Pour notre édition de février 2015, Pierre Piccinin da Prata avait mené l’enquête dans les milieux islamistes, au sein des communautés musulmanes de Paris et Bruxelles, et rencontré des partisans de l’État islamique. Dans ses éditions de mars et d’avril 2016, Le Courrier du Maghreb et de l’Orient a publié, en deux parties, l’interview sans tabou d’un imam salafiste.
Il s’agissait de donner la parole aux islamistes fondamentalistes, que le courant médiatique dominant décrie régulièrement, dans le contexte international que l’ont sait (État islamique en Syrie et en Irak, en Égypte et en Libye ; attaques terroristes à Paris et à Bruxelles, en Tunisie, au Mali…). Une condamnation du Salafisme djihadiste souvent complaisante, de la part de médias très politiquement corrects qui, jamais, ne tentent d’en comprendre les motivations, ni ne proposent à leurs lecteurs/téléspectateurs d’accéder à l’argumentaire des principaux intéressés.
Souvent qualifiés de « manipulateurs », de « monstres » ou de « paumés en décrochage social ignorant tout de l’Islam », les combattants de l’État islamique ou, de manière plus générale, les partisans de la mouvance fondamentaliste du Salafisme développent cependant un discours cohérent et d’une logique implacable, qui se réfère directement au texte du Coran, livre révélé par Dieu, selon la croyance musulmane, et à la Sunna, aux « actes » de Mohamed, le Prophète de l’Islam, et de ses compagnons, conservés dans les Hadiths.
Les Salafistes fondamentalistes dénient ainsi toute pertinence à la plupart des fatwas (avis) et exégèses des oulémas, les docteurs de la jurisprudence islamique, qui, selon les Salafistes, corrompent l’enseignement du Coran et du Prophète par des interprétations biaisées qui, dès le VIIème siècle, ont eu pour but de servir des intérêts politiques conjoncturels et des accommodements sociétaux en opposition avec « l’Islam authentique ».
Ces différents entretiens ont suscité de très nombreuses réactions au sein de la communauté des Musulmans « modérés », et dans le milieu du Soufisme notamment, très opposé aux thèses salafistes et à leur lecture d’un Coran qui autoriserait la violence (le djihad armé) comme moyen licite de promouvoir et de répandre l’Islam.
Pour en débattre, Pierre Piccinin da Prata a engagé le dialogue avec Saïd Djabelkhir, journaliste algérien, chercheur en sciences islamiques et spécialiste du Soufisme. Un entretien qui sera publié en cinq parties, dans les éditions de juillet-août à décembre 2016 du Courrier du Maghreb et de l’Orient.
Pierre PICCININ da PRATA (Le Courrier du Maghreb et de l’Orient) – Comment définiriez-vous le Soufisme, par rapport (ou par opposition ?) au Salafisme fondamentaliste, c’est-à-dire aux adeptes du djihad armé comme moyen non seulement de défendre, mais aussi de promouvoir l’Islam ?
Saïd DJABELKHIR – Je voudrais tout d’abord souligner que je ne suis pas adepte du soufisme, même si j’ai des amis dans toutes les confréries ; je suis chercheur dans ce domaine.
Pour répondre à votre question : l’Islam, à l’origine, est une spiritualité séculaire (laïque). Mais force est de constater que cet Islam originel a été détourné juste après le décès du prophète Mohamed, au profit d’un projet politico-religieux auquel on a donné le nom de « Califat ». Depuis, l’Islam spirituel originel a été marginalisé et persécuté par les pouvoirs en place et les foukahas (les docteurs de la jurisprudence musulmane) alliés historiques de ces pouvoirs.
En effet, de nombreux soufis (maîtres incontestés de la spiritualité musulmane ou de l’Islam tout court) ont été excommuniés et exécutés par les pouvoirs à la suite des fatwas décrétées par les foukahas. C’est le cas de Hadjar Ibn Adi, Halladj, Souhrawardi, Nassimi, Djami, pour ne citer que ceux-là.
En revanche, Les foukahas ont inventé une armada de textes et interprétations religieuses, afin de légitimer les agissements et politiques des pouvoirs en place (les Califes) dont leurs conquêtes coloniales hégémoniques, officiellement et religieusement appelées « djihad », pour soi-disant « islamiser les populations non arabes ».
Le soufisme représente l’enseignement authentique et originel du prophète Mohamed, enseignement qui a été occulté par les foukahas parce qu’il ne sert pas leurs intérêts ni ceux des pouvoirs auxquels ils se sont alliés à travers l’histoire. Au lieu de cet Islam spirituel, les foukahas ont propagé un Islam politique officiel qui a légitimé tous les pouvoirs temporels et continue à les légitimer.
