Rares sont les pays arabo-musulmans qui ont une constitution laïque, et les pays qui s’en sont dotés ne peuvent cependant pas freiner l’influence et l’ingérence religieuse dans les affaires de l’État.
La motivation ne manque pourtant pas dans le sein des classes populaires désireuses d’échapper à des modèles de gouvernance archaïques. Les révoltes populaires (et les coups d’État militaires) se sont succédé dans l’histoire récente, souvent avec le dessein ou la prétention de bâtir un système laïc et de fonder une société nouvelle, dans les pays de traditions musulmanes. Mais ceux qui ont pris le pouvoir sont aussitôt retombés dans le même schéma qu’ils aspiraient à remplacer.
Il y a tant de raisons à cette instabilité idéologique et politique dans les pays arabo-musulmans, mais une des raisons principales de cet échec n’est que rarement abordée dans les analyses : la dominance presque exclusive des hommes dans les mouvements d’opposition, l’absence de femmes et l’absence d’une vision nouvelle et radicale de la femme peuvent être autant d’éléments clés explicatifs des échecs répétés de parvenir au changement.
La résistance kurde au Rojava (Kurdistan syrien) n’est pas dans cette logique et peut dès lors bouleverser l’état des choses, si elle n’est pas poignardée dans le dos.
L’originalité de la révolte kurde au Rojava
Le peuple kurde (réparti sur la Turquie, l’Irak, la Syrie et l’Iran), comme d’autres peuples dans la région, s’est révolté quelque dizaines de fois depuis un siècle. Chaque révolte est appelée, à tort ou à raison, une « révolution » par les Kurdes eux-mêmes. À tort puisqu’une révolution est censée transformer radicalement la société ; or ce n’est pas l’objectif premier. À raison car les insurrections kurdes ont sauvegardé l’identité du peuple kurde : non turc, non arabe, non perse.
La singularité de la révolte kurde qui se déroule actuellement en Syrie (au Rojava), c’est qu’elle n’est pas comme les révoltes précédentes : elle n’est pas seulement une résistance aux islamistes ou au pouvoir syrien, mais elle a débouché sur une révolution authentique qui a lieu sur deux fronts. Le premier est au sein même de la société kurde, très marquée par une longue histoire de statut traditionnel de la femme et du poids de la religion dans la vie communautaire. Et le deuxième front, il est tourné vers l’extérieure, contre les agressions de Daesh, la coalition national-islamiste des rebelles syriens manipulés par la Turquie et l’armée syrienne du gouvernement de Bachar al-Assad (dans une moindre mesure pour l’instant, en raison de considérations tactiques conjoncturelles).
La résistance kurde à Kobanê a montré cette profonde mutation de la mentalité kurde dans tous les aspects : militaire, politique, social et surtout philosophique. Elle a pu mobiliser la majorité du peuple kurde, les hommes et aussi les femmes, qui ont participé à la résistance. Cette mobilisation féminine a suscité l’admiration du monde libre en faveur des combattant(e)s du YPG, le mouvement combattant du Rojava, et de son pendant féminin, le YPJ. Beaucoup de militant(e)s internationalistes ont dès lors joint cette résistance, en raison de cette singularité et du message porté par le mouvement kurde en Syrie.
Le Parti de l’Union démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat, PYD) qui conduit la résistance kurde en Syrie est largement inspiré par la pensée d’Abdullah Öcalan (chef du PKK, le Parti des Travailleurs du Kurdistan, actif en Turquie principalement – Öcalan est aussi appelé Apo, « oncle » en kurde), emprisonné en Turquie depuis 1999, et qui est à l’origine de la théorie selon laquelle le combat pour la libération des femmes passe forcement par l’engagement des femmes dans la résistance armée et dans tous les domaines de la vie sociétale ; et que l’émancipation politique des peuples du Moyen-Orient est ainsi profondément liée aux combats des femmes pour leur liberté.
Jamais un mouvement de libération nationale n’a été autant un mouvement international ; jamais un mouvement kurde n’a eu autant de femmes combattantes dans ses rangs ; et jamais aucun peuple, pas même les Kurdes d’Irak, n’avaient montré au monde cet autre visage de la résistance face aux forces terroristes étatiques ou non étatiques.
Une révolution politique, mais aussi sociale
Le PKK (Partiya Karkarén Kurdistan – le Parti des Travailleurs du Kurdistan) a été fondé en 1978 ; mais sa lutte armée débute en 1984.
Dans la première décennie du soulèvement armé promu par le PKK, l’idéologie du parti était celle d’un mouvement nationaliste d’inspiration marxiste-léniniste ; mais peu à peu, il a de facto évolué vers un marxisme plus « anarchisant », en prônant le fédéralisme démocratique, la coopération multiethnique et paritaire, le municipalisme libertaire, le collectivisme économique et l’écologisme. Son but était originellement de créer un État kurde indépendant ; toutefois, après son changement d’orientation idéologique, son objectif a été d’assurer les droits culturels et existentiels du peuple kurde et de militer dès lors pour un système fédéral démocratique en Turquie.
