par l’armée Irakienne… Le colon’ savait qu’il n’y aurait plus d’action dans ce secteur ; mais il a fait mine de ne pas comprendre pourquoi nous réclamions notre transfert dans une unité un peu plus au nord…
Il y a encore du boulot à faire, mais par manque de matériel –les Pesh’ revendent leurs armes au marché noir- et d’hommes –on n’en parle pas, mais les désertions se multiplient-, tout ça causé par le non-versement des salaires… Les Pesh’ ne se battent plus… La pression monte chez les volontaires occidentaux, et il devient impossible de les tenir…
PPdP – Mais tu as finalement pu rejoindre ce front… Qu’est-ce qui t’a décidé à partir ?
Frank – Comme je te l’ai dit d’emblée, les Kurdes ont cessé de se battre contre Daesh… Ce n’est plus leur problème…
Le commandement n’a plus la lutte en tête ; il est davantage occupé par la propagande.
Organisation de sorties fréquentes avec des journalistes invités par les commandants pour leur gloire personnelle. Même sur le front : un journaliste turc se met devant mes jumelles alors que je suis en train d’observer des véhicules de Daesh en mouvement ! Un autre tend le bras et manipule la sécurité sur le fusil d’un de mes gars, pour prendre une photo, sans demander la permission… Chez les volontaires occidentaux, la situation se détériore vite : hostilité envers les Pesh’, sentiment d’inutilité totale couplé au dénuement matériel, au manque d’action…
Des volontaires n’appartenant pas à notre groupe, que nous n’avons pas sélectionnés et dont nous n’avons pas vérifié le parcours, sont invités à la base par le colon’ ; ce sont des « amis » qu’il s’est fait sur Facebook… Apparemment, l’amitié de surface et les compliments comptent plus que les compétences réelles. Nous nous sommes rendu compte que certains de ces nouveaux-venus mentent sur leur carrière militaire et leurs compétences. Faux médecins, faux snipers, gens virés de l’armée pour raisons de discipline, drogués, alcooliques et autres caractériels se faisant passer pour des troupes d’élites… Tout cela est facile à vérifier, en particulier dans l’armée américaine…
Puis, ces types jalousent notre campagne de collecte de dons (bien que nous n’ayons récolté que 6.000 dollars). Les nouveaux-venus dressent les Kurdes contre nous, sèment la discorde chez nos gars, nous accusent d’empocher l’argent, de n’être motivé que par notre gloire personnelle et par l’argent…
Rappelons que dans une milice presque désarmée, dont les soldats utilisent parfois leurs armes et leurs véhicules personnels pour fonctionner, l’argent est le moyen de construire une unité opérationnelle…
Les nouveaux-venus se voient également remettre immédiatement des locaux que nous avions passé des jours à négocier auprés du commandement, et à remettre en état, et que nous gardions en prévision de l’arrivée de nos volontaires, triés sur le volet et attendus de longue date.
Dernier incident en date, un volontaire américain, que nous avons viré il y a une semaine pour alcoolisme et escroquerie a débarqué dans la base, à 5h00 du matin, bourré comme un coin, un couteau à la main… Et il cherche la bagarre. Les Pesh’ de faction, sensés monter la garde, à cette heure, roupillaient, comme d’habitude… Avec un de mes hommes, on l’a arraisonné et nous lui avons confisqué son arme. Le colon’ connaissait le type et s’est mis en pétard ; on a eu une heure pour quitter la base. Nos gars nous ont suivi par solidarité.
Dans la précipitation, nous avons dû abandonner beaucoup de matériel, des munitions… et nous n’avons pas pu démonter les pièces de rechange que nous avions mis sur les armes reçues des Pesh’ (des pièces achetées à nos frais).
En gros, de la même manière qu’ils cassent leurs armes neuves ou laissent pourrir des véhicules sans les entretenir, les Pesh’ de la 9ème brigade viennent de perdre leur meilleure équipe d’infanterie.
Leurs priorités ne sont pas les nôtres, nous n’avons plus les moyens (légaux ou matériels) de soutenir l’existence de notre unité au sol. Nous allons donc utiliser l’argent restant pour payer les amendes de ceux dont les visas sont périmés… Une partie de cet argent, nous l’avions confié à un volontaire, un dénommé Kevin, arrivé juste avant notre départ de la base et dont la mission était de réceptionner les conteneurs-hôpitaux dont je t’ai parlé. Il a depuis lors coupé tout contact avec nous… Résultat : nous avons perdu toutes nos économies personnelles ; et notre travail, sitôt fait, a été oublié par les Pesh’, et nous sommes dégoûtés du volontariat… C’est ainsi que les gens comme nous finissent « contractors » ou retournent à l’armée…
PPdP – À t’entendre, les Peshmergas du PDK, sur lesquels l’Occident a tout misé, pour détruire l’État islamique, ne sont peut-être pas le meilleur cheval sur lequel parier…
Frank – Il faut tordre le cou à ce mythe médiatique –un de plus-, bien connu, selon lequel les Peshmergas sont les seuls à combattre Daesh en Irak.
Les seuls Kurdes qui combattent vraiment daesh, ce sont ceux du PKK, en Syrie. Les milices chiites, elles, mènent une guerre de mouvement et encaissent de lourdes pertes, alors que les Pesh’ d’Irak se sont arrêtés sur leur frontière et n’avancent plus.
Les milices chiites que nous avons croisées, semblaient bien plus prêtes au combat et motivées que les Peshmergas.
Les Peshmergas se ventent également de protéger les minorités sous leur juridiction, alors qu’en réalité, ils les écrasent doucement et tentent de s’opposer à celles-ci lorsqu’elles s’auto-défendent.
C’est le cas des milices chrétiennes présentes dans leur zone, qu’ils voudraient désarmer… Maintenant que les Kurdes en ont fini avec Daesh, qu’ils se sont emparés des territoires qu’ils revendiquaient, ils s’en prennent aux Chrétiens et, bientôt, ils feront la guerre aux Chiites.