Nos points de vue, surtout en politique, sont des points et non des vues, soit des positions, des attitudes personnelles ne traduisant pas ce qu’on observe dont la vision peut changer radicalement si on change de façon de voir et/ou de position d’où l’on observe. C’est comme quand on se déplace d’un point à une autre pour visualiser un paysage, le point, la position de vue influant sur ce qu’on voit.
Les présentes réflexions, en deux parties, ne constituent donc pas un point de vue, mais une vue du point de la situation actuelle du monde arabe, focalisée particulièrement sur sa destinée. Ce n’est ni une vue cavalière selon l’angle habituel des observateurs se plaçant bien au-dessus des réalités observées, leur manquant enracinement et organicité, et se résolvant en une vue à vol d’oiseau des réalités pertinentes, ignorant ou masquant les détails, au mieux une vue d’ensemble, examinant globalement et rapidement ce qui n’a de sens que dans le détail, sur une étendue de temps plus ou moins long.
Notre vue, au sens de ces sensations auxquelles donnent naissance les stimulations lumineuses, se veut bien plus un sens faisant sens en ce temps de non-sens à force de zéroïsme de sens justement. C’est ainsi qu’est la postmodernité, notre époque. Car la modernité est bel et bien morte ; l’arrivée, d’une part, à la Maison-Blanche de Donald Trump et la mort, d’autre part, du monstre sacré que fut Fidel Castro officialisent en effet l’entrée du monde en cette ère.
Elle est loin d’être du vide, comme d’aucuns l’ont dit, mais bien plutôt du trop plein de sens sans sens, étant tellement en émoi, où la raison raisonnante n’a plus place, se devant d’être sensible pour être au diapason du cœur ayant sa propre raison que ne peut saisir la raison classique.
C’est une manière dont se présente le destin arabe postmoderne à la veille d’une nouvelle année qui s’annonce périlleuse, étant donné que, dans la plupart des composantes du monde arabe, il est une illustration basique de la postmodernité avec cette effervescence continue, latente ou avérée, des foules en un temps qui est justement l’âge de telles foules.
Autrement, il s’agit d’une prise de vue grandeur nature, une sorte de tournage d’un plan cinématographique où le film est l’existence qui se déroule, un cinéma ne se limitant pas au travail de l’opérateur de prise de vue, ne se réduisant jamais au film final du réalisateur. Ce qui y est dit se veut donc plutôt une introduction, une page dans un livre venant de s’ouvrir. Une sorte d’incipit du grand-livre d’une condition humaine en acte dont rendent rarement compte les médias mainstream, ramassé en cet article forcément réducteur de la richesse de la réalité dont il rend compte, mais nullement castrateur de sa viridité, vigueur et vitalité.
Au-delà des mots
Maurice Blanchot, dans Le Dernier mot, écrit : « Il y eut un temps où le langage cessa de lier les mots entre eux suivant des rapports simples, et devint un instrument si délicat qu’on en interdit l’usage au plus grand nombre. Mais les hommes manquant naturellement de sagesse et le désir d’être unis par des liens défendus ne leur laissant aucune paix, ils se moquèrent de cette interdiction. Devant une telle folie, les personnes raisonnables décidèrent de ne plus parler. Elles à qui rien n’était interdit et qui savaient s’exprimer, gardèrent désormais le silence. Elles semblaient n’avoir appris les mots que pour mieux les ignorer et, les associant à ce qu’il y a de plus secret, elles les détournaient de leurs cours naturels. »
C’est que le lien entre les mots et les choses, pour parler comme le philosophe Foucault, est toujours à avoir à l’esprit, surtout aux moments de confusion des valeurs comme notre époque présente, pareille à celles dont parle Marc Bloch dans son Apologie pour l’Histoire : « Aussi bien que des individus, il a existé des époques mythomanes […] C’est d’un bout à l’autre de l’Europe, comme une vaste symphonie de fraudes. Le moyen âge, surtout du VIIIème au XIIème siècle, présente un autre exemple de cette épidémie collective… Comme si, à force de vénérer le passé, on était naturellement conduit à l’inventer. »
En un mot comme en cent, il nous faut toujours nous rappeler Nietzsche quand il dit que « nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité », soit nous dégager du piège de la vérité en tant que nouvelle déité fondant une religion aussi dogmatique que les fois métaphysiques, sinon plus, se targuant d’un caractère civil n’ayant nulle civilité, en tout cas celle que permet l’âme artiste, poétique, puisque la poésie, comme le rappelle Éluard, est « cette voix du cœur qui seule au cœur arrive ».
