Quelles sont les origines de la crise que traverse l’islam depuis l’émergence du wahhabisme au XVIIIème siècle ? Jusqu’où remontent les origines de cette crise ? Le problème est-il dans les textes fondateurs de l’islam ou dans la lecture qu’en font les musulmans ou dans les deux à la fois ? La réalité de l’islam est-elle dans la loi exotérique (charia) ou dans la connaissance ésotérique (hakika) ? La loi (charia) continuera-t-elle à exister dans l’islam de demain ?
L’islam pourra-t-il dépasser la loi exotérique (charia) qui ne répond plus aux besoins et aux questionnements du monde actuel, pour enfin se réaliser dans la connaissance ésotérique, c’est-à-dire le soufisme ? Est-il possible que nous assistions demain à un islam purement spirituel et universel, un islam sans loi (charia) ni frontières sectaires et surtout sans oulémas (docteurs de la loi) ?
La 1ère partie a été publiée dans l’édition de juin 2017 ;
la 3ème partie sera publiée dans l’édition de septembre 2017 du Courrier du Maghreb et de l’Orient
La conciliation de l’islam et de la modernité
Les deux guerres du Golfe, les guerres du Liban, et depuis 2011 les guerres en Irak, en Libye, en Syrie, au Yémen, toutes engendrées par ce qu’on a appelé « les printemps arabes », ces guerres ont tué l’enthousiasme pour l’unité arabe, et j’irai même jusqu’à dire qu’elles ont définitivement enterré l’idée même d’unité arabe ou d’arabité.
La barbarie des différents groupes islamistes terroristes qui se comptent aujourd’hui par dizaines, avec à leur tête al-Qaïda et Daech, a fait perdre leurs illusions aux islamistes « non fanatiques » (si toutefois il en existe).
C’est probablement le moment pour les masses arabes et musulmanes d’abandonner les chimères et de se donner des objectifs plus réalistes et plus utiles de modernité et de développement. Une telle prise de conscience ne peut se réaliser que dans la sérénité et la paix intérieure, dans la conciliation entre l’être et le devenir, entre l’appartenance, d’une part, à la civilisation arabe (pour les Arabes) et à la religion islamique (pour les musulmans non arabes) et, d’autre part, à la modernité. Les Maghrébins, quant à eux, n’ont pas d’autres choix que la laïcité, c’est-à-dire que la religion soit un aspect strictement personnel et que les affaires publiques et politiques soient gérées par les lois civiles séculaires, dans un climat de pluralité, de diversité, d’acceptation de la différence et de vivre ensemble.
Paradoxalement, l’obstacle qui empêche cette prise de conscience n’est autre que la politique de dirigeants qui se disent et se veulent modernistes.
D’abord, l’autoritarisme pratiqué au nom de la modernité rend celle-ci suspect, voire détestable. Ensuite, beaucoup de dirigeants partagent avec le citoyen moyen le sentiment diffus de l’incompatibilité entre l’islam et la modernité. Comme ils sont l’un et l’autre à la fois musulmans et modernes, ils ont mauvaise conscience, ils souffrent d’une contradiction fondamentale et sont rongés par une sorte de sentiment de culpabilité qui les empêche de clarifier leur discours, de défendre leur politique et d’avoir une attitude conséquente. Les dirigeants, comme ils tiennent à rester au pouvoir à n’importe quel prix, optent dès lors pour le discours et l’attitude démagogiques, ce qui les amène à combattre l’intégrisme par l’intégrisme. D’où une politique confuse, indéfendable et stérile.
À ce niveau aussi, la Tunisie fait exception. Après l’avoir constaté, Jean Daniel, observateur averti et grand connaisseur du monde arabo-musulman, écrit : « Les Tunisiens sont en train de devenir sincèrement musulmans et sincèrement laïques. Depuis le milieu du XIXème siècle, ce pays qui abrite l’une des trois mosquées les plus anciennes de l’islam (IXème siècle) est en même temps un pays de réformateurs de l’islam. » (Le Nouvel Observateur, 23-29 octobre 1997)
La spécificité tunisienne est inscrite dans la Constitution qui a été adoptée en 1959. L’article 1er de cette Constitution affirme que « la Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la république ».
