Quelques décennies avant la fondation de l’État d’Israël (1948) en Palestine, l’idée d’une entité sioniste fut en quelque sorte mise en pratique en Union soviétique.
Découverte de cet épisode méconnu…
Crimée, nouvelle Terre promise
Le village d’un millier d’habitants, quelque peu perdu le long de la route E-97 qui traverse le nord de la Crimée à partir de Jankoïe, s’appelle aujourd’hui Oktïabr, comme tant de lieux en ancienne URSS. Une référence au coup d’État bolchevique d’octobre 1917 dont on « fêtera » bientôt le centenaire.
Peu de choses y rappellent que ce village était, il y a presque un siècle, le premier lieu en Crimée où fut établie une petite colonie d’inspiration sioniste, nommée à l’époque Tel-Haï. Elle allait déclencher un mouvement d’installation juive dans la région ; et l’épisode est immortalisé dans une chanson populaire yiddish : « Quand tu te rends à Sébastopol, en route pour Simféropol, continue un encore peu. Il y a là une petite gare connue par les gens de notre peuple qui s’appelle Jankoïe, jan… jan… jan… On y travaille pour un monde meilleur à venir où l’homme trouvera quelque fraternité, à Jankoïe, jan… jan… jan… »
Était-ce, comme par ironie, un avant-propos de ce qui allait se passer plus tard en Palestine ?
La présence juive en Crimée ne date pas de l’époque soviétique ou d’après l’émergence de l’idéologie sioniste contemporaine à la fin du XIXème siècle. On y connaît, avec les Krimchaks et les Karaïtes, Juifs de langue et origine turco-tatare, une très ancienne présence juive, qui remonte au XIIIème siècle. Quant aux Juifs ashkénazes (les Juifs « européens ») de langue yiddish qui, à partir de 1791, furent dans l’empire des tsars confinés dans une zone de résidence comprenant les provinces polonaises, biélorusses et ukrainiennes, ainsi que le littoral de la Mer noire, ils s’installèrent ans la péninsule à partir de 1820.
Si en 1835, ils étaient à peu près 2.000, en 1897 leur présence se nombrait à quelques 24.000 individus.
Sur le chemin de Palestine
Le début de la colonisation juive en Crimée, sous le sigle du « sionisme rouge », a lieu pendant la guerre civile qui suivit le coup bolchevique de 1917, aux alentours de la prise de pouvoir soviétique à Simféropol, en novembre 1920, et de la création de la République socialiste soviétique autonome de Crimée, en octobre 1921. L’initiative venait des He-Halouts (« les pionniers », en hébreu), un mouvement sioniste de gauche d’origine nord-américaine dont la branche russe fut fondée à Saint-Pétersbourg en janvier 1919.
Quatre mois plus tard, une section fut créée à Simféropol par Joseph Trumpeldor, un militant sioniste qui émigra peu après pour la Galilée. En octobre 1922, 72 de ses membres formèrent près de Jankoïe la première commune agricole juive clairement ancrée dans un sionisme socialiste. Ils la nommèrent Tel-Haï (« colline de la vie »), d’après la colonie sioniste de Galilée qui, en mars 1920, avait été le lieu d’affrontements armés entre Juifs et Arabes, où furent tués plusieurs sionistes russes, dont Trumpeldor lui-même.
Un an plus tard, une commune vinicole juive fut fondée près de Yalta. Mais c’est surtout à Jankoïe, où on comptait une vingtaine de communes agricoles juives fin 1926, que le mouvement prit de l’ampleur, aussi bien parmi la population juive ashkénaze déjà présente que parmi des Juifs qui avaient quitté la Pologne devenue indépendante ou avaient fui les pogromes de la guerre civile de Biélorussie et du sud ukrainien.
À part le fait d’une présence juive déjà établie (et d’une disponibilité de terres agricoles à Jankoïe, région peu peuplée et principalement couverts par la steppe mais offrant des parcelles de bonne « terre noire », fertile), les dirigeants du mouvement estimaient que la péninsule de Crimée se trouvait assez proche de la Palestine et présentait un ensemble de conditions climatiques et géographiques semblables à celles du foyer juif espéré par le mouvement sioniste).
Le fonctionnement des communes de Jankoïe fut par ailleurs inspiré de celui des kibboutz fondés en Galilée au début de XXème siècle par des socialistes sionistes venus de Russie. Un certain nombre d’entre eux allaient même être missionnés en Crimée afin d’y former les colons juifs aux techniques agricoles et d’irrigation mises en œuvre en Palestine.