Cette réflexion sur le destin arabe relève d’une telle philosophie, celle de « l’amor fati » de Marc-Aurèle, à la fois philosophe et politique, ayant été empereur ; c’est de « l’amour du destin » qu’il s’agira ou « l’amour de la destinée », ce qu’on exprime communément par le fait « d’accepter son destin », bien connu en arabité et en islamité sous le vocable du mektoub. On verra qu’il ne s’agit nullement du même destin dont on parle, ne serait-ce que ledit mektoub est bien plus écosophie que fatalité.
On comprendra alors que le changement d’un point de vue, aussi minime soit-il, est de nature à changer également toute la vie. Déjà, avec la physique quantique, la question de la vue, de l’objectivité de la vision est devenue tout autant banale que cruciale. Est-ce ce qu’on voit du fait de ce que l’on est ou est-on plutôt du fait de ce que l’on voit ? Pareillement, est-ce qu’on pense, existant alors, selon le fameux cogito, ou n’existe-t-on réellement que du fait qu’on est pensé ? Ainsi, l’existence se relativise, étant loin d’avoir un centre — subjectif qui plus est, relevant de cet autre qui est soi-même.
Le sûr est que le moindre changement dans notre pensée et/ou point de vue change immanquablement ce qu’on voit et, du coup, ce qu’on voit de nous, puisqu’on est vu et aussitôt pensé ou l’inverse. Aussi, si ce qui se voit est aussi ce qu’on vit, et si cela ne convient pas, ne suffit-il pas de changer de point de vue afin de changer du même coup toute une vie, une condition supposée inchangeable ? Tout ne se passe-t-il pas comme quand on scrute un spectacle et que l’on choisit le meilleur ou le moins bon site d’observation ? Le spectacle ne change-t-il pas du tout au tout parfois, sinon souvent, au prix d’un banal petit pas à faire de côté, vers l’arrière ou l’avant ?
Quand les mots ne rendent pas compte des maux
Depuis Michel Foucault, qui a avoué avoir été tant influencé par la jeunesse tunisienne, on connaît l’importance de mettre les justes mots pour qualifier les choses au plus juste, ce qui permet donc d’en reconnaître ou d’en nier même l’existence. Nommer, c’est identifier, dénommer ; débaptiser, c’est nier, annihiler ce qui fait existence. C’est ce qui a cours chez les humains depuis la nuit des temps; les pharaons, par exemple, n’agissaient pas autrement quand ils voulaient faire disparaître la trace d’un prédécesseur tombé en disgrâce : on martèle son nom sur les parois des pyramides. Ainsi fit-on pour la pharaonne Hatchepsout quand le machisme des pharaons reprit le dessus. C’est aussi ce dont rend compte le Coran quand Dieu, à la création d’Adam, lui enseigne le nom des créatures, les créant de la sorte.
Aujourd’hui, si les maux du monde arabe islamique sont si graves, c’est que les mots pour les désigner ne correspondent à rien, surtout pas à leur réalité intrinsèque. En effet, on ne sait ni ne veut en parler. Ce n’est pas pour étonner, car au vrai, c’est un trait de caractère arabe que j’ai qualifié par la parabole du moucharabieh. On simule et on dissimule, jouant, pour les plus retors, à feindre instiguer ce qui les dépasse, et ce moins par sagesse ou perspicacité que par incapacité à trouver le mot juste qualifiant de tels maux.
C’est que la crise du monde arabe et de l’univers tout court est d’abord dans les têtes; elle est mentale avant d’être économique, politique ou financière. Elle est même axiologique au sens de l’esthétique de l’éthique, son sens étymologique, cette éthique se devant être sensitive, sensible pour être vraiment morale. On sait, en effet, que le mot dérive du grec ancien « aisthêtikos » signifiant « relatif à la perception » et aussi du mot « aisthêtis » qui est la « sensation ».