On peut disserter longuement sur la question de savoir si l’expression « sa religion » est relative à l’Etat ou à la Tunisie. En fait, malgré l’ambiguïté apparente (les constituants voulaient à l’époque cacher un peu leur jeu), l’expression est relative à la Tunisie. Cette explication s’impose à la lecture des autres articles de la Constitution et de l’ensemble de la législation et à travers la politique menée par la Tunisie depuis l’indépendance et jusqu’à aujourd’hui. L’article 1er contient donc la constatation que le peuple tunisien est musulman dans sa très grande majorité et en même temps l’affirmation que, à la différence de la Turquie où la Constitution pose le principe de la laïcité à la française, l’État tunisien n’ignore pas la réalité sociologique, ni certaines spécificités de l’islam. Cela signifie que l’État doit prendre en charge la gestion des mosquées et l’enseignement religieux…
Mais, à la différence de la plupart des Constitutions des pays musulmans, il n’est dit ni que « l’État est islamique », ni que « l’islam est religion d’État », ni que « la charia est la source du droit », ni « source principale » ou « une des sources », ni même « une source d’interprétation » pour le juge ou « d’inspiration » pour le législateur. Au contraire, l’article 5 affirme le principe de « la liberté de conscience » et l’article 6 le principe de l’égalité de « tous les citoyens » en droits et en devoirs, ce qui est contraire à la charia.
« Sincèrement musulmans et sincèrement laïques », les Tunisiens le sont par ce qu’ils font une relecture de l’islam qui permet d’affirmer avec force qu’il peut parfaitement se conjuguer avec la démocratie et les droits de l’homme. C’est-à-dire que, correctement interprété, il n’est pas inconciliable avec la modernité. Ces affirmations tant de fois répétées mais rarement expliquées ont besoin d’être approfondies par l’étude des rapports entre l’islam et le droit, et l’islam et l’État. Cette conciliation est non seulement possible et souhaitable, mais elle correspond à la lecture la plus fidèle de la religion (la lecture historique des textes fondateurs) et aussi la plus correcte de l’histoire.
Dans la plupart des pays musulmans, les voix des musulmans modernes n’ont pas été entendues. Par peur, par démagogie ou par ignorance, les gouvernants excluent leurs pensées des programmes scolaires et enseignent au contraire les théories classiques (et des fois même intégristes comme c’est le cas pour l’Algérie) devenues anachroniques et dont l’effet principal est de désorienter la jeunesse.
Il est grand temps de changer radicalement la politique éducative et d’enseigner les théories modernes qui concilient l’islam avec la modernité. Au préalable, il ne sera pas inutile de rappeler les origines, la nature et les objectifs du mouvement intégriste international et l’ampleur des dégâts qu’il a causés jusqu’ici. Ce qui montre l’importance et l’urgence de trouver les solutions les plus justes et les plus appropriées à ce grave problème.
L’intégrisme islamiste, violence et obscurantisme
Les centaines de milliers (voire les millions) de victimes causées par le terrorisme islamiste à travers le monde entier, et ce depuis la création du groupe des « Frères Musulmans » en Égypte par Hassan El Banna en 1928, et jusqu’à aujourd’hui, ne sont plus un secret pour personne.
En Algérie, pour ne citer que cet exemple, il y a eu 250.000 morts selon les chiffres officiels durant les années 1990. Ce chiffre atteint les 300.000 selon d’autres sources non officielles.
Paradoxalement, cette violence a rencontré au début une certaine « compréhension » auprès de la classe politique européenne et américaine sous le prétexte que cette terreur correspondait à des revendications populaires non satisfaites par les gouvernants (pour le cas de l’Algérie par exemple). D’autant que l’on peut à juste titre reprocher à la plupart des régimes des pays musulmans leur caractère non démocratique. C’est peut-être pour cette raison qu’un grand nombre de dirigeants islamistes ont pu trouver refuge en Occident et ont été, parfois, accueillis à bras ouverts, au nom des principes humanitaires et du droit à l’asile politique pour les opprimés et les combattants de la liberté. Ils ont eu de larges possibilités pour tenir des meetings, imprimer et distribuer leur littérature de propagande et organiser toutes les actions qui génèrent la terreur et la mort dans leur pays d’origine.
