« Nos véhicules blindés résistent à une mine anti-char. C’est sept ou huit kilos d’explosif… Mais quand ils te mettent deux cent cinquante kilos… »
La MINUSMA (Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali) a vu le jour le 25 avril 2013, par le vote de la résolution 2.100 du Conseil de Sécurité des Nations unies.
– La mission de la Minusma, déclare le directeur de la zone de Tombouctou, Riccardo Maia (un universitaire italien, originaire de Milan), c’est le maintien de la paix. Notre rôle, ici, c’est d’assurer une présence militaire, dans un but dissuasif. Pour créer une ambiance sécurisée. Ce que ni les journalistes, ni la population locale ne comprennent, c’est que les forces de l’ONU ne sont pas souveraines au Mali. Nous sommes « invités » par le gouvernement de ce pays.
Et c’est en effet tout le malentendu qui s’est rapidement installé, entre une partie de la population et les forces de la Minusma : la population, celle, du moins, qui n’est pas impliquée ni dans les mouvements rebelles ou djihadistes, ni dans les trafics divers et le banditisme, attend de la Minusma une protection effective. Or, le mandat de la Minusma n’est pas celui-là ; le mandat qui a été déterminé par le Conseil de Sécurité des Nations unies ne permet pas aux forces onusiennes d’intervenir contre les groupes armés, sinon et dans le seul cas où des civils sont directement ciblés par des actes de guerre, notamment pour protéger les jeunes femmes, souvent victimes d’agressions sexuelles.
Il y a donc une grande déception dans la population du nord du Mali où sont déployés les Casques bleus, voire un sentiment de rancœur envers la Minusma, qui avait été reçue par les habitants des régions concernées comme une force supplétive de l’État, toujours absent du nord du pays.
Par ailleurs, la Minusma génère aussi des frustrations : « C’est difficile pour nous de nous intégrer, poursuit Riccardo Maia. Les Maliens voient débarquer des gens très bien payés (à cause des risques immenses qu’ils encourent ici), des gens bien nourris, qui roulent en ville dans des voitures neuves, disposent d’hélicoptères, de tout un arsenal et d’infrastructures impressionnantes et coûteuses… Mais qui ne règlent pas la question de la pauvreté… La conséquence, c’est que la Minusma ne s’intègre pas à la population comme on le voudrait ; elle est parfois perçue comme une force étrangère, insolite… C’est compliqué, parce que nos hommes doivent être prudents, et se méfier d’une partie de la population… »
La situation dans le nord du Mali ne s’est effectivement pas améliorée depuis l’intervention française et le déploiement des forces de l’opération Serval, en 2012. Si les médias de France, les premiers concernés, sont aujourd’hui muets sur le délitement sécuritaire au Mali, les militaires français, désormais actifs dans le cadre de l’opération Barkhane, peinent à atteindre les objectifs que le président Hollande voudrait réaliser pour présenter un bilan positif, au moins en termes de politique étrangère, à l’approche des élections de 2017.
Ainsi, aux mouvements djihadistes qui ne tiennent plus les centres urbains mais ont infiltré partout une population rurale indigente, se sont progressivement ajoutées maintes factions armées qui, profitant de l’absence de l’État et du chaos ambiant, s’adonnent à tous les trafics imaginables (cigarettes, stupéfiants, armes, migrants…), dans cette région située aux confins de plusieurs États et qui constitue dès lors une plaque tournante idéale ; sans compter le banditisme local.
« Il faut être très prudent ! Tu ne devrais pas te déplacer à pied en ville. Ça paraît calme, comme ça, mais n’importe quel groupe peut frapper à n’importe quel moment… On ne les voit pas venir, on ne sait pas d’où ils sortent, on ne sait pas qui est qui, me lance l’imam de la grande mosquée que j’accompagne dans les rues de Tombouctou. On ne sait pas qui fait quoi. Même accompagné par moi ou par tes amis touaregs… Si un groupe armé surgissait, là, qu’est-ce que je pourrais faire ? Ils n’écoutent plus personne. Ce qui compte, maintenant, c’est le trafic et l’argent. »
– Il y a donc encore des djihadistes dans Tombouctou ?