De la postmodernité
C’est un tel caractère sensible qui caractérise aujourd’hui la raison postmoderne. Disons un mot de cette postmodernité que d’aucuns vouent aux gémonies sans en comprendre ni l’esprit ni ce qu’il implique. Or, sauf à vouloir ne relever que du virtuel, c’est l’époque sans conteste de qui veut vivre au présent, ne relever que d’une sorte de présentéisme existentiel.
J’ai déjà dit que l’élection de Donald Trump a manifesté l’entrée officielle du monde en cette ère des foules et de zéroïsme de sens, précisant que le monde arabe est déjà postmoderne, n’en déplaise à ceux qui croient encore à une fallacieuse linéarité de l’histoire. J’ajouterais ici que je vois en cette caractéristique la clef qui aiderait à sortir ce monde de sa mauvaise passe actuelle. Faut-il commencer déjà par croire à la postmodernité, ce qu’elle permet et impose pour qui souhaite être au diapason de ses exigences, et donc dans le sens de l’histoire.
Nombre des détracteurs de la postmodernité s’interrogent ainsi : comment les pays arabes peuvent-ils être postmodernes alors qu’ils ne sont même pas modernes ? En cela, ils font la grossière erreur de croire que la postmodernité, du fait du préfixe, est une suite à la modernité, une étape venant après la modernité en un temps qui serait linéaire alors qu’il est plutôt spiralesque. Pour lever l’ambiguïté, disons que la postmodernité est une sorte « d’altermodernité », une modernité autre où l’archaïque au sens étymologique est présent en une symbiose réussie. De plus, Il n’y a pas une seule modernité, celle à laquelle nous nous référons, la modernité occidentale, n’étant qu’une parmi d’autres qui l’ont précédée. Ainsi, il y a bien eu une modernité arabe islamique au temps de l’obscurantisme moyenâgeux que je nomme « rétromodernité ». Pour être objectif, on devrait dire de la modernité actuelle qu’elle est occidentale ou technologique, une épithète qui spécifie bien sa nature.
Il nous faut aussi sortir du mythe du lien entre modernité et progrès; car s’il y a bien des pays développés, en l’occurrence les pays du Nord, il n’y a pas de pays sous-développés, mais sous-analysés, n’ayant pas eu accès aux outils de cette modernité technologique. Par contre, ils ont d’autres aspects de progrès, certes loin d’être matériel, mais qui n’est pas moins de valeur, comme la spiritualité soufie ou la philosophie orientale.
La postmodernité n’est qu’une accentuation des caractéristiques de notre monde tel qu’il est, ces caractéristiques que la modernité arrivait à cacher. Elle est ainsi tel cet art de la caricature qui révèle les traits avérés d’une face, la modernité l’occultant ou le retouchant. Surtout, elle est une alchimie évidente entre l’archaïque et le technologique dont l’horreur extrême qu’est Daech donne le parfait exemple. Que serait donc un tel monstre sans internet qui lui sert de véhicule pour ce qui se réduirait à de malsains jeux de chenapans, des voyous en herbe désaxés, s’il n’avait une telle diffusion, et partant l’emprise recherchée sur les esprits ?
Il est vrai, chez certains, la notion même de postmodernité provoque une peur diffuse, notamment parmi les tenants de l’ordre obsolète de la Modernité, devenu désordre absolu. C’est que la postmodernité secoue ce petit monde de privilégiés et de profiteurs tant dans leur confort personnel qu’institutionnel, remettant en question la validité de leur prêche évangélisateur. Or, il n’est plus seulement métaphysique, s’étant mis à la sauce du capitalisme sauvage qui, pour se donner des atours avenants, s’est même allié à la pire religiosité qui soit, l’islamisme aussi sauvage que lui, reproduisant ses principes intrinsèques.
Comme on ne peut contester l’évidence d’un climat, à quoi se réduit la postmodernité, on a recours au scientisme, cherchant à donner à sa contestation un vain ancrage dans l’idéologie, la croyance ou la gnoséologie bien mal placée… tout sauf la science. C’est que la notion de postmodernité achève la destruction de l’église du dogmatisme, qu’il soit religieux ou profane, en proposant une alternative crédible, une clef de compréhension du monde déboussolé. C’est de la part de ces représentants d’un monde trépassé un bel aveu de dogmatisme pernicieux prédominant partout, y compris dans les sciences, mais aussi et surtout dans les médias.
