C’est la question cruciale à laquelle tous les analystes tentent de répondre. Une question difficile, car plus aucun observateur neutre n’est actuellement présent dans la cité assiégée.
Toutefois, fort de son réseau de correspondants à travers tout le Moyen-Orient et en Syrie notamment, Le Courrier du Maghreb et de l’Orient propose d’essayer de se rapprocher de la réalité et de définir avec autant de précision que possible qui sont exactement les protagonistes qui s’affrontent encore à Alep, dans la ville, stricto sensu, mais aussi dans le gouvernorat du même nom.
La question est déterminante.
En effet, pour le régime de Bashar al-Assad et ses alliés, la Russie et, très impliquée mais plus discrète, l’Iran, seules des factions djihadistes occupent encore le poumon économique de la Syrie ; ainsi Damas et Moscou justifient-ils les bombardements massifs qui ravagent la cité, reprenant à leur compte la rhétorique occidentale sur la thématique de la « guerre contre le terrorisme ».
Pour la Coalition internationale, menée par les États-Unis, et pour le gouvernement turc de Recep Tayyip Erdoğan et leurs alliés de l’opposition syrienne, il s’agit, chacun ayant ses propres motivations pour l’affirmer, de « rebelles », révolutionnaires anti-régime, qui se battent pour la liberté.
Précisions et décryptage…
Lorsque la bataille d’Alep a commencé, le 21 juillet 2012, l’essentiel des forces rebelles était constitué des milices de l’Armée syrienne libre (ASL). Il s’agissait de citoyens qui avaient pris les armes, encadrés très souvent par des officiers de l’armée régulière qui avaient abandonné le régime.
À côté de l’ASL, laïque et dont l’objectif était l’instauration en Syrie d’un état démocratique, plusieurs milices à caractère plus ou moins islamiste se sont rapidement manifestées, dont les effectifs ne représentaient toutefois qu’un très faible pourcentage des combattants hostiles au régime, à l’exception cependant de deux formations, Jabhet al-Nosra (le Front al-Nosra, un mouvement proprement syrien qui a accueilli en son sein un petit nombre de combattants étrangers, mais en aucun cas dans les proportions que l’on connaît en ce qui concerne l’État islamique), organisation mieux structurée et davantage présente sur le terrain ; et Liwa al-Towheed, mouvance à coloration islamiste, mais en réalité très modérée et dont la rhétorique islamiste procédait surtout de la foi omniprésente dans les milieux populaires propres à Alep et à sa région, dont ses effectifs étaient issus.
Très vite, cela dit, l’ASL a perdu le gros de ses effectifs, qui ont rejoint les rangs de Jabhet al-Nosra.
En effet, l’ASL n’a pas reçu le soutien que ses chefs étaient convaincus de recevoir des États-Unis et de l’Union européenne (espérant même une intervention identique à celle qui avait eu lieu en Libye) ; et les combattants de l’Armée libre se sont ralliés au Front al-Nosra, qui était quant à lui financé par les monarchies du Golfe (Arabie Saoudite, Koweït et Qatar principalement) et disposait de l’armement et de la logistique nécessaires à la poursuite des combats.
Si les observateurs absents du terrain syrien ont abusivement catégorisé Jabhet al-Nosra sous l’étiquette de « branche syrienne d’al-Qaeda » -et bien que le chef du mouvement, Abou Mohammed al-Joulani, ait prêté allégeance à al-Qaeda-, le Front al-Nosra se présentait plus exactement, initialement, comme une nébuleuse de milices plus ou moins en relation les unes avec les autres, dont certaines étaient effectivement d’obédience salafiste, parfois très intégristes, mais dont la plupart se composaient de jeunes Syriens désireux d’en découdre avec le régime et qui n’avaient adhéré à ce mouvement pour d’autre raison que celle de bénéficier des moyens militaires dont il disposait. Qu’il y ait eu par la suite une islamisation des combattants de ces brigades, c’est certain ; mais elle a été très relative en fonction des brigades elles-mêmes et des hommes qui les composaient…
Aussi, nombre de combattants de l’ASL n’ont pas hésité à s’engager dans les rangs de Jabhet al-Nosra et le phénomène de vases communicant a vidé l’Armée libre en quelques mois : en novembre 2012 déjà, les brigades d’al-Nosra avaient pris le dessus sur l’ASL à Alep.