Le Soufisme (contrairement aux discours des foukahas) a de tout temps reflété l’image la plus belle et la plus lumineuse de l’Islam, pour les valeurs d’amour, d’ouverture, de liberté, de vivre ensemble et d’universalité qu’il représente.
Le Salafisme, représentant par excellence du discours des foukahas, est en grande partie responsable du terrorisme islamiste qui a fait et continue à faire des milliers de victimes à travers le monde. Par contre, les Soufis n’ont jamais cautionné ou légitimé la violence, sauf dans le cas de la résistance contre l’envahisseur étranger.
PPdP – En fait, ce que vous dites à propos des foukahas et du dévoiement de l’Islam à travers des interprétations diverses dont le but est de légitimer des comportements politiques ou sociétaux, c’est exactement ce que disent les Salafistes eux aussi, qui veulent dès lors s’en tenir au stricte texte coranique… Pourtant, pour les Salafistes, le Soufisme constitue un dévoiement de l’Islam, une forme d’hérésie…
S. DJABELKHIR – Il ne faut pas confondre Salafistes et Coranistes.
Les salafistes sont des fondamentalistes intégristes qui se tiennent au Coran et à la Sounna, c’est-à-dire aux dires et faits du Prophète Mohamed, qui sont relatés par les Hadits. Les Salafistes prennent les textes du Coran et de la Sounna à la première lettre et très souvent selon la lecture de la première génération musulmane (les compagnons du Prophète et leurs disciples qu’on appelle les Tabiines).
Par contre, les Coranistes nient complètement et la Sounna et l’exégèse du Coran, et les textes chronologiques (Tabari et autres) qui relatent la genèse, l’historicité, et la temporalité du texte coranique. Le Coran compris à la première lettre donne forcément le discours des foukahas, c’est-à-dire les modèles des mouvements islamistes intégristes, salafistes de toutes les couleurs, Al-Qaida, Zarqaoui et enfin Daech. C’est aussi le discours du Wahhabisme, géré et financé par l’Arabie Saoudite.
Le Coran lui-même décrète que s’il est compris et pratiqué à la première lettre, il mène directement à la dérive, à la catastrophe. Le Coran est un texte spirituel, herméneutique, ésotérique. Tout ce qu’il dit est métaphorique. Il enseigne à travers des signes, des paraboles.
Compris à la première lettre, il a produit un État religieux colonisateur et hégémonique (le Califat), une pensée totalitaire, exclusionniste, xénophobe, qui a été adoptée par des mouvements intégristes sanguinaires.
Par contre la lecture spirituelle ésotérique adoptée par les Soufis, n’a jamais prôné la violence, ni élevé des terroristes. C’est pourquoi je soutiens que c’est le discours des foukahas qui constitue une dérive et un détournement de l’Islam, car c’est ce discours même qui a engendré le Salafisme, l’intégrisme et les djihadismes de toutes sortes. Le Soufisme par contre – comme je l’ai dit – a toujours reflété la plus belle image de l’Islam.
Les Soufis ayant toujours été contre le discours des foukahas, c’est-à-dire la lecture officielle de l’Islam ou tout simplement l’Ismal officiel, ont été persécutés et très souvent exécutés par les pouvoirs en place. Ces exécutions ont toujours été cautionnées par les fatwas (décrets religieux) des foukahas.
Encore une fois, l’Islam est une spiritualité séculaire. Il faut savoir qu’il n’y a que les foukahas qui parlent « d’hérésie » pour désigner et excommunier tous ceux qui sont contre leur discours, les Soufis entre autres.
En revanche, les Soufis nient catégoriquement la notion même «d’hérésie » parce qu’ils acceptent la différence et qu’ils sont contre l’exclusion et l’excommunication.
PPdP – « Ésotérique », le Coran ? « Métaphorique » ? Il s’adresse pourtant, à l’origine, à des Bédouins illettrés, des gens simples qui recevaient un message simple, un ensemble de règles intelligibles… Dieu aurait-il envoyé un message confus à ces pauvres gens, pour d’emblée les mener dans l’erreur ?
S. DJABELKHIR – Il est dit dans les hadits authentiques du Prophète que le Coran possède un sens ésotérique (batini) qui ne peut pas être connu par tous.
Le Coran est donc un texte codé.
Si nous le prenons à la lettre, nous nous engagerions sur une fausse piste. C’est ce qui s’est passé pour la première génération de Musulmans qui a suivi le discours exotérique des foukahas après le décès du Prophète. Oui, le Coran peut induire les gens dans l’erreur s’il est pris à la lettre.