Aussi, sous la fausse apparence de procédures méthodologiques, on se veut objectif, jugeant tout à une aune subjective, celle de l’occidentalocentrisme. On décrète ainsi arriéré un monde qui ne l’est que dans sa mentalité sous-analysant sa propre réalité et celle du monde. En fait, on n’a affaire, au mieux, qu’à une basse objectivité ainsi que le démontre la science quantique, prétendant répandre un savoir et une vérité qui ne le sont pas nécessairement ou alors en relation avec d’autres, tout autant valides.
Car ce qui n’a pas une apparence rationnelle ou scientifique aux canons d’aujourd’hui n’est pas forcément irrationnel, l’étant autrement selon d’autres canons qui ne relèvent pas nécessairement de la science officielle ou de la raison raisonnante. Ce qui, forcément, valide la postmodernité qu’on doit, rappelons-le, à Lyotard et que défendent des esprits lumineux comme, aujourd’hui Maffesoli. Cela valide aussi le fameux rapport savoir/pouvoir de Foucault et les préceptes incontournables de Popper ou de Kant.
Dans les considérations que nous formulons ici, issues d’une vision postmoderne du monde, envisageant même un islam postmoderne, mon « i-slam », nous prenons donc garde de ne pas confondre l’objectivité d’une démarche méthodologique et l’objectivité d’un questionnement, notamment dans ce que nous allons affirmer pour être dans l’esprit du temps mettant outrageusement l’accent sur le judicatif.
Du dogmatisme, mental terrorisme
Le point d’interrogation est sûrement la meilleure production du cerveau humain, selon Irène Léothaud. Comme le rappelait Carl Gustav Jung, parlant de cette astrologie tant décriée de nos jours tout en étant populaire et qui n’est qu’un bulletin météo, aussi scientifiques que lui, «nous sommes nés à un moment donné, en un lieu donné, et nous avons, comme les crus célèbres, les qualités de l’an et de la saison qui nous ont vus naître. L’astrologie n’en prétend pas davantage. »
C’est sur le climat arabe que portera notre propos en un environnement mondialisé baignant dans un dogmatisme outrancier, cette banalité du mal, terrible terrorisme mental. Pour y mettre en garde, nous notons dès l’abord, comme le rappelle Edgar Morin, qu’il nous faut être sûrs, désormais, que sont présentement aux centres de commande d’un monde déboussolé, y compris le monde arabe, abacule dans la mosaïque universelle, l’irrationalité de la rationalisation, l’incontrôlé du contrôle, l’occultation de la manipulation.
Il nous faut aussi inviter à ne pas douter que la recherche de la vérité est un grand fournisseur de l’erreur; ce qui ne doit pas nous faire nous départir d’un optimisme foncier, celui qui n’insulte nullement l’intelligence humaine, étant du pur volontarisme dans une sorte de pessimisme raisonné. Et de rappeler Horace affirmant que « bien des choses renaîtront qui sont déjà tombées, et tomberont qui sont maintenant en honneur » ; ou encore Husserl : « Toute époque, selon sa vocation, est une grande époque. » Notre arme sera alors celle qu’appréciait Joseph de Maistre, cette sagesse populaire, qui est le « bon sens et la droite raison réunis ».
Par ailleurs, nous préciserons que notre propos entend relever bien plus de la « Sapientia » que de la « Scientia », la première étant bien plus attentive que la seconde à la vie cachée du commun des mortels, gens de peu surtout, ainsi qu’aux mots, les plus anciens notamment et les plus populaires, riches de sens. Surtout qu’on est en ce moment, comme le disait Antonio Gramsci, à la suite de Spengler relevant le déclin de l’Occident, où « le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
Il est vrai, notre propos pourrait surprendre ou susciter le rejet ou même le courroux du sceptique extrême qui n’a cure du simple bon sens; c’est qu’il se souvient toujours de l’argument de Hume ; il sait que, lorsque l’ordre présumé du monde semble en jeu, la raison lui accorde un découvert illimité. Or, nous ne voulons pas d’une telle métaphore mercantile, préférant coller à la poésie de Hölderlin : De la seule intelligence, il n’est jamais rien sorti d’intelligent, de la seule raison, il n’est jamais rien sorti de raisonnable. Et comme le rappelait Maurice Chapelan : la dernière illusion est de croire qu’on les a toutes perdues. Voilà un bon credo pour la réception des présentes réflexions.