« Sion rouge » comme ingénierie sociale
À l’origine indépendantes du parti communiste et soutenues par plusieurs associations humanitaires juives d’Amérique du Nord et par des sionistes de Palestine, les communes de Jankoïe, par leur façon de fonctionner et parce que les premiers résultats étaient plutôt encourageants malgré les conditions peu évidentes de la région, ont rapidement suscité l’intérêt des autorités soviétiques locales, puis du gouvernement de Moscou.
En août 1924 déjà, l’idée de créer un territoire juif en URSS bénéficiait d’un soutien au sein du comité central du parti communiste soviétique. Parmi les premières propositions, figuraient une autonomie juive en Biélorussie ou autour de la Mer d‘Azov. Un des principaux champions d’une autonomie juive en URSS, de surcroît en Crimée, au sein de l’appareil soviétique, fut Mikhaïl Kalinine, membre du Comité central exécutif de l’URSS et proche de Staline.
Bien que Kalinine n’était pas lui-même pas d’origine juive ni lié à la Crimée, son soutien reflétait nombre d’intérêts que le pouvoir soviétique portait à la cause sioniste. Premièrement, le parti communiste voulait récupérer ce sionisme pour en faire une mouvance judéo-socialiste influente dans les milieux juifs d’URSS, et ce afin de s’assurer de leur soutien au projet de société soviétique.
En même temps, on visa à créer un prolétariat agricole au sein d’une communauté qui, malgré l’existence d’une classe ouvrière et d’une élite culturelle juive à l’époque tsariste, était perçue comme un peuple d’artisans et de petit-bourgeois mercantis qu’il fallait « prolétariser » afin de mieux les « soviétiser ». Ceci allait de pair avec la politique des nationalités – comme furent nommées les communautés ethniques en Union soviétique – et d’ingénierie sociale, qui avait entre autres buts de séparer l’identité ethnique et l’identité religieuse. La création d’une « nationalité juive » en URSS allait donc de pair avec la fermeture des synagogues, des écoles talmudiques et la déportation et la dissolution du clergé juif.
Simultanément, on visait à profiter des soutiens financiers apportés aux Juifs d’URSS par les associations sionistes et organisations humanitaires juives basées en Amérique du Nord et, dans une moindre mesure, en Europe occidentale. Entre 1925 à 1929, par exemple, celles-ci se chargèrent de pas moins de 86% des dépenses liées à l’installation et à l’équipement des communes juives de Crimée (assistance humanitaire au début, matériel de construction, ensuite, formation, achat de tracteurs et moissonneuses, d’outils agricoles, semences, engrais, etc.).
La création projetée d’un territoire juif en URSS découlait également d’un réflexe compensatoire pour les injustices subies par les Juifs sous l’ancien régime et pour leur rôle dans le reversement du tzarisme. On note souvent la présence de Juifs, disproportionnelle par rapport à leur nombre dans la population en général, dans les mouvements révolutionnaires socialistes actifs en Russie à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, ainsi qu’au sein du jeune pouvoir bolchevique et encore du régime stalinien (du moins jusqu’en 1936-39 ; cfr. Андрей Дикий, Евреив Россииив СССР, 1994).
Installation aux confins
Entre 1919 et 1921, à peu près 5% des membres du parti communiste de Russie soviétique étaient juifs, ce qui correspondait plus ou moins à leur part dans la population en général, et à peu près aux 2% de la population juive adulte de la sphère soviétique.
Ils étaient néanmoins beaucoup plus présents dans les organes supérieurs du parti : un cinquième des membres du Comité central de l’époque, par exemple, était juif. L’adhérence de Juifs au parti communiste variait cependant considérablement sur le plan régional : en Biélorussie et en Crimée, par exemple, ce pourcentage s’élevait respectivement à un quart et un dixième, donc bien au-delà de la moyenne nationale. Ce penchant d’une certaine frange de la communauté juive pour l’utopie communiste et son internationalisme peut certes s’expliquer par l’expérience qu’elle avait des débordements antisémites antérieurs à la révolution, ainsi que par les principes de justice sociale inhérents au judaïsme. Mais il est aussi ancré dans certaines interprétations de l’eschatologie judaïque, qui prédisent un destin d’unification et d’hybridation de l’humanité.