Il n’y a qu’une seule personne à l’origine qui possède le code de ce texte, c’est le Prophète Mohamed qui en a reçu la révélation. Et c’est à lui qu’incombe la mission d’expliciter, de décoder et de faire parler ce texte, car c’est un texte qui, par lui-même, peut dire la chose et son contraire en même temps.
Les textes coraniques suivants vont directement dans le sens de cette analyse, ils sont donc à méditer : « Nous n’avons fait descendre sur toi l’Écrit que pour que tu leur élucides l’objet de leur différend. » [Les Abeilles, 64]
« Nous avons fait vers toi descendre le Rappel pour que tu explicites aux humains ce qui à plusieurs reprises était vers eux descendu. » [Les Abeilles, 44]
« Il est vrai que, par ce texte, Il en égare d’aussi nombreux qu’Il en dirige. » [La Vache, 26]
Le message coranique n’a pas été reçu par les Musulmans directement de Dieu, il y a eu un intermédiaire qui est le Prophète. Dieu aurait pu faire parvenir son texte aux hommes directement sans intermédiaire, mais il ne l’a pas fait, par ce que c’est justement cet intermédiaire qui avait la mission de donner le sens ou le décodage de ce texte. Il se trouve que le Prophète n’a pas donné cet enseignement ésotérique (batini) à tous les Musulmans.
En effet, comme il est dit dans les hadits authentiques rapportés par Ibn Massoud et d’autres aussi, le Prophète n’a donné cet enseignement qu’à quelques-uns de ses compagnons qui étaient aptes à le recevoir. Et eux-mêmes ne l’ont donné qu’aux gens qui avaient l’aptitude de le recevoir. C’est cet enseignement qui a été transmis pas les Soufis.
La compréhension exotérique du Coran peut tout justifier ; d’ailleurs tous les courants anticonformistes à travers l’histoire prennent leurs argumentations religieuses dans le texte coranique, des argumentations qui sont très souvent contradictoires.
Nous sommes donc en droit de poser la question : qui peut nous dire le sens voulu par Dieu dans le Coran ? Ma réponse : en dehors du sens que peut donner le Prophète, le Coran n’est qu’une machine politique qui a été utilisée pour justifier les agissements et les politiques hégémoniques et sanguinaires des pouvoirs en place, et c’est aussi un texte auquel on peut faire dire la chose et son contraire.
C’est la raison pour laquelle, tous ceux qui prennent leurs arguments dans le Coran pris à la première lecture (littérale), ont forcément raison, qu’il s’agisse de Daech ou autres.
PPdP – Ainsi donc, les Soufis sont les seuls à détenir le sens véritable du Coran… « Le Salafisme, c’est la pratique de l’Islam à l’identique du Prophète. » C’est donc la position contraire que défendent les Salafistes : la vision d’un Coran ésotérique peut tout justifier. Reconnaissez-vous tout de même au Salafisme sa place dans l’Islam, comme un des « courants » de l’Islam ? Et, dans ce cas, y aurait-il « plusieurs Islams » coexistant, ce qui reviendrait à dire que le message du Coran est confus et sujet à des interprétations diverses, voire contradictoires ?
S. DJABELKHIR – Encore une fois le Salafisme est un Islam politique ; c’est l’idéologie de l’État religieux (le Califat). C’est un anti-Islam qui a été fabriqué de toutes pièces après le Prophète pour justifier les agissements des pouvoirs en place.
C’est la raison pour laquelle la vision d’un Coran ésotérique a toujours été exclue, persécutée par les pouvoirs alliés aux foukahas (détenteurs du Salafisme), et n’a jamais trouvé sa place que dans les milieux secrets des soufis.
La reconnaissance du Salafisme comme l’un des « courants » de l’Islam est à mon sens une nécessité pour éviter la violence et pour le vivre ensemble dans les sociétés musulmanes. Le problème c’est que les Salafistes ne reconnaissent pas le droit d’exister aux autres « courants », dont le soufisme. Les salafistes accusent « d’hérésie » tous les autres « courants » de l’Islam et prétendent qu’ils sont les seuls à détenir la « vérité islamique » absolue. Et là je dois dire que les soufis prétendent détenir la tradition spirituelle de l’Islam, mais n’ont jamais prétendu détenir la vérité absolue s’agissant de la lecture ou le sens du Coran.