– Les djihadistes ? À Tombouctou ? Oui, bien sûr ! Ils sont très présents ! Parce que, la plupart du temps, ce sont des gens comme nous. Ils sont en ville ; ils sont dans les villages… C’est très difficile de les distinguer… Il y a les rebelles et les djihadistes ; mais il y a aussi de plus en plus de bandits… C’est pour ça qu’on parle plus généralement ; comme on ne sait plus très bien qui est membre de quelle organisation ou ce que veut telle ou telle faction, on dit « les groupes armés ».
La Minusma, ce sont cinq bureaux régionaux, à Tessalit, Kidal, Gao, Mopti et Tombouctou ; et environ 1.600 civils (dont 800 sont des Maliens), 1.920 policiers, 13.200 militaires, dont les deux-tiers assurent la logistique et un tiers peut agir sur le terrain.
Mais, dans ce contexte de violence et d’insécurité permanentes, le personnel de la Minusma doit se prémunir des risques d’enlèvement, voire d’assassinat…
« Ici, il y a eu un attentat à la voiture piégée contre un de nos check-points… » Piergiorgio, le porte-parole du bureau régional de l’ONU me montre l’étendue des dégâts : « Voilà le cratère que l’explosion a laissé… Tu t’imagines ce que ça a dû être ! Le trou dans le mur de la maison, là-bas, à 150 mètres, c’est le pare-chocs de la voiture… Il a été propulsé par l’explosion… Et cet autre trou, là, dans le mur du poste de garde, c’est le moteur… La porte blindée a résisté à l’explosion, mais le moteur a traversé le mur… »
Un contexte qui oblige les patrouilles militaires et la police de l’ONU a prendre des précautions impressionnantes pour les habitants, qui ne comprennent pas toujours la distance qui s’impose entre eux et ces hommes casqués et caparaçonnés dans leurs combinaisons pare-balles, et qui ne sortent que rarement des automitrailleuses blindées qui sillonnent les rues du centre-ville. Sauf quand c’est nécessaire, quand des informations parviennent au centre des renseignements, qui permettraient de débusquer quelque cache d’armes ; une patrouille est alors dépêchée, et les habitants n’apprécient guère les fouilles auxquelles procèdent ces étrangers, dans leurs maison, pour le plus souvent ne rien y découvrir…
Le danger contraint policiers et militaires en mission à la plus grande précaution ; mais les civils, les fonctionnaires, ne sont pas mieux lotis, fortifiés dans deux hôtels abandonnés par les touristes qui faisaient naguère la richesse de Tombouctou, deux bâtiments à présent cernés de remparts de béton et de hauts murs de terre, gardés jour et nuit par des sentinelles sur le pied de guerre.
« Moi, si je suis ici, si je risque ma vie et si je vis comme un prisonnier, dans un deux-pièces avec une porte et des volets blindés, sans pouvoir sortir et en me demandant si je serai vivant ce soir… C’est parce qu’au moins on redonne l’espoir au gens, le sentiment que le monde ne les a pas laissés seuls… À ceux qui sont les victimes, les sans-noms, les sans-fortunes… », m’explique Riccardo Maia.
« Je suis réaliste… Ma mission est en réalité surtout diplomatique ; ce sont les sections substantives de la Minusma qui jouent l’essentiel du rôle de l’ONU au Mali, qui est de trouver des compromis politiques entre les différentes composantes ethniques de la population. Pour ramener la paix, c’est-à-dire guérir l’État dans toutes ses prérogatives : désarmer les factions, réorganiser la démocratie, restaurer le pouvoir judiciaire et, de manière générale, l’autorité des pouvoirs publics… Un problème insoluble, c’est celui de la justice pour les victimes, celles des exactions de l’armée malienne, notamment, qui ont eu lieu en 2013, au moment de la reconquête ; il s’agit surtout de Touaregs et d’Arabes. La réouverture d’écoles a été un biais pour réunir les différentes composantes ethniques, car la scolarisation des enfants concerne toutes les communautés ; et cela nous a permis de jouer notre rôle de réconciliateurs. »
Car c’est bien là que réside la principale mission des agents de l’ONU au Mali : ramener les belligérants autour de la table et les convaincre de respecter enfin les accords de paix signés en 2015 par le gouvernement malien et les rebelles du nord.