Depuis lors, les islamistes égyptiens ont commis le grave attentat de World Trade Center aux États-Unis sous l’instigation de leur idéologue Omar Abderrahman. Les islamistes algériens ont essayé d’exporter la violence en Europe. Les vagues d’attentats ont commencé, en France, en juillet 1995 et fait des dizaines de morts et de blessés qui sont, tous, des victimes innocentes d’une idéologie aveugle et d’un conflit qui leur est totalement étranger. En Algérie même, ils ont commis des attentats meurtriers contre des étrangers et notamment des religieux chrétiens dont certains avaient été des militants pour l’indépendance. Dès lors, l’islamisme politique, source de violence, de terreur et d’injustice, est apparu sous son vrai visage. La faveur occidentale a commencé à s’affaiblir de manière significative…
Mais avec l’avènement des « printemps arabes » et les guerres qu’ils ont engendrées en Libye, en Irak et en Syrie, on a de nouveau assisté à une implication active de l’Occident (de la Turquie et de quelques pays arabes aussi), pour sauvegarder des intérêts géostratégiques et économiques qui se sont révélés de manière suffisamment évidente.
Les « printemps arabes » ont voulu vendre aux musulmans et peut-être même au monde entier, la théorie et le modèle de « l’État islamique », qu’il soit à la sauce iranienne, ou à la sauce wahhabite (en Arabie Saoudite), ou à celle des « frères musulmans » en Égypte, ou d’Erdogan en Turquie, ou encore celle de « Daech » en Syrie et en Irak. On a feint d’ignorer que l’expérience historique de l’Humanité entière a largement démontré qu’un gouvernement religieux ne peut pas être démocratique et que, si toute dictature est condamnable, la dictature religieuse est la pire. Puisqu’elle entend régenter non seulement les relations politiques et sociales, mais aussi les attitudes individuelles. Non seulement les comportements, mais aussi les consciences.
Un moderniste qui réprime a la main tremblante car il va à l’encontre de certaines de ses convictions et il pense opter pour le moindre mal (ce en quoi il a tort car la répression injuste est toujours un mal condamnable). Mais un extrémiste religieux opprime avec bonne conscience ; ses structures mentales sont dépourvues d’un quelconque système de freinage et sa culture l’invite à aller toujours plus loin. Les islamistes pensent agir selon la volonté de Dieu. Voilà pourquoi le terroriste algérien qui tue un père blanc de nationalité algérienne ancien militant pour l’indépendance, pour la seule raison qu’il est chrétien, ou qui égorge une petite jeune fille pour la seule raison qu’elle ne porte pas le voile, ou encore qui tue un bébé par ce qu’il est l’enfant d’un policier… ce terroriste ne pense pas à l’horreur de son geste et pense sincèrement, s’il est un simple militant de base, que, par son comportement, il se réserve une place au paradis.
Peu importe que l’intégrisme soit au pouvoir ou dans l’opposition ; peu importe qu’il s’oppose à un régime autoritaire ou démocratique ; la violence est pour lui un moyen d’action normal, légitimé par la noble fin qui est l’instauration du « royaume de Dieu ». D’autant plus que la violence qu’il exerce lui rappelle le « djihad » qu’on a tant vanté devant lui. On lui a appris que c’est « la meilleure des prières », le plus beau des actes de dévotion, que c’est ainsi que le Prophète avait réussi à triompher des méchants mécréants. Il s’agit du militant de base qui est le produit d’une culture, d’une histoire et surtout d’une éducation particulière. Quant aux dirigeants, qui sont aussi les produits des mêmes facteurs, ils ont suffisamment d’intelligence et de recul pour mesurer l’ampleur de leurs méfaits et maquiller leur idéologie.