D’ailleurs les Soufis eux-mêmes ouvrent les voies pour une multitude infinie de lectures dans le cadre ésotérique. Mais force est de constater qu’aucune des lectures soufies ne peut être utilisée à des fins politiques ou hégémoniques. Bien au contraire, les lectures soufies sont des lectures ouvertes, inclusives, universalistes, libératrices.
Le Coran est un texte ésotérique. C’est pourquoi, quand il est lu dans un cadre exotérique, il est forcément sujet à des interprétations diverses, des fois même contradictoires, et on le voit bien aujourd’hui à travers les conflits entre Sunnites et Chiites, pour ne citer que ces deux grands courants. Et c’est d’ailleurs la raison qui a engendré des conflits sanguinaires, des guerres interminables et des centaines de milliers de victimes, d’abord entre les compagnons du Prophète (la première génération de Musulmans), et ensuite entre l’Islam officiel (celui des foukahas alliés au Califat) et les divers courants musulmans anticonformistes.
Anthropologiquement parlant, il existe en effet plusieurs Islams qui n’arrivent pas à coexister et vivre ensemble.
Il est vrai que la politique saoudienne wahhabite est responsable de cette réalité, mais il n’y pas que ça, car les textes mêmes des foukahas et le patrimoine scripturaire de l’Islam justifient cet état de choses, si bien que le sang continue à couler entre ces Islams contradictoires et qui ne s’aiment pas trop.
Le soufisme se place au-dessus de tous ces conflits inter-musulmans car, au fond, il ne reconnaît que la tradition spirituelle Mohammadienne.
PPdP – Donc, contrairement aux Salafistes, qui affirment qu’une pratique littérale du Coran (le « message » de Dieu, simple, clair, franc et intelligible par les gens parmi les plus humbles, exotérique) évite les erreurs, les Soufis admettent que Dieu a envoyé aux hommes une parole confuse, réservée aux élites, qui crée la division et qui engendre la guerre et fait couler le sang… Même entre croyants…
S. DJABELKHIR – C’est la lecture et la pratique salafiste exotérique du Coran pris à la lettre qui a engendré l’effusion de sang entre les différentes générations de Musulmans. Cette lecture n’a pas évité les erreurs comme vous dites, bien au contraire !
Je repose la question aux Salafistes : pourquoi les compagnons du Prophète se sont-ils entre-tués après sa mort ?
Ma réponse : c’est justement parce que leurs interprétations du texte coranique pris à la lettre ont été contradictoires. Leurs conflits ont dérouté l’Islam qui a pris une vocation politique alors que sa vocation d’origine était spirituelle séculaire. Encore une fois : la lecture soufie du Coran (ésotérique) n’a jamais fait couler de sang, car c’est une lecture d’ouverture, de fraternité, de tolérance et de libération. C’est une lecture universaliste. Vous n’avez qu’à lire Ibn Arabi à titre d’exemple pour comprendre ce que j’avance. Ce sont les Soufis qui ont payé de leur sang, l’anticonformisme de leur lecture du Coran et de la religion…
Pour les Soufis, le Coran n’est pas un message confus, c’est un message codé. Il y a une très grande différence entre « confus » et « codé ».
Ce message a été révélé par l’intermédiaire d’un prophète qui avait pour mission de l’expliquer et le décoder. Il est vrai qu’il y a dans le Coran des textes qui ont l’apparence d’être simples, mais ce n’est pas le cas pour tous les textes coraniques. En effet, certains textes du Coran sont temporels (les textes du djihad, de la polygamie et de l’esclavage par exemple), chose que la majorité des Musulmans ne veut pas encore admettre. Les Musulmans ne peuvent pas avancer et sortir de cette situation conflictuelle interne et externe, s’ils n’admettent pas l’historicité et la temporalité du Coran.
L’interprétation du Coran n’est pas une chose réservée à une élite. Il n’est pas interdit à titre individuel d’avoir sa propre lecture du Coran. Mais de là à vouloir imposer sa lecture à la totalité des Musulmans et au monde entier, comme le font les Salafistes… Je pense qu’il s’agit là d’une dérive très grave qui fera forcément couler le sang. C’est le fait du Wahhabisme qui a tué des centaines de milliers de Musulmans par ce qu’il croit détenir « la vérité absolue » de l’Islam. Le Salafisme et le Wahhabisme ont toujours imposé leur lecture du Coran, contrairement au Soufisme.
Le Coran comme pratique purement individuelle ne pose pas de problème. Mais quand il est imposé à la société ou transformé en idéologie politique, là il devient un problème très complexe.