Bien conscient des forts sentiments anticommunistes qui animaient la majorité slave de la presqu’île de Crimée et, surtout, la communauté tatare (peuple turc sunnite qui jadis formait encore plus d’un-quart de la population), le régime soviétique appliqua une ancienne politique de relocalisation de minorités considérées plus « fiables » dans des zones frontalières, aux confins de l’espace territorial, afin de les engager dans la sécurisation et le développement de ces régions. Kalinine considérait que les Juifs possédaient un sens de la communauté et des « caractéristiques nationales » qui les rendaient particulièrement aptes à jouer ce rôle à Jankoïe.
En 1932, la Crimée comptait ainsi deux districts nationaux juifs que certains dirigeants communistes juifs considéraient déjà comme l’embryon d’une république soviétique autonome juive. Furent créés 32 soviets (communes) locaux, juifs, dont deux tiers dans la préfecture de Jankoïe. En comparaison, cette même année, en Biélorussie, pour une population juive de 350.000 âmes, il n’y avait que 27 soviets juifs et aucun territoire national juif. Vers la fin de la décennie, la population juive de Crimée, en majorité des Juifs ashkénazes qui y avaient immigré au cours des quinze années précédentes, s’élevait à quelques 65.000 personnes sur une population péninsulaire totale d’environ un million d’individus.
Au Kremlin, cependant, où l’on prit conscience des fortes résistances qui commençaient à se manifester dans la population et les élites tatares, y compris de la part des fonctionnaires tatares au sein du parti communiste local, on abandonna l’idée d’une république juive en Crimée, vers 1937. Pour les Tatares, la République socialiste soviétique autonome de Crimée, dont ils furent d’ailleurs officiellement reconnus « population d’origine » à sa création en 1921, devait avant tout être un havre national ainsi qu’un foyer de retour pour les membres du peuple tatare émigrés ou dispersés.
Entre-temps, à partir de mars 1928, un autre projet d’autonomie juive avait vu le jour dans l’Orient-lointain de l’URSS, plus spécifiquement dans la région de Birobidjan. À son apogée, en 1934, la communauté juive y comptait quelque 20.000 individus, à peu près un cinquième de la population.
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Avec l’entrée de l’URSS dans la deuxième Guerre mondiale, en juin 1941, et l’avancée vers la Crimée des forces nazies et de leurs alliés roumains – qui occupèrent la presqu’île entre l’automne de 1941 et de printemps de 1944 – on organisa une évacuation de masse de la population juive vers les parties non-occupées de l’Union soviétique ; et un certain nombre parviendra même à arriver en Palestine par l’Iran.
Néanmoins, du fait de l’avancée rapide des troupes allemandes et de la déroute chaotique de l’armée soviétique, cette évacuation ne fut réalisée qu’en partie : à peu près un tiers des Juifs de Crimée furent piégés et périront dans les années suivantes. En mai 1944, ainsi, après la reconquête de la Crimée par les forces soviétiques, la population tatare, quelque 283.000 personnes, fut accusée de soutien à l’occupant nazi et collectivement déportée, en grande partie vers l’Ouzbékistan et la Volga.
Quelques mois auparavant, en février 1944, le Comité antifasciste juif d’URSS, soutenu diplomatiquement dans sa démarche par des associations sionistes socialistes d’Amérique du Nord, relança l’idée d’une république juive en Crimée dans une communication à Staline. Ses auteurs soulignaient le besoin d’une entité juive en URSS pour les Juifs soviétiques ayant échappés aux tentatives d’extermination par les troupes nazies et les milices collaborationnistes, qui n’avaient ni l’envie ni la possibilité de regagner leurs anciens lieux de résidence où leurs proches avaient été massacrés, ainsi que pour les Juifs du Birobidjan trop lointain et qui étaient à la recherche d’un endroit aux conditions géographiques et climatiques plus favorables. Espéraient-ils saisir l’opportunité qui se présentait peu après avec le départ forcé de la population tatare et la disponibilité de terres et de logements ?
La réponse fut négative, au bénéfice d’un repeuplement slave de la péninsule.
Le revirement de Staline, devenu nettement plus hostile aux Juifs, et la création de l’État d’Israël quatre ans plus tard changèrent entièrement la donne, dans le sens qu’il n’y avait plus de raison de fonder un sionisme soviétique.
De 1948 à 1952, une des fractions majeures de l’immigration juive en Israël eut pour origine les territoires contrôlés par les Soviétiques (comme la Pologne) ou annexés par l’URSS (région balte, Biélorussie occidentale, Galicie, etc.).
Mais à Birobidjan, la province autonome juive existe toujours. En 2010, la communauté juive s’élevait à 1.700 personnes, inférieure à 1% de la population.