Certains dirigeants islamistes ont appris à parler à l’Occident le langage qu’il comprend et qu’il affectionne à juste titre : celui de la démocratie et des droits de l’homme. C’est un fonds de commerce rentable, une bonne couverture. Cependant, aussi solide que soit cette couverture, elle ne peut pas tout couvrir. Comment couvrir cette « avancée technologique majeure », annoncée fièrement par le Conseil suprême iranien de Justice en février 1985, à savoir la mise au point d’une machine électrique par des médecins et des techniciens iraniens pour couper les mains des voleurs ? (cfr. M.L. Bouguerra, Le Maghreb, journal indépendant de Tunisie 70, 7 juin 1985)
Ce « bijou technologique iranien » a été sans doute utilisé en avril de la même année pour l’amputation des mains de cinq voleurs au moment même où deux personnes accusées d’adultère ont été exécutées par lapidation et 160 autres flagellées pour divers actes illicites.
Depuis, ces pratiques ont dépassé le stade expérimental pour être généralisées. Le nouveau code pénal iranien entré en vigueur le 9 juillet 1996, instaure officiellement la flagellation comme peine « normale » pour divers délits politiques ou de droit commun ; notamment : 74 coups de fouet pour la femme aperçue non voilée dans un lieu public ; 99 coups pour les auteurs de relations sexuelles hors mariage ; et la peine de mort par lapidation pour les auteurs d’adultère. Ajoutons que la peine capitale est prévue pour toute offense faite au fondateur de la République islamique, l’ayatollah Khomeiny (décédé en juin 1989) ou à successeur, l’ayatollah Ali Khamenei.
Au Soudan, Hassan Tourabi, pendant les quelques mois durant lesquels il a été le ministre de la justice du gouvernement de Noumeiry, a fait appliquer 96 fois le châtiment de l’amputation du poing aux voleurs (selon les chiffres d’Amnesty International publiées en 1986). Ce même Tourabi, devenu l’idéologue du nouveau régime islamiste du Soudan et qui se présente actuellement comme le chef de l’internationale islamiste, est souvent interviewé par les télévisions occidentales : avec l’allure sympathique que lui donne sa petite barbe blanche, son visage toujours souriant et son anglais châtié, il parle de sciences, de progrès, de démocratie, de modernité, de droits de l’homme… et passe aux yeux de certains Occidentaux pour un intellectuel islamiste modéré. Pourtant, il n’a rien regretté des crimes qu’il avait commis quand il avait la charge de la justice soudanaise, il n’a jamais prononcé la moindre autocritique concernant la condamnation à mort et l’exécution, sous couvert d’apostasie, de son adversaire politique, Mahmoud Mohamed Taha ; et il a en plus rendu hommage aux auteurs de la tentative d’assassinat, le 26 juin 1995 à Addis-Abeba, du Président Hosni Moubarak, ce « groupe de moudjahidines » (combattants de la foi) qui, selon son expression, « a pourchassé le Pharaon d’Égypte ».
Et Tourabi a ajouté : « Allah veut que l’islam revive à partir du Soudan et qu’il remonte le Nil pour nettoyer l’Egypte de la souillure. » (Le Monde, 7 juillet 1995).
Quant au sort que les islamistes réservent aux femmes, il est aujourd’hui bien connu. De nombreux livres ont dénoncé les souffrances infligées au sexe féminin, aussi bien dans les pays de l’islamisme militant comme l’Iran que dans ceux de l’islamisme traditionnel. Les intégristes ont beau critiquer ces prétendus « ouvrages de propagande occidentale », ils ne peuvent pas convaincre ; surtout lorsque les dénonciations sont faites par des auteurs musulmans qui décrivent les mauvais traitements réservés, dans certains pays musulmans, aux épouses étrangères ou, pire encore, des scènes de lapidation.
Le nouveau code pénal iranien garantit désormais l’impunité au mari offensé qui surprend son épouse avec son amant et les tue. De toute façon ils étaient destinés à être tués ; et mourir d’un coup de revolver ou même de couteau est sûrement moins pénible que la mort par lapidation. Rappelons que, selon les oulémas (docteurs de la charia), lors de la lapidation, il ne faut pas jeter de grosses pierres car elles pourraient « tuer trop vite » ; il ne faut jeter que des cailloux ou des petites pierres pour faire durer la souffrance au maximum avant la mort. Mais le même droit de tuer n’est pas reconnu à la femme offensée. Après tout, ce n’est qu’une femme. D’ailleurs son mari peut la tromper le plus légalement du monde avec une deuxième, une troisième et une quatrième épouse. Et même s’il en a déjà quatre, il peut toujours dire, à celle de ses épouses qui l’a surpris en flagrant délit, qu’il venait, cinq minutes avant, de la répudier (pour ce faire, aucune formalité n’est nécessaire en droit musulman, pas même l’information de l’épouse répudiée) et de contracter mariage avec sa nouvelle maîtresse.