PPdP – On lit ceci dans le Coran : « Quand on dit à ces gens-là : ‘Croyez comme les premiers ont cru’ ; ils répondent : ‘Croirons-nous comme ont cru les faibles d’esprit ?’ Mais ce sont eux, les véritables faibles d’esprit. » (Coran, II, 13) Or, vous affirmez qu’il faut rejeter la façon dont les compagnons du Prophète, les « premiers », lisaient le Coran et appliquaient l’Islam, lesquels se seraient trompés. Qui peut décider que telle partie du Coran est « temporelle », se limite à l’époque du Prophète, et telle autre est intemporelle et universelle ? On peut encore citer ce passage : « Je suis le Livre, et au sujet duquel il n’y a aucun doute ! Je suis un guide pour les pieux. » (Coran, II, 2) Ou encore évoquer ce hadith selon lequel, le jour de la résurrection, certains de ceux qui l’avaient connu vivant seront précipités en Enfer par le jugement de Dieu ; le Prophète dira alors : « Ils faisaient partie de ma communauté. » Et il lui sera répondu : « Tu ne sais pas quelles innovations ils ont introduit après toi ! » Et le Prophète répondra dès lors : « Arrière ! Arrière ! Vous qui vous êtes détournés de ma tradition ! »
S. DJABELKHIR – D’abord le verset (II, 13) que vous avez cité ne dit pas « croyez comme les premiers ont cru » ; il dit littéralement « croyez comme les êtres humains ont cru ».
Ensuite, l’historicité et la temporalité du Coran est dans le Coran lui-même qui parle de « textes abrogés » et de « textes abrogeants » : « Nous n’abrogeons certains de Nos versets ou les faisons oublier que si Nous leur substituons des versets meilleurs ou identiques. » (Coran, II, 106) « Et si nous avons substitué tel verset à tel autre verset, Allah étant le mieux placé pour savoir ce qu’il fait, ils disent : te voilà faussaire. » (Coran, XVI, 101)
Donc le Coran reconnaît bel et bien l’existence de « textes abrogés » et de « textes abrogeants ». La parole de Dieu peut-être abrogée. En effet il y a beaucoup de textes coraniques qui ont été abrogés après avoir été révélés, et qu’on ne trouve plus dans le Coran actuel. Pour ne citer qu’un exemple : dans les livres de Boukhari et de Mouslim (compilations de Hadits) on lit que le deuxième Calife Omar Ibn El Khattab reconnaît que beaucoup de textes qui étaient dans le Coran ont été abrogés, et que, par exemple, la Sourate XXXIII, qui ne compte que 73 versets, était aussi longue, avant l’abrogation, que la sourate II, qui compte 286 versets. C’est une preuve pertinente de l’historicité et de la temporalité du Coran.
Les textes temporels dans le Coran sont des textes de « législation express » qui sont limités dans l’espace et le temps, et qui ont été révélés pour une situation historique et socioculturelle bien précise. Ce sont des textes qu’il est impossible de projeter sur d’autres situations ou d’autres temps. Il est pratiquement impossible d’appliquer ces textes aujourd’hui.
Je vous cite quelques exemples : « Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et au jour dernier, et qui ne déclarent point illicite ce qu’Allah et son envoyé ont déclaré tel, ceux qui n’observent pas la religion du Vrai, alors qu’ils sont dépositaires d’un Livre sacré, tous ceux-là il faut les combattre jusqu’à ce qu’ils aient payé la capitation d’une main et qu’ils manifestent une grande humilité. » (Coran, IX, 29) La « capitation » est « la djizya » ; c’est l’impôt de guerre annuel que devaient payer les non-Musulmans aux Musulmans pour conserver leurs biens et qu’ils ne soient pas tués.
Citant les femmes qu’il est interdit d’épouser, le Coran dit : « Il en est de même pour les femmes mariées, à l’exception des captives de guerre. » (Coran, IV, 24) Donc selon ce verset, il est permis d’épouser les captives de guerre même quand elles sont mariées. Cette pratique était courante chez les Musulmans jusqu’à la chute de l’empire Ottoman.