« Capitalislamisme » sauvage et néo-colonialisme mental
Outre son dogmatisme qui donne lieu à une véritable fermeture mentale chez ses élites, à la manière de celle qu’on dénonce chez leurs alter ego arabes musulmans, l’Occident en déclin use d’une arme sophistiquée pour asservir le monde. C’est, aujourd’hui, celle de son alliance avec l’islam intégriste, donnant lieu à ce « capitalislamisme sauvage » auquel nous assistons. Ceci en direction des masses travaillées en profondeur ou à la surface par le fait religieux qui est, comme on l’a dit, un des traits caractéristiques de notre époque.
Cet Occident use aussi d’une autre arme sophistiquée, quasiment magique, en direction des élites occidentalisées, permettant le contrôle des mentalités sur une supposée évidence : l’indépassabilité de son modèle et sa singularité en se jouant des délices du matérialisme. Ainsi peut-il ratisser large, instaurant un néo-colonialisme mental des élites du Sud toutes tendances confondues. Or, en postmodernité, ce ne sont plus les élites qui sont produites par l’état des masses, mais ces dernières qui se calent sur le comportement des premières, reproduisant leurs travers et leurs turpitudes.
Il s’agit d’un nouveau colonialisme, mental cette fois-ci, et qui est la dernière carte dont use l’Occident pour faire illusion. Comme un banquier en banqueroute, il compte sur la croyance des gens du Sud dans la supériorité de son modèle, d’un côté, et dans son indéfectible soutien, de l’autre, de la part de ceux qui le contestent, se prévalant d’une illusoire supériorité de leur propre culture. Pour ces derniers, il s’agit bien évidemment des intégristes islamistes dont les turpitudes sont tolérées, sinon encouragées. Le tout se faisant par l’usage immodéré des plus sophistiquées des trouvailles technologiques en matière de contrôle psychologique, non seulement des foules, mais surtout des élites dont la mission est de les manipuler, les asservir, faire le sale boulot.
Il va de soi qu’il n’y a plus que les positivistes invétérés pour douter de l’importance de l’inconscient collectif et de l’imaginaire populaire comme ressorts essentiels du comportement humain. Or, il se trouve que dans un monde arabe sevré du confort que procure le développement économique, impossible à avoir au vu des rapports déséquilibrés en l’actuel monde, on est par trop positiviste. C’est bien l’arme dont ne se lassent d’user les dirigeants, officiels comme officieux, de l’Occident, dans leur œuvre de manipulation, réussissant à dominer outrageusement leur monde non seulement en seigneurs, mais aussi le cas échéant en saigneurs. À loisir donc ils peuvent décréter les pays du Sud sous-développés, à civiliser à défaut d’évangélisation, plus guère à la mode, alors que s’ils sont économiquement et technologiquement, ils sont bien loin de l’être sur d’autres plans moins matériels et plus importants dans la vie sur terre, notamment spirituels et culturels. Et d’abord éthiques.
Comme on l’a dit déjà, il n’y a pas de pays sous-développés, juste sous-analysés autrement que selon la doxa supposée scientifique, et bien plutôt matérialiste, réduisant tous les aspects de la vie au matériel et au vénal, ce qui est bien la technique de réduction à l’un à la base de la modernité d’Occident et de l’ordre qu’il a imposé au monde.
Un tel ordre est périmé, devenu même désordre; il correspond à un paradigme déjà saturé, celui d’une modernité évanouie. Un autre paradigme est en gestation, bien moins injuste, mais que l’Occident fait tout pour en contrarier l’advenue. C’est pour cela qu’il fait croire que l’ordre occidental reste le meilleur en s’adressant surtout aux élites qu’il est susceptible de manipuler, et qui sont pourtant les premières à devoir croire en la fin du monde ancien, avoir faim d’un nouveau monde. Et il y arrive en faisant certains douter de leurs valeurs et traditions, les détournant de tout ce qui est bon et valable chez eux pour ne jurer que par l’ordre occidental et ses valeurs, même si elles sont éteintes depuis longtemps. Bien évidemment, dans le même temps, il ne lésine pas, en sous-main, de mettre son grain de sel pour exagérer les défauts qu’il dénonce dans les pays du Sud, en soutenant les régimes les plus corrompus ou les idéologies les plus rétrogrades afin d’avoir toute latitude de mieux les dénoncer, en comptant sur le relais servile des élites occidentalisées. D’où son alliance avec l’islam intégriste.