Les déclarations d’Ali Benhadj, leader intégriste, au cours de la campagne pour les élections communales algériennes de 1990, affirmant que la démocratie est une invention occidentale étrangère à l’islam, qu’elle est « haram » (péché) et que ces élections, qu’il pensait gagner, allaient être « les dernières en Algérie », ont profondément déplu aux propagandistes islamistes, parce qu’elles dévoilaient le fond de leur pensée, le contenu de leur doctrine, ce qu’ils s’ingéniaient à camoufler.
En fait, l’Algérien Benhadj comme l’Iranien Khalkhali, de par leur obscurantisme total, leur esprit brut et sans fioriture, ont l’immense qualité de la franchise et de la clarté. C’est un énorme avantage par rapport au Soudanais Tourabi ou au Tunisien Ghannouchi qui, tout en pensant exactement la même chose, se sont employés depuis de nombreuses années à couvrir leur doctrine totalitaire d’un vernis démocratique.
Les discours de ces deux derniers ont produit un rideau de fumée propre à dérouter les observateurs insuffisamment avertis. D’où l’obligation pour les militants démocrates, les féministes et tous les républicains d’accomplir un long travail d’explication, de recourir à des trésors de pédagogie pour dévoiler le double discours, gratter le vernis afin de faire apparaître la réalité des intentions de ces islamistes aux yeux d’une opinion publique souvent dupée. Le grand nombre de démocrates et de militants pour la cause féminine assassinés en Algérie pour avoir critiqué les intégristes prouve à quel point cette mise à nu de leur idéologie les a gênés.
Aujourd’hui, les choses deviennent relativement claires : le projet de société pour lequel militent les intégristes est celui du totalitarisme religieux où non seulement toutes les libertés collectives et individuelles seront confisquées, les élans de création littéraire ou artistique brisés, les débats intellectuels interdits, les esprits ligotés, mais où, en plus, les femmes seront opprimées.
Une des erreurs d’analyse que commettent les intégristes est de penser que le retard des sociétés musulmanes est seulement technologique. Car le retard technologique ne peut être isolé des autres facteurs, politique, économique, social et culturel. L’interdépendance entre ces différents facteurs fait que le retard est global. C’est ce que les réformateurs n’ont cessé de soutenir depuis les débuts de la renaissance musulmane et ce que les conservateurs et intégristes n’ont jamais voulu admettre.
La bataille des réformateurs contre les conservateurs
Pour reprendre la question des penseurs de la renaissance arabo-islamique des XIXème et début du XXème siècle, « pourquoi ont-ils ]les Européens[ progressé et avons-nous régressé » ? Question fondamentale mais rarement posée de nos jours parce qu’elle est douloureuse.
Car, quelle que soit la réponse, quelle que soit la cause du retard du monde arabo-islamique, de « notre » retard, économique, sociale, religieuse, culturelle ou éducative, elle sera liée à nous-mêmes, à notre culture, à notre comportement ; ce sera une réponse d’autocritique, une réponse « d’auto-accusation » et qui fait donc très mal. C’est tellement plus facile d’accuser les autres, de faire porter la responsabilité sur autrui surtout quand, effectivement, il n’est pas innocent.
Depuis les réformateurs du XIXème siècle (Rifaa Tahtaoui en Égypte, Khéreddine en Tunisie et les penseurs qui leur ont succédé), depuis les mouvements de modernisation tels que les Jeunes-Turcs et les partis de libération nationale, le problème était pourtant correctement posé : l’impératif pour les sociétés musulmanes était de prendre conscience du retard accumulé depuis le XVème siècle, d’apprendre les langues étrangères et de s’ouvrir sur les peuples qui les ont devancées tant sur le plan des sciences exactes et de la technologie que sur celui des idées et des systèmes politiques, et de faire évoluer leurs conceptions philosophiques et leur culture par un effort « d’idjtihad » (réflexion analytique et critique sur les textes sacrés) qui leur permettra de s’adapter aux temps nouveaux tout en restant elles-mêmes. Il n’y a aucun mal à s’inspirer de ce que font les autres. Les Européens n’ont-ils pas fait la même chose dans le sens opposé quand leur situation l’exigeait ?