Un autre exemple : « Au voleur et à la voleuse, il faut couper la main en guise de punition pour leur forfait. » (Coran, V, 38)
Un autre exemple : « Le débauché et la débauchée doivent être flagellés de cent coups de fouet chacun. En égard à la religion d’Allah, ne vous attendrissez pas quand à cette peine, pour autant que vous croyiez en Dieu et au Jour dernier. Qu’un groupe de croyants soit témoin de ce châtiment. » (Coran, XXIV, 02)
« Telle est la rétribution de ceux qui mènent la guerre à Allah et à Son prophète, et de ceux qui sèment le désordre sur terre. Ils seront tués ou suppliciés, tandis que leurs mains et leurs pieds seront amputés, à moins qu’ils ne soient bannis de terre. Telle est leur rétribution : une honte ici-bas et un châtiment sévère dans la vie future. » (Coran, V, 33)
Un autre exemple encore : « Si vous rencontrez les infidèles, frappez les au cou jusqu’à les terrasser. Ensuite, enchaînez-les pour les empêcher de fuir. Une fois la guerre terminée, vous les libérerez ou les rendrez contre rançon. » (Coran, XLVII, 04)
Ou encore : « Combattez-les jusqu’à ce que la dissension soit anéantie et que le culte soit entièrement consacré à Allah. » (Coran, VIII, 39)
« S’ils violent leur serment après le pacte qu’ils ont contracté et s’ils dénigrent votre religion, combattez leurs mentors en impiété. » (Coran, IX, 12) Les foukahas considèrent ce texte comme preuve pour tuer tout Musulman qui aurait la volonté de quitter l’Islam pour une autre religion ou une autre idéologie, ou qui aurait l’audace de critiquer la religion, qu’il s’agisse des textes fondateurs (Coran et Hadits) ou d’interprétations compagnons et/ou des foukahas.
Un autre exemple : « Les hommes ont autorité sur les femmes en raison des privilèges que Dieu accorde à certains par rapport à d’autres et en raison des biens qu’ils dépensent pour elles. Celles dont vous craignez la sédition, ne vous mettez pas au lit avec elles, vous les reléguerez et vous les battrez, à moins qu’elles ne vous obéissent à nouveau, auquel cas vous les laisserez tranquilles. » (Coran, IV, 34)
Encore que je pourrai en citer d’autres. Alors je vous retourne la question : les Musulmans d’aujourd’hui peuvent-ils appliquer les versets du Coran cités plus haut ? Mieux : un État qui se dirait « islamique » pourrait-il appliquer ces textes ? Oui, un État fondamentaliste intégriste (voire salafiste) pourrait bien le faire, c’est le cas de l’Arabie Saoudite, de l’Iran et de Daech.
Il faut croire que Daech n’invente rien, il applique tout bêtement les textes cités plus haut et les interprétations qu’en font les foukahas. Mais un Musulman éclairé, armé d’une logique et d’un esprit critique, ne croirait jamais que de tels textes pourraient être applicables à la situation du monde actuel.
Le hadit que avez cité à la fin de votre question, et qui figure dans les livres de Boukhari et de Mouslim (entre autres sources) parle justement des compagnons du Prophète, car il les cite directement : « Mon Dieu ce sont mes compagnons. » Il n’a pas parlé du commun des croyants ou des Musulmans, il a bien cité ses compagnons, ce qui confirme ce que j’avais dit par rapport à la déroute de l’Islam après la mort du prophète Mohamed. À la fin, il dit « Arrière, arrière, vous qui vous êtes détournés de ma tradition. » Il s’agit bien de sa tradition spirituelle qui a été transformée en projet politique (État religieux ou Califat).
PPdP – Je n’épilogue pas sur la traduction du verset II, 13 : les « êtres humains », ou les « gens », ou encore les « simples », mais en tout cas ceux qui ont cru jadis, d’où « les premiers »… Mais, quant au reste, précisément, les Salafistes considèrent que les « réformateurs » mésinterprètent volontairement le Coran pour satisfaire leurs maîtres –ce serait, selon eux (et pour donner un exemple éloquent), le cas d’al-Azhar, au Caire, qui a pour ainsi dire justifié le coup d’État militaire-, mais aussi pour satisfaire leurs inclinaisons et justifier leur « paresse », leurs accommodements avec la modernité, et, in fine, se soustraire à diverses obligations imposées par le Coran, comme le serait le djihad armé… et tout ce que vous avez mentionné. Et, oui, en effet, un État islamique, c’est-à-dire un État qui appliquerait la loi islamique, comme l’Iran, dans une certaine mesure, ou l’État islamique qui s’est formé en Syrie et en Irak, applique tout naturellement ces règles. Car, si certains versets en abrogent effectivement d’autres, explicitement, rien ne permet de dire que les versets que vous avez cités ont été abrogés. Sinon le fait qu’ils ne correspondent pas à la « modernité », c’est-à-dire à des habitudes et des approches essentiellement imposées partout par la colonisation occidentales et qui se heurtent à la règle en Islam ? Cette règle devrait-elle évoluer au hasard de l’histoire et en suivant les vicissitudes de la modernité ? D’un point de vue salafiste, c’est tout le contraire : il revient aux Musulmans d’imposer les conditions nécessaires à l’épanouissement de l’Islam et à l’application de sa règle. Et c’est précisément parce que des compagnons eux-mêmes se sont éloignés de cette règle qu’ils seront précipités dans l’Enfer.