Riccardo Maia, qui a appris à connaître les réalités sociales et culturelles de son environnement malien, favorise ainsi les projets à impacts rapides, pratiques et visibles, immédiatement utiles et estimables aux yeux de la population, comme la restauration et la sécurisation des routes ou des infrastructures d’adduction d’eau. La Minusma a aussi sa propre chaîne de radio, Mikado FM, « la voix de la paix ».
« Des millions de dollars sont disponibles pour faire aboutir ce genre de projets. Mais c’est souvent un pas un avant, puis un pas en arrière, déplore le Directeur de la zone de Tombouctou. Toutes ces actions ne permettent pas de faire face au travail de sape de ceux qui ont intérêt à maintenir le chaos dans le nord du Mali et s’appuient sur le maillage des groupes armés et des clans, dans toutes les communautés. »
Un matin, j’accompagne une patrouille jusqu’au port de Kouriomé, situé sur le Niger, à une quinzaine de kilomètres en dehors de Tombouctou… « On essaie aussi de sécuriser quelques grands axes et quelques sites fréquentés. Mais il ne faut pas se faire trop d’illusion… Et puis, c’est prendre beaucoup de risque pour assurer une présence très éphémère ; on ne fait que passer… », me confie l’officier qui commande l’opération.
Par moment, le contact radio avec la base est coupé. « C’est l’antenne, elle n’est pas assez puissante… C’est embêtant, parce que, là, on est isolé… Faudra faire réparer ça… » La patrouille traverse des massifs d’eucalyptus, d’où peuvent surgir des assaillants à tout moment. Deux véhicules, qui avancent lentement sur une piste crevassée ; je suis monté dans le tout-terrain de tête, un transport de troupes nous suit, une dizaine de soldats nigérians y ont pris place, prêts à intervenir en cas d’attaque.
Un seul instant d’inattention, au mauvais moment, pourrait coûter très cher ; la tension monte à l’approche des zones à risque… Le vrai danger, ce n’est pas, principalement, un assaut frontal, ce sont les engins piégés, les mines que l’ennemi fait sauter à distance, au passage des véhicules ; le bas de caisse n’est pas blindé…
« C’est un véhicule blindé… Les portières, les vitres, tout est blindé. Sauf en-dessous… C’est bête, parce que, quand ils nous attaquent, c’est en faisant sauter une mine au passage de la voiture. On a demandé des véhicules à fond blindé ; mais on nous a répondu : ‘Forget it ! C’est trop cher…’ De toute façon, le blindage résiste à sept ou huit kilos d’explosif… Au mieux. C’est ce qu’on met dans une grosse mine anti-char. Alors, si les barbus te mettent deux cent cinquante kilos, c’est automatiquement ‘au revoir !’ Ça t’ouvre le véhicule comme une boîte de thon. C’est ce qui est arrivé à un de nos gars, sur la route de Goundam. Il conduisait la voiture du directeur, qu’il ramenait à Tombouctou. Les autres ont peut-être cru qu’il était dedans et, quand la voiture est passée au-dessus de l’engin, ils l’ont fait sauter… »
Arrivés au port, les soldats se déploient pour sécuriser la mission, pendant que les officiers interrogent les badauds et les dockers qui, depuis longtemps sans plus de travail, passent leurs journées à attendre les quelques pirogues qui desservent encore Kouriomé. En plus, la saison des pluies vient à peine de commencer ; les eaux sont encore basses, et le trafic fluvial est très réduit.
L’ambiance est détendue, en apparence ; les officiers sympathisent avec la population, cela fait partie des objectifs de la Minusma. Ils se renseignent sur d’éventuelles activités illégales, sur la présence de groupes armés… Les rapports sont bon enfant, mais la tension est perceptible et les soldats ouvrent l’œil, les doigts crispés sur leur arme.
Retour à Tombouctou… Tout à côté de la ville, l’aéroport est bien sécurisé ; jouxté par le camp des Français, celui de l’opération Barkhane toujours en cours, et le « super-camp » de la Minusma. Mais on ne se mélange pas…
Plusieurs vols-ONU atterrissent et décollent chaque jour d’ici ; ils relient Tombouctou à la capitale, Bamako, et aux principales villes du pays. Autant de rotations devenues impératives, puisque, une fois dépassé Mopti et Sévaré, les routes, dans le nord, sont aujourd’hui sous la coupe des groupes djihadistes et des bandits ; et plus aucune ligne civile ne dessert Tombouctou, Gao ou Kidal. Le terminal porte encore les stigmates des combats : vitres brisées, plafonds effondrés, portes arrachées… Les listes d’attente sont longues, pour obtenir un vol ; la priorité est donnée au personnel onusien.