Lorsque, au printemps 2013, l’État islamique a commencé à émerger en Syrie (à l’époque, il s’agissait encore de l’État islamique en Irak et au Levant, antérieurement à la proclamation du Califat, le 29 juin 2014), un grand nombre des brigades de Liwa al-Towheed (qui était en train de se désagrégé suite au décès de son leader, fin 2013) a rejoint l’EIIL, de même qu’environ 50% des brigades du Front al-Nosra.
À Alep, la « rébellion » s’est retrouvée dans une situation des plus confuses, où Jabhet al-Nosra, qui était de fait devenue la force la plus importante dans le gouvernorat, attaquait aussi bien les positions de l’armée syrienne que celles de l’ASL et de l’EIIL, dont se défendait également l’ASL.
Fin 2014, l’ASL avait abdiqué presque toute présence dans Alep-ville pour regrouper ses maigres effectifs dans le nord du gouvernorat ; et, fin 2015, les progressions en parallèle des forces kurdes syriennes et de l’armée syrienne avaient déjà éloigné d’Alep la ligne de front avec l’État islamique.
En 2016, les quartiers d’Alep en rébellion sont donc principalement aux mains du Front al-Nosra qui, pour faire oublier son passé pro-al-Qaeda, avec le léger espoir de recevoir une aide occidentale, s’est rebaptisé Front Fatah as-Sham (la « Conquête du Sham » –c’est-à-dire de la Syrie).
À Alep, le Front Fatah as-Sham chapeaute quelques centaines de combattants issus d’autre factions islamistes mineures (dont des unités issues des rangs d’Ahrar as-Sham, une faction islamiste particulièrement radicale et violente) et quelques dizaines de miliciens de l’ASL qui ont refusé d’abandonner la ville et se sont regroupés en unités aujourd’hui indépendantes les unes des autres. Cet ensemble, al-Jeich al-Fatah (« l’Armée de la Conquête »), ne représente guère plus que 10.000 à 12.000 hommes.
Outre le Front Fatah as-Sham, une brigade idéologiquement proche des Frères musulmans demeure également active : Fatah Halab (« la Conquête d’Alep ») regroupe plusieurs factions islamistes « modérées » ; elle se compose de moins de 3.000 combattants.
La quinzaine de milliers de combattants qu’alignent encore les opposants au régime dans Alep assiégée, ce qu’il reste de ces effectifs du moins, mal équipés, harassés, manquant de vivres et de munitions, isolés de toutes aides extérieures, de leur base d’Idlib, ne fait plus le poids face à la coalition des forces du régimes, du Hezbollah, des milices chiites iraniennes et autres et de la force aérienne russe.
Quant à l’ASL, désormais coupée d’Alep-ville et acculée, dos à la frontière de la Turquie, d’où lui parvient une aide militaire intéressée, elle ne survit qu’en acceptant le rôle de marionnette à la solde de la politique anti-kurde du gouvernement Erdogan et, instrumentalisée dans ce contexte, elle sert de chair à canon pour ralentir les victoires des Kurdes de Syrie sur l’État islamique (qui est également soutenu par Ankara) et ne se bat plus ni contre l’EI, ni contre Jabhet al-Nosra (dernier fait d’armes en date, en août 2016 : les combats qui ont opposé des brigades de l’ASL, appuyées par des blindés turcs entrés en Syrie, aux milices kurdes du YPG, lesquelles étaient en train d’attaquer les positions de l’EI dans la ville de Jarablous, dans le nord du gouvernorat d’Alep).