S. DJABELKHIR – Le Musulman n’est pas un suiviste, ou du moins il ne devrait pas l’être.
Ce n’est pas parce que « les autres » ou « les premiers » ont cru, qu’il doit obligatoirement les suivre et croire comme ils l’ont fait. Il a le devoir de faire l’effort de réflexion sur le contenu de sa croyance, il doit avoir des arguments sur la base desquels il a décidé de croire en Dieu et d’adhérer à l’Islam. Croire ou ne pas croire est donc une affaire individuelle et personnelle, et non pas une tâche collective.
Cela dit, rien n’empêche de débattre collectivement sur la croyance et la religion.
Linguistiquement parlant, le Coran est sujet à des milliers, voire des millions d’interprétations possibles, et quand je dis « possibles » cela veut dire qu’elles sont permises par les règles de la langue arabe qui est la langue du Coran.
Vous avez par exemple le verset 102 de la deuxième sourate : les exégètes ont conclu qu’il y a au moins deux millions d’interprétations possibles rien que pour ce verset. La langue arabe est une langue métaphorique par excellence ; ainsi le mot et la phrase arabes peuvent avoir des dizaines de sens, des fois même contradictoires. C’est la raison pour laquelle les possibilités linguistiques d’interprétation du texte coranique sont pratiquement infinies.
Alors la question se pose : pourquoi et de quel droit les Salafistes veulent-ils imposer aux Musulmans et au monde entier leur lecture obscurantiste du Coran ? Ce texte fondateur de l’Islam, qui compte plus d’un milliard et demi d’adeptes, un texte aussi important et aussi dangereux, peut-il être laissé à la merci de la seule lecture salafiste ?
Il se trouve que le Coran lui-même incite à raisonner et réfléchir sur ses versets afin d’en extraire continuellement de nouvelles interprétations qui soient à même de répondre aux attentes et aux besoins de la société musulmane ici et maintenant. Et c’est justement cela la base de l’effort de réflexion appelé « idjtihad » chez les juristes musulmans. Il s’agit en effet de raisonner logiquement et rationnellement sur les versets pour essayer de comprendre et même critiquer si besoin est. Il en découle que sans un effort de réflexion logique, rationnelle et critique de notre part, le Coran n’aurait rien de précis à nous communiquer, car c’est un texte muet, qui par lui-même ne dit rien ; c’est l’effort humain de lecture réfléchie et raisonnée qui le fait parler.
Se soustraire à des obligations imposées par le Coran, ce ne sont pas les Musulmans modernes qui ont été les premiers à le faire, ce sont plutôt les premiers Musulmans, c’est-à-dire les compagnons du Prophète. Mais ceux-là l’avaient fait justement pour des raisons de changement de contexte social. Le deuxième calife, Omar Ibn El Khattab, a suspendu la loi selon laquelle la main du voleur devrait être coupée, alors que c’est dit clairement dans le Coran. Il a interdit le mariage de jouissance, la « moutaa » ; et pourtant c’est dit clairement dans le Coran : « À toutes celles dont vous jouirez, donnez-leur la dot réglementaire. » (Coran, IV, 24)
Omar a légalisé une nouvelle prière facultative et collective pratiquée pendant les nuits du mois sacré de Ramadan ; il s’agit des « tarawih ». C’est une prière collective qui n’existait pas du vivant du Prophète. Omar a même voulu limiter le montant de la dot du mariage, mais une femme s’y est opposée publiquement en pleine mosquée en citant le verset coranique :
« Si vous voulez remplacer une épouse par une autre, et que vous avez donné à l’une d’elles un quintal de biens, vous n’en récupérez rien. Le reprendriez-vous, cela constituerait une réelle infamie. » (Coran, IV, 20)
Toujours dans le cadre des innovations religieuses, Omar avait décidé que les terres des pays conquis par les Musulmans, étant un butin de guerre, appartiendraient désormais à tous les Musulmans, c’est-à-dire un bien collectif. Mais ces terres, du vivant du Prophète, étaient partagées entre les seuls combattants, comme le reste du butin d’ailleurs (armes, bétail, argent, hommes, femmes, enfants, denrées alimentaires, etc.).