Prenons un exemple : la démocratie n’est guère plus le pouvoir du peuple, surtout pas dans le Sud où ses racines sont bel et bien imaginaires du fait qu’un tel régime ne peut prendre dans des pays soumis à l’Occident et à sa vision des choses, les instrumentalisant à ses fins propres. Or, l’Occident n’encourage nullement la moindre possible sortie d’un tel état ; on le voit bien en Tunisie contrariant la réussite de la transition qui y a cours vers l’État de droit. Pourtant, une nouvelle donne y est parfaitement possible étant de nature à refonder la démocratie, non pas en encourageant des élections bidons, mais en multipliant les mécanismes de la démocratie participative et locale avec une décentralisation poussée à l’extrême, répudiant le centre exclusif de décision, donnent le pouvoir à la société civile et aux municipalités pour ce qui les regarde de leur quotidien. L’Occident préfère y jouer la carte islamiste favorable au statu quo pour la raison ci-dessus évoquée, se satisfaisant d’une sous-démocratie pour mieux servir ses affaires et intérêts immédiats.
Avec une telle arme magique, l’Occident arrive à se faire passer pour une beauté à conquérir et à courtiser; pourtant, ce n’est que la beauté d’une momie, ou celle d’une étoile brillante au ciel, morte depuis longtemps. Car l’Occident des Lumières n’est plus, il est aussi celui de l’obscurantisme, mais arrivant à les cacher par des lumières artificielles que nourrissent les turpitudes des régimes qu’il encourage ou soutient. Cela ne lui permet pas moins, en toute impunité, de faire de l’islam le bouc émissaire des turpitudes du monde, prenant le risque de l’embraser en fermant les yeux sur la réalité qui veut que ni l’intégrisme ni l’antisémitisme ne sont nécessairement musulmans. Pour cette dernière injustice collée à l’islam, peut-on être anti-soi-même, les Arabes étant des Sémites ? Peut-on aussi être crédible quand on est le premier soutien des plus radicaux des intégristes ?
Ambition utopique pour une Jérusalem œcuménique
Parlons-en de suite, étant l’un des aspects des défis du futur : la nécessaire réconciliation des Arabes avec Israël et de l’islam avec son cousin hébreu. Plus que jamais, il importe de dire le vrai à ce sujet et sortir de l’impasse actuelle. Dans L’autre visage d’Israël, Israël Shamir écrit, rapportant des propos parus dans le journal israélien Haaretz résumant la tradition juive : « Les Juifs éprouvent aujourd’hui pour Jésus exactement ce qu’ils éprouvaient au quatrième siècle ou au Moyen Âge. Ce n’est pas de la peur, c’est de la haine et du mépris. Pendant des siècles, les Juifs ont dissimulé aux chrétiens leur haine de Jésus, et cette tradition est toujours vivante. »
Cela me rappelle les propos d’une vieille juive, voisine dans l’immeuble que j’habitais à Paris, sympathique et bavarde. Chaque rencontre est une occasion pour elle de s’épancher sur ce qui lui tient à cœur ; elle avait toujours quelque chose à dire et, manifestement, encore de choses à faire entendre pour alléger de lourds poids pesant par trop sur son cœur. Un beau jour, elle me retint pour évoquer une émission de télé de la veille sur l’Algérie française et les rapports conflictuels entre Juifs et Arabes, commentant des témoignages entendus — car dans l’air du temps —de figures connues du show-biz vantant, en le regrettant, comme le veut encore la mode du jour, l’esprit de tolérance régnant à l’époque entre les communautés musulmanes et juives. Et de s’écrier dans un élan tout à la fois plein de sincérité de l’impuissance à se faire entendre : « Mais on n’a jamais eu de problèmes avec les musulmans. C’est avec les chrétiens que nous en avions ! Mais, de cela, personne ne parle. »
Dans son livre, Shamir, dénigrant les chrétiens sionistes qu’il trouve « des âmes simplistes, en errance, des gens pleins de bonnes intentions, mais très ignorants », rappelle que « ce n’est pas un hasard si le héros du livre sioniste Exodus de Léon Uris a dans sa chambre une affiche proclamant : ‘Nous avons crucifié le Christ. » Rappelant la considération musulmane pour un Christ méprisé par la tradition juive, il regrette que pareille vérité ne soit pas assez connue du grand public dont les plus éclairés n’en reviennent pas. Au fond, ce qui fait plus problème aujourd’hui, c’est la confusion des valeurs chez les musulmans, entretenue par leurs ennemis supposés amis et par leurs intégristes, ennemis de la foi véritable.