Le PKK compte des milliers de combattant(e)s kurdes, turcs, arabes, iraniens, européens aussi… Mais il a été inscrit sur la liste des organisations terroristes par les États-Unis et l’Union européenne ; et son chef fut capturé en par les militaires turcs en 1999, au terme d’une coopération entre les services de renseignements de plusieurs États amis avec la Turquie.
Malgré l’emprisonnement de son chef et l’extrême violence de l’État turc à l’égard de ses militants, le PKK continue d’inspirer le respect et de l’admiration de la part des millions de Kurdes du Moyen-Orient. Son influence est particulièrement visible au Kurdistan syrien, le Rojava. Ce sont les Kurdes syriens qui militaient dans les rangs du PKK qui furent à l’origine de la création des YPJ (Unités de Protection des Femmes) et du YPG (Unités de Protection du Peuple). Deux organisations qui ont généré un changement radical dans la résistance kurde mais aussi dans la mentalité de la société kurde, auparavant très traditionnaliste et conservatrice. Le combat des femmes kurdes en Syrie est désormais une référence en termes de lutte pour l’émancipation féminine dans la région et dans le monde.
Pourquoi la participation des femmes dans le combat, dans la société civile et dans l’édification d’un système démocratique est-elle si importante ? Parce que la participation des femmes dans les combats implique que l’homme ne peut désormais plus décider du destin de la femme et la traiter comme un être inférieur alors qu’elle a pris sa place dans la lutte armée.
Or, la qualité d’une démocratie se mesure toujours par le rôle et le statut de la femme dans la vie politique.
Mais la philosophie ainsi mise en œuvre par le PKK et son pendant syrien, le PYD, est combattue par toutes les forces qui occupent le Rojava et leurs alliés locaux, régionaux et internationaux. Ainsi, la Turquie d’Erdogan a étendu au territoire syrien la guerre interne qu’elle fait au PKK, afin de frapper également le PYD ; dans ce cadre, Ankara insiste sur les liens qui existent entre le PYD et le PKK pour faire qualifier le PYD en tant qu’organisation terroriste et ainsi priver les Kurdes de Syrie du soutien international dans la défense de ses droits. Même si la coalition internationale, dont la plupart des États membres a inscrit le PKK sur la liste des organisations terroristes, collabore actuellement avec le PYD, reconnu comme une force incontournable face à Daesh, au grand dam du régime turc…
La rapidité avec laquelle Daesh s’est implanté en Irak et en Syrie n’est pas le fruit d’un hasard. À l’origine, Daesh est une continuité d’un Islam hautement anti-démocratique et misogyne. Il a été élaboré dans les laboratoires idéologiques des pays contaminés par le complexe d’infériorité consécutif aux changements mondiaux : le statut de la femme dans le monde moderne est une des raisons de la réaction islamiste ; la diminution (ou la disparition) de la domination de l’homme sur la femme est un des moteurs de l’action de Daesh, appuyé idéologiquement et politiquement (et financièrement) par les régimes wahhabites totalitaires du Monde arabo-musulman.
Un des points communs de tous les mouvements jihadistes est de s’attaquer à la démocratie en tant qu’importation occidentale ouvrant aux femmes l’accès à la vie politique et leur permettant dès lors de se délivrer de la domination masculine. On peut logiquement admettre que l’importation des valeurs occidentales n’est pas du goût des régimes national-islamistes du Moyen-Orient qui considèrent que ces valeurs sont génératrices de la décadence de leur société en plus d’être l’outil de mise en œuvre d’un nouveau genre de colonisation.
La soumission féminine constitue donc un des socles de la réaction islamiste à la modernité ; et sa promotion est devenue un des objectifs majeurs de tous les canaux de communications réactionnaires du Monde arabo-musulman qui diffusent des milliers d’heures d’émissions quotidiennes traitant de « la noblesse d’une femme pudique et soumise ». Les femmes reçoivent ce message et, constituant l’un des piliers de l’éducation au sein de la famille, elles reproduisent ainsi des générations fermées à tout progrès social et fermées à toute remise en question de leur propre statut, mais aussi à tout changement politique.
Une femme sensibilisée à la condition féminine est une grande force d’éducation car l’éducation de ses enfants est son domaine par excellence.
C’est en cela que la promotion des droits des femmes par le PYD dans le Rojava fait de l’exception kurde en Syrie une exception démocratique incontestable.
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Il est quasiment certain que, bientôt, Daesh n’existera plus dans sa forme actuelle : les islamistes ne contrôleront plus un territoire dénommé « califat ». Néanmoins, on peut poser la question concernant la disparition de l’idéologie de Daesh dans la région et la disparition de son potentiel de nuisance ; et la réponse est certainement négative.
La « personnalité » de Daesh existe depuis longtemps, et elle existera toujours dans tous les recoins du quotidien des peuples des pays arabo-musulmans. Toujours… C’est-à-dire tant que la condition des femmes restera à la merci des lois ambiguës édictées par des régimes ni totalement théocratiques ni tout à fait laïcs.
Mais, au cœur de cette région du monde, l’expérience de gouvernance qui se dessine au Rojava est dans tous les sens du terme une « révolution ».
C’est une révolution culturelle profonde, portée par des hommes… et par des femmes… qui croient fermement en une société juste et libre.
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Dommage que cet article avec de bonnes intentions soit un article de propagande .