Dans le même cadre, le premier calife, Abou Bakr, a décidé qu’il fallait rassembler les versets et sourates du Coran dans un même livre. Il y avait des Musulmans qui s’y étaient opposés, dont Omar, justement par ce que le Prophète ne l’avait pas fait, et qu’il ne l’avait pas ordonné de son vivant, et que le Coran lui-même déclare que c’est à Dieu qu’incombe cette mission : « Il nous incombe de le réunir et d’en fixer la récitation. » (Coran, LXXV, 17).
Nous savons aussi que les Musulmans ont écrit les Hadits du Prophète après son décès, alors que lui-même le leur avait interdit de son vivant.
Le troisième calife, Othman Ibn Affan, a lui aussi procédé à un changement de taille concernant la prière du « Dohr » et de « Asr » de la grande journée d’Arafat pendant le grand pèlerinage annuel. Du vivant du Prophète, ces deux prières étaient abrégées de quatre prosternations chacune à deux prosternations chacune. Le calife Othman les a refaites, différentes de la pratique du Prophète. Beaucoup de Musulmans, dont les compagnons, s’étaient indignés à l’époque. Pourtant les quatre premiers califes (dont Othman) ont été désignés par le Prophète lui-même, comme le déclarent les Hadits authentiques, comme étant des « califes bien guidés » ; donc qui ne se tromperaient pas, ou du moins qui ne feraient jamais en sorte de contrarier sciemment la tradition du Prophète.
Cela reviendrait à dire que faire l’effort de réflexion et d’interprétation sur le texte coranique n’est pas une « inclinaison » ni un « accommodement avec la modernité » comme vous l’avez dit dans votre question. C’est plutôt honorer une invitation du Coran à réfléchir et méditer sur ses versets : « En cela, il est chaque fois des versets explicites pour ceux qui veulent réfléchir. » (Coran, XIII, 03)
Notons que le mot « réfléchir » a été cité au moins 20 fois dans le Coran. « En cela, il est chaque fois des signes explicites pour ceux qui raisonnent. » (Coran, XIII, 04). Notons que le mot « raisonner » a été cité au moins 25 fois dans le Coran. « N’ont-ils pas examiné le Coran ? » (Coran, IV, 82) « Ne méditent-ils pas le sens du Coran ? Ou alors leurs cœurs sont-ils irrémédiablement clos ? » (Coran, XLVII, 24) « Nous avons conçu la compréhension du Coran afin que l’on se rappelle. Y a-t-il quelqu’un pour y réfléchir ? » (Coran, LIV, 17) Pour ne citer que quelques exemples…
Le « djihad armé » et tout ce que j’ai cité plus haut ne sont pas des obligations ou orientations intemporelles du Coran et de l’Islam, ce ne sont que des « lois temporelles express », qui répondaient aux besoins pressants de la société bédouine arabe de l’époque. Ce sont des lois temporelles adaptées au contexte historique qui a vu naître le texte coranique (la genèse du Coran). De là, il est tout à fait normal, et même nécessaire, de réserver à ces textes le statut de « temporels » qui doivent obligatoirement être suspendus (à défaut d’être abrogés) de la jurisprudence musulmane.
En effet, le juriste musulman (fakih) a le droit de suspendre les textes du Coran ou de la Sunna dans certaines conditions et contextes historiques. C’est ce qu’a fait le calife « bien guidé » Omar, pour ne citer que lui. La lecture et l’interprétation exotérique du texte coranique changent suivant le contexte socioculturel. Je dirais même que cette lecture doit obligatoirement et nécessairement changer, cat un texte figé dont l’interprétation et la lecture ne changent jamais ne peut pas répondre aux attentes et aux besoins des sociétés humaines dans un contexte historique et socioculturel national et international qui évolue sans arrêt et se modifie sans cesse. Vouloir imposer les conditions nécessaires à l’application de règles et lois religieuses établies au VIIème siècle reviendrait à dire que les Musulmans détiennent la vérité religieuse absolue et qu’ils doivent obligatoirement déclarer la guerre sainte et imposer leurs lois à l’humanité toute entière, ce qui n’est pas le cas, car personne, ni les musulmans ni les autres, ne peut prétendre à détenir la vérité absolue, qui du reste n’existe pas.
Et dire qu’une religion soi-disant « de paix » oblige ses adeptes à combattre l’humanité toute entière, est à mon sens une pure folie.
Si les Musulmans – je dis bien si – ont le devoir de propager leur croyance ou religion à travers le monde, ce n’est pas par la guerre et le glaive qu’ils pourront le faire, mais plutôt à travers un effort sérieux de réflexion, de lecture critique de leur patrimoine religieux, de dialogue et surtout et avant tout : la reconnaissance et l’acceptation de l’autre et de la différence.