Il s’agit d’une totale confusion quant aux fondements mêmes de l’islam, au mieux cette espèce de flou — qui n’est même plus artistique — dont ils se complaisent faute de courage d’avoir à se confronter avec leur passé, ses bases et ses principes. Tant qu’on n’aura pas osé faire le nécessaire aggiornamento religieux, tant qu’on n’aura pas mis à l’épreuve de ses actes et convictions réelles la foi et une mystique devenue théorique, on continuera à faire le jeu de ses contradicteurs, ennemis ou amis critiques. Cela impose de sortir de pareille confusion axiologique; ce qui doit passer avant même toute rénovation politique qui ne saurait aboutir sans qu’une herméneutique religieuse ait permis de replacer la religion à la place qui doit être la sienne dans une société moderne. Car, l’islam populaire est d’abord une spiritualité. S’il donne l’impression d’être religiosité, cela n’est que du fait de l’instrumentalisation de certaines élites. Le conflit palestinien en donne une illustration.
S’agissant de Palestine, ma conviction de toujours est qu’il ne saurait y avoir de paix véritable que moyennant l’érection d’un seul État, quelle que soit sa forme, réunissant les deux prétendants à cette terre. Et les peuples arabes ne s’y opposeraient nullement si cela devait ramener la paix et se faire selon la légalité internationale. Dans le livre précité, le journaliste antisioniste l’affirme aussi, martelant que « vivre dans un seul pays », juifs, chrétiens et musulmans, n’est pas une lubie, une croyance au Père Noël, mais l’expression de la conviction qu’il s’agit de la seule solution juste et raisonnable que peut faire naître l’amour de la tolérance et la sérénité dans la gestion des rapports humains tout autant qu’une saine vision de l’histoire des hommes et une sage approche des civilisations humaines en leur passé et, surtout, en leur devenir.
Quand on déplore la théocratie agissante dans les États arabes musulmans et qu’on les appelle à la laïcité, saurait-on se taire sur l’idée d’un État juif même si la feuille de vigne démocratique occulte tant bien que mal ce qui ne saurait se cacher ? Faut-il oublier que c’est cet État dans sa conception nationaliste extrémiste qui a créé les extrémistes d’en face ? Que l’extrémisme génère toujours l’extrémisme ?
L’ambition n’est pas que la recherche ardente de la réussite, du pouvoir, des honneurs et de la fortune, «une faim d’honneurs» dit Pierre Charron dans son Traité de la Sagesse. Pour cela elle est dite utopique, sans que cela ne soit nullement au sens de « l’utopia », du latin postmédiéval, ou pays imaginaire (l’imaginaire n’était déjà que portrait comme l’indique l’étymologie « imago »), donc d’illusion, mais de nouvelle frontière à atteindre puisque la condition humaine, celle des justes — jamais mieux encensés que dans le judaïsme — est d’aller justement au-delà de l’utopie humaine pour atteindre à la grâce divine, une sorte non seulement de pilotage providentiel et spirituel, mais aussi de guidance assistée comme on dirait, pour une voiture, de la direction assistée.
Aller au-delà de l’utopie comme « im-possibilité » est même fatal pour l’humaine condition, le possible étant toujours au-delà de l’impossible. N’est-ce pas l’histoire des humains qui nous confirme toujours que ce qui est anomique un jour est canonique le jour d’après ? Ainsi et ainsi seulement qu’on pourrait féconder le destin arabe actuel d’un autre destin et passer d’une destinée unique à une possibilité de destinées, un destin en somme à la puissance n, passant d’un « dest-1 » à un « destin-N ».