Sur le tarmac, les énormes hélicoptères de l’armée indonésienne, qui assurent les transports des tonnes de fret nécessaires à la maintenance du super-camp… Plus loin, dans un hangar, les hélicoptères de combat des forces salvadoriennes ; ce sont eux, ici, les gardiens du ciel.
« On pourrait faire beaucoup mieux, si on avait plus d’hélicoptères de combat comme ceux-ci, m’explique le commandant du contingent. Au Salvador, nous avons connu ce genre de guérilla ; et nous avons donc une expérience de ce genre d’actions… Les hélicoptères comme ceux-ci sont très efficaces. Quand un convoi est escorté par un hélicoptère… Ou si une route est surveillée… Les djihadistes et les bandits n’osent pas attaquer. Mais plusieurs gouvernements ont dit ‘Niet !’ Ils ne veulent pas envoyer ce genre de matériel ; le sable les abîme très vite… Un officier français de Barkhane m’a expliqué que, normalement, une turbine d’un hélicoptère comme les leurs, ça tient mille heures. Ici, ils doivent parfois les changer après seulement soixante heures de vol… »
Très efficaces, à n’en pas douter ; les faits l’attestent : dans un espace désertique aussi découvert, l’action des hélicoptères de combat serait stratégiquement déterminant. Cependant, le contingent du Salvador ne dispose que de six appareils et douze pilotes, pour couvrir une superficie égale à la moitié de la France ; et, surtout, il n’échappe pas à la règle : présence dissuasive, protection et extraction en cas d’attaque, appui à la surveillance… pas d’opération offensive. Même si des groupes djihadistes sont repérés, aucune action ne peut être entreprise s’il n’y a pas de risques physiques immédiats pour la population civile –on est bien loin du mandat accordé à l’OTAN, par le même Conseil de Sécurité de l’ONU, et de l’opération Unified Protector qui fut conséquemment menée en Libye en 2011…
Interdit, même, de poursuivre des véhicules qui auraient participé à une agression contre un village ou des éléments de la Minusma ou des Fama (les forces armées maliennes).
Les Français de Barkhane ont leurs propres objectifs ; et les Fama n’ont aucun moyens aériens ou terrestres sérieux… Qui, dès lors, mène les opérations militaires nécessaires à la restauration de l’État de droit ?
Tandis que je rencontre les différents contingents, chacun développant une spécialité –ici, ce sont les Tunisiens qui coordonnent les forces de police ; là, les services de renseignement ont été confiés aux Suédois, qui disposent de drones pour surveiller les villages alentours…-, j’apprends qu’une délégation de l’Union africaine est arrivée à Tombouctou.
Le but serait de mettre sur pied une force panafricaine, en renfort à la Minusma.
Mais les délégués repartirons sceptiques : trop cher ; les pays africains n’ont pas les moyens d’une telle politique ; qui va payer ? Et puis, certains ont fait leur calcul : ils sont partie prenante de la Minusma. S’ils en sortent pour intégrer cette force, ils ne recevront plus de dotation des Nations unies… D’autres estiment n’avoir aucun intérêt à intervenir au Mali ; que les Maliens se débrouillent, c’est après tout leur problème et, en Afrique, chacun a les siens propres…
Alors que s’élève au loin un immense halot doré qui recouvre peu à peu l’azur du ciel encore clair en cette fin d’après-midi dans le Sahara –c’est une tempête de sable qui s’approche et, bientôt, limitera toute visibilité au sol et rendra impossible l’utilisation de tout ce matériel sophistiqué-, le vent qui redouble fait claquer au-dessus du super-camp le drapeau bleu de l’espoir.
Mais, demain, le Mali s’engagera un peu plus encore dans ce qui commence à ressembler, plus qu’à une guerre civile sur le point d’éclater, à une course folle vers l’inconnu, un sprint couru par des factieux déments, au nom d’intérêts à court terme, et qu’aucun acteur, local ou étranger, n’a jamais eu la faculté d’arrêter.