Côté « régime »…
La principale force qui combat pour le rétablissement de l’autorité gouvernementale à Alep est bien sûr l’armée régulière syrienne (l’Armée arabe syrienne), les « loyalistes ».
Toutefois, l’armée syrienne est épuisée par près de six années de guerre. Elle a perdu plus de 40% de ses effectifs : selon les chiffres les mieux vérifiés, l’armée syrienne dénombrerait au moins 70.000 soldats tués depuis le début de l’insurrection armée en mai 2012, pour des effectifs qui se montaient initialement à un peu moins d’un demi-million d’hommes, (réservistes compris) ; l’armée syrienne s’est en outre vidée de plus de cent dix mille déserteurs, dont la plupart ont embrassé la rébellion. Elle n’aurait pu progresser comme elle l’a fait ces derniers mois, de manière aussi rapide et décisive, sans l’appui franc et déterminé de ses alliés russes, libanais et iraniens ; et, dans une certaine mesure, sans l’intervention occidentale contre l’État islamique (EI) : l’affaiblissement de Daesh, qui a perdu beaucoup de terrain depuis le début du printemps 2016, a surtout pour origine l’intensification de l’implication de la Coalition internationale menée par Washington et de l’appui qu’elle a donné à la progression des forces kurdes, qui assiègent désormais les deux capitales de l’EI, Mossoul (en Irak) et ar-Raqqah (en Syrie).
La bataille d’Alep a d’ailleurs considérablement sollicité le potentiel militaire syrien et mobilisé des moyens qui, dès lors, manquent cruellement ailleurs, d’où ils ont été retirés, comme c’est le cas dans la région de Palmyre, à nouveau infiltrée par les forces de l’EI. Une perte de potentiel qui explique aussi la stratégie du régime, qui, à l’exception des zones où il est directement menacé par l’EI (comme dans la poche de Deir ez-Zor ou dans la région de Palmyre et dans l’est du gouvernorat de Damas) concentre ses efforts contre les rebelles de l’ASL et, surtout, à Alep et dans le gouvernorat voisin d’Idlib, contre le Front al-Nosra, laissant pour le moment les forces kurdes et l’État islamique s’entre-tuer, et la Coalition menée par les États-Unis faire le gros du boulot contre l’EI –pour le régime, l’heure arrivera bien assez tôt à laquelle il devra faire fasse aux reliquats de l’État islamique, dans la reconquête de l’est syrien, et, surtout, aux Kurdes qui, dans tout le nord, préparent leur autonomie, sinon leur indépendance, avec le soutien de Washington (du moins jusqu’à présent, sous l’administration Obama ; peut-être l’élection de Donald Trump leur réservera-t-elle quelques surprises).
D’une part, en effet, dans le contexte de guerre froide ravivé depuis le déclanchement de la guerre civile en Ukraine (dans laquelle se sont impliquées l’OTAN, l’Union européenne, Washington et Moscou), le président russe, Vladimir Poutine, compte ses alliés en bordure du bloc occidental et la Syrie de Bachar al-Assad se révèle aujourd’hui en première ligne de ce conflit par procuration. Le président Poutine s’est montré déterminé à sauver cet allié et à réaffirmer ainsi la sphère d’influence russe au Moyen-Orient. La Russie a non seulement rééquipé l’armée syrienne de pied en cap, lui procurant un matériel de combat neuf et technologiquement très performant, mais elle lui a également apporté l’appui aérien massif qui lui faisait défaut (et lui a permis de reprendre le dessus sur une rébellion numériquement supérieure) ; Moscou a aussi renforcé l’armée syrienne par des unités d’élites composées d’instructeurs et de soldats russes, mais surtout de mercenaires, anciens militaires russes engagés par l’intermédiaire de sociétés militaires privées, lesquels ont mené des opérations-choc qui se sont révélées cruciales dans la reconquête du territoire par le régime, par exemple lors de la victoire sur les djihadistes à Palmyre, en mars 2016.
