Terrain de guerre froide et de guerres religieuses et ethniques, la Syrie ne cessera pas de se déchirer avec la chute de l’État islamique…
L’annonce des Kurdes syriens concernant la création d’une entité « Fédérale démocratique » est une idée qui est avancée depuis des mois. Les Kurdes ont mis la main sur un vaste territoire dans le Nord syrien et ont déjà, de facto, une certaine autonomie.
Dans les combats qui les opposent aux rebelles syriens, ils se sont même alliés, de façon indirecte, aux forces loyalistes. Mais cette alliance demeure circonstancielle et ne suffit pas à entraîner l’accord de Damas, lequel n’a aucune intention de céder une partie de son pouvoir à une autorité fédérée.
Et dans cette lutte, la Syrie devrait trouver un allié, il est vrai assez inattendu : la Turquie. Ankara s’opposera en effet à tout projet d’autonomie pour les Kurdes syriens, craignant que cela déstabilise encore plus sa frontière avec la Syrie et donne, de plus, des idées indépendantistes à ses propres Kurdes. Washington devrait également s’opposer à cette initiative en soutien à son allié turc. Il en va de même de l’Irak et de l’Iran qui n’ont aucun intérêt non plus à voir s’émanciper leur propre communauté kurde. La question kurde sera donc renvoyée à plus tard et la fédération syrienne n’est pas encore prête à voir le jour. Une émancipation de cette province kurde serait pourtant légitime avec un statut ad hoc, soit dans le cadre d’un fédéralisme à instituer, soit dans le cadre d’un statut particulier au sein de la Syrie unitaire actuelle. Comme de telles orientations, pourtant salutaires, ont été rejetées par toutes les parties, elles n’auront pas lieu, à court terme tout le moins.
La structure fédéraliste de la Syrie à laquelle Vladimir Poutine semblait vouloir tenir comme solution possible au conflit actuel ne semble pas être la solution de demain. Dans un pays où les tenants de chaque confession considèrent les membres d’autres religions comme des ennemis potentiels, il est plus que probable que les conflits d’hier et d’aujourd’hui reprennent de plus belle demain. La guerre des religions est devant nous, avec ou sans Assad, car ce n’est pas un changement de président, voire de régime, qui pourrait arrêter ce cours. Les conflits religieux, dont les racines sont multi-séculaires, transcendent les régimes et les gouvernements, lesquels ne font que passer. Avec ou sans Assad, la guerre resurgira.
Une même grille d’analyse pourrait s’appliquer aussi au Liban, aujourd’hui paralysé par une crise existentielle d’origine religieuse qui pourrait engendrer l’implosion du pays ; il s’agit aussi d’une opposition frontale majeure entre sunnites et chiites. Cette grille pourrait aussi s’appliquer au Yémen dont les provinces du Nord peuplées de nombreux chiites sont en rébellion contre le reste du pays sunnite en raison d’une paupérisation et d’une marginalisation croissante des premiers.
La division de l’islam entre sunnites et chiites confessionnelle a engendré dans l’Histoire de cette région des marginalisations sociales, des inégalités économiques dont les chiites ont été victimes, ce qui explique leur agressivité actuelle. Ceci est vrai en Syrie pour les Alaouites, au Liban et au Yémen pour les chiites. D’où ce double ressentiment des membres de ces religions envers la communauté sunnite. Au Liban, comme au Yémen, sans solution d’autonomie ou de fédéralisme permettant plus facilement à chaque principale communauté religieuse homogène de prendre une partie de son destin en main, aucune paix ne peut être assurée. La guerre est devant nous.
Quant à la Syrie, sur le plan politique cette fois, la guerre, malheureusement, constituera en toute vraisemblance le seul horizon de ce pays pendant des années. L’avenir de la Syrie reste flou comme le sont les stratégies secrètes, mais vraisemblablement opposées, de l’Amérique et de la Russie sur ce sujet.
Assad n’a envisagé les négociations de Genève 3, que comme un simple exercice de style : faire entrer des forces indépendantes et de l’opposition dans le gouvernement en vue de préparer une nouvelle constitution. Mais l’opposition, celle constituée à Riyad (le Haut Comité des Négociations de l’Opposition – HCN) et dont la feuille de route est celle du gouvernement saoudien, ne l’entend pas ainsi et continue à proclamer qu’Assad ne peut pas rester « une heure de plus » après la formation de l’organe de transition doté des pleins pouvoirs. Mais le HCN a claqué la porte et s’est retiré des négociations de Genève, prétextant le redémarrage de combats. Pis, son négociateur en chef a démissionné le 29 mai 2016.
La préparation des négociations de paix a été de toute façon hasardeuse et personne n’a voulu définir ce que l’on entendait par « période de transition », dont la durée n’est d’ailleurs pas fixée. Pour certains, elle devrait durer jusqu’à l’élimination des forces djihadistes non représentées à Genève. Cela pourrait durer alors de longues années. Dans sa résolution 2254, le Conseil de sécurité de l’ONU a évoqué l’établissement d’une « gouvernance en charge de la transition politique » mais est resté vague sur la forme qu’elle devait prendre et sur sa durée. La trêve proclamée n’est pas la paix et les composantes militaires de chaque partie avaient d’ailleurs besoin d’une trêve pour reprendre des forces et se réorganiser. Au fur et à mesure que les semaines se sont écoulées, les affrontements locaux ont repris de plus belle, chaque camp ayant en ligne de mire la « mère des batailles », celle d’Alep. La reprise des combats a été en fait voulue par tous les camps. La conférence de Genève 3 a donc été un échec, même si certaines avancées dans le domaine de l’humanitaire ou dans des domaines ancillaires ont été annoncées.