D’autre part, l’Iran et le Hezbollah ont déployé des milices en nombre important (également très difficilement chiffrables). Plus que l’armée syrienne, c’est la force al-Qods, unité en charge des opérations extérieures du Corps des Gardiens de la Révolution islamique (dont le contingent présent en Syrie est estimé à 12.000 hommes ; un millier seraient actifs à Alep), combattants d’élite, qui mène les offensives les plus périlleuses (c’est également la force al-Qods qui a permis la reprise de Tikrit à l’EI, officiellement reconquise par l’armée irakienne, en mars 2015). Les Gardiens de la Révolution coordonnent leur action avec le Hezbollah et des milices chiites afghanes (Liwa Fatimiyoun, qui dispose de plusieurs milliers d’hommes à Alep, pour un total de près de 7.000 en Syrie) et irakiennes (dont la puissante milice, Harakat Hezbollah al-Nujaba, 5.000 chiites irakiens ou plus, déployés à Alep, peut-être 6.500 hommes), qui réalisent la plupart des opérations, principalement en terme de lutte contre la guérilla urbaine (selon nos sources à Alep, les Gardiens de la Révolution perdent en moyenne dix hommes chaque semaine).
C’est donc la coordination irano-russe, appuyée (et non l’inverse) par ce qui reste de l’armée syrienne, qui est en train d’achever la guerre contre les rebelles syriens et les différents acteurs islamistes.
Le tournant de la guerre fut sans conteste la rencontre entre le général iranien Qassem Soleimani, commandant de la force al-Qods, et Vladimir Poutine et son ministre de la Défense, Sergeï Choïgou, qui a eu lieu à Moscou, fin juillet 2015, en marge d’un sommet irano-russe sur le gaz. Suite à cette rencontre, l’aviation russe a commencé d’appuyer les opérations de la force al-Qods en Syrie.
L’implication militaire de la Russie et de l’Iran sont donc sine qua non dans la reconquête d’Alep qui s’achève désormais.
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Sans aucun doute, le régime baathiste et son leader, Bashar al-Assad, sont à nouveau les maîtres du jeu en Syrie ; et, après six années de ruines et de massacres, la Syrie semble revenir de plus en plus rapidement à son point de départ anté-« révolution ».
Certains analystes prétendent que, « plus jamais », « les choses ne seront » cependant « pareilles ». On peut légitimement en douter…
La réconciliation est en effet improbable ; les premiers signes de l’après-conflit semblent indiquer qu’elle est impossible, et que le régime n’a pas l’intention d’y souscrire, qu’il entend bien survivre en l’état, sans se priver de régler ses comptes avec l’opposition et de donner libre cours à sa vengeance.
Ainsi, les informations ne sont pas encore suffisamment recoupées, certes, et les sources en sont parfois suspectes, qui ne permettent pas encore d’apprécier l’ampleur du phénomène, mais il est certains que, déjà, des exécutions sommaires ont lieu dans les régions reconquises par l’armée régulière syrienne, dans le gouvernorat d’Alep, notamment, où plusieurs témoins rapportent qu’un grand nombre d’hommes et d’adolescents, parmi les habitants qui évacuaient la ville assiégée et sur le point de tomber, ont été arrêtés à leur arrivée dans les zones gouvernementales et ont depuis lors disparu…
Restera toutefois à régler la question kurde et le risque pour Damas (et Ankara) de voir émerger un Kurdistan syrien de facto indépendant. C’est certainement l’écueil le plus dangereux pour le régime.
Il y a bien sûr l’option d’une Syrie fédérale ; qui ne cadre pas, toutefois, avec l’idéologie baathiste.
Mais peut-être Damas trouvera-t-elle un compromis, serait-il temporaire, avec la Turquie d’Erdogan, pour mettre fin aux velléités autonomistes des Kurdes de Syrie… Le contexte actuel s’y prêterait à merveille…
Et l’on sait comment, au Moyen-Orient, les alliances se font, se défont et se recomposent aisément, au gré des circonstances.