C’est la guerre qui, en toute vraisemblance, départagera les parties et aucune d’entre elles n’avait d’ailleurs l’intention de participer sérieusement à ces négociations.
Elles y sont entrées contraintes et forcées. Il n’y a qu’à se référer à l’article du journal The Independent, auquel le député conservateur David Davis a rapporté le contenu de récentes négociations avec le président Bachar al-Assad lors d’une visite à Damas. Le président syrien lui aurait confié que Vladimir Poutine « ne permettrait pas au régime syrien d’être vaincu au cours de cette guerre ». Alors on peut comprendre que le président syrien veuille continuer et achever cette guerre. Mais on peut comprendre aussi que les États-Unis ne l’entendent pas ainsi, brandissant l’éventualité d’un plan B, qui prévoit, en cas de rupture de la trêve et du règlement politique, la fourniture aux forces de l’opposition syrienne « de systèmes d’armement capables de détruire les avions et les positions d’artillerie du régime syrien ». La guerre est donc plus probable que la paix.
La position des deux grandes puissances semble floue par ailleurs, ou du moins évolutive et contradictoire. Ainsi, Moscou est passé jusqu’ici pour être un des plus fidèles partisans de Bachar al-Assad mais certaines sources ont été jusqu’à affirmer qu’il serait aujourd’hui disposé à accepter son départ. Si, sur le court terme, Assad est pour les Russes une figure symbolique permettant d’incarner l’ordre en Syrie, sur le plus long terme, Moscou semblerait plus ouvert aux suggestions occidentales sur l’après-Assad. Ce qui compterait le plus pour Moscou serait de consolider sa présence en Syrie… Mais si la Russie est susceptible de lâcher le président syrien, l’Iran est plus que jamais déterminé à le soutenir.
Des médias occidentaux ont fait état de l’envoi, par Téhéran, de troupes régulières en Syrie pour aider le régime de Damas. Si l’information venait à se confirmer, ce serait la première fois, depuis la Révolution islamique de 1979, que Téhéran aurait envoyé des troupes régulières en dehors de son territoire.
Il est donc légitime de considérer désormais l’avenir de la Syrie avec ou sans Assad, mais il semble incorrect de l’imaginer sans continuation des conflits actuels.
Quelle que soit l’éventualité, une Syrie avec ou sans Assad sera difficilement gouvernable pour les raisons déjà explicitées. De plus, compte tenu de l’hétérogénéité monstrueuse de l’opposition syrienne actuelle, on voit mal quelle politique pourrait être mise en œuvre, si elle était appelée au pouvoir. Leurs membres ne sont d’accord que sur le départ forcé de Bachar al-Assad, et tout porte à croire, compte tenu de l’importance des représentants salafistes et des Frères musulmans, notamment dans la représentation « fabriquée » à Riyad, que ce serait une gouvernance identique à celle organisée par Mohamed Morsi au Caire qui serait alors implantée.
Mais c’est oublier que c’est cette même gouvernance qui a été balayée un jour par une révolution populaire au Caire, comme elle le fut plus tard à Tunis. On peut imaginer que le même scénario puisse se reproduire alors à Damas. On peut aussi imaginer les premières mesures imposées dans ce cas par ce nouveau pouvoir : elles seraient proches de celles déjà prises à Tunis et au Caire en pareilles circonstances: fin de la laïcité, et législation basée en grande partie sur la Charia. La suite du processus est prévisible, à savoir la contestation par les minorités religieuses et ethniques attisées par l’Iran et le Hezbollah, une révolution populaire de ces minorités et de certains laïques -comme ce fut le cas au Caire- vraisemblablement appuyée par l’armée du régime dont une grande partie passerait dans l’opposition. S’en suivrait une nouvelle guerre civile pire que celle-ci, car attisée par les troupes d’élite alaouites actuelles du régime que l’on voit mal obéir à un autre pouvoir, et encore moins à un pouvoir islamique, sans parler d’un pouvoir islamiste. Mais, en Syrie, la guerre qui s’en suivrait risquerait d’être bien pire qu’en Égypte ou qu’en Tunisie, car la Syrie regorge d’armes depuis six ans. Beaucoup de citoyens en ont leur petit stock… Alors, de toute façon, si avec Assad c’est encore la guerre, avec ceux qui pourraient après lui occuper le pouvoir, le scénario est écrit d’avance.
Le président Obama qui a failli sur toute la ligne dans les pays arabo-musulmans en appuyant partout, après les Printemps arabes, les Frères musulmans, à Tunis, au Caire, à Sanaa, provoquant de graves crises politiques, ne semble pas s’en préoccuper. Seul le court terme l’intéresse, contrairement à son prédécesseur qui disait avoir une vision de long terme dans cette partie du globe.
Ainsi, la guerre en Syrie est encore devant nous, de toute façon, avec ou sans Assad.