N’oublions pas que l’un des facteurs essentiels de la Renaissance en Europe a été la découverte de l’héritage grec et que cette découverte s’est faite grâce aux musulmans qui avaient traduit et enrichi la philosophie et les sciences helléniques. Par exemple, les « chiffres arabes », utilisés aujourd’hui par le monde entier (sauf les Arabes du Machrek), ont été introduits en Europe au Xème siècle par Sylvestre II, premier pape français et « admirateur de la civilisation arabo-islamique ». Ce n’est qu’un exemple (significatif) parmi tant d’autres.
L’apport d’Averroès à l’émergence du rationalisme en Europe est rarement contesté. À la fin du Moyen-Âge, le mouvement de traduction scientifique, notamment en mathématiques, en astronomie, en médecine… se faisait principalement de l’arabe vers le latin.
Malheureusement, Averroès (Ibn Rochd en arabe) a été opprimé et réduit au silence chez lui, et ses livres brûlés. Il a été, comme tous les philosophes et penseurs libres musulmans, victime des oulémas et des obscurantistes de son époque. Mais les germes de sa pensée ont fleuri ailleurs. Ainsi, c’est lui qui a développé l’idée – pierre angulaire de toute la pensée moderne – que la raison humaine avait un rôle essentiel à jouer à la fois à côté des textes « révélés » et pour comprendre et interpréter ces textes. Cela peut nous paraître aujourd’hui évident, mais, pour l’époque, alors que les religions, toutes les religions, dominaient toutes les sciences et toute la pensée et constituaient donc un frein sérieux à la recherche, les idées d’Averroès étaient révolutionnaires. La parenté est évidente entre ses théories et celles de son contemporain, le penseur juif Maimonide, d’une part, et celles qui seront développées plus tard par Saint Thomas d’Aquin pour la pensée chrétienne, d’autre part.
C’est une constante de l’histoire que les différentes civilisations se font des emprunts les unes aux autres ; le progrès humain est le fruit de la synthèse des différentes contributions. Si donc nous avons prêté dans le passé, pourquoi ne pourrions-nous pas emprunter aujourd’hui ? Nous devrions le faire sans aucun complexe. Mais il faudrait pour cela admettre notre retard, accepter de nous remettre en cause, de bousculer nos habitudes, et de déranger nos certitudes et notre confort intellectuel. Le changement ne se fait le plus souvent qu’au prix d’une souffrance, d’un déchirement.
Lorsque Khéreddine, le fondateur de la Tunisie moderne, prend conscience du retard des sociétés musulmanes et décide d’agir pour provoquer le réveil, il écrit un livre (en 1868) pour décrire tous les progrès scientifiques, économiques, sociaux, culturels et politiques réalisés en Europe et appeler les Tunisiens à l’ouverture sur le monde par l’apprentissage des langues étrangères et des sciences nouvelles. Il a en même temps constaté qu’il n’y avait en Tunisie aucune vie politique ni intellectuelle parce qu’il y avait un pôle unique, l’université religieuse, la Zitouna, qui vivait en vase clos et en dehors du temps, où on n’enseignait que la charia (droit musulman), l’histoire du Prophète et la grammaire arabe avec un contenu et des méthodes qui n’avaient pas évolué depuis plusieurs siècles.
Quand, en 1873, Khéreddine est appelé aux fonctions de premier ministre, il entreprend plusieurs réformes dont la principale est la création du Collège Sadiki, avec la mission d’enseigner les langues étrangères et les sciences exactes. En même temps, ne désespérant pas de la Zitouna, il décide de la réformer en ordonnant de modifier ses programmes et son mode de fonctionnement. Mais, autant la décision de la création de Sadiki est suivie d’effet, autant celle de réformer la Zitouna reste lettre morte à cause de la force d’inertie de ses enseignants.
Depuis lors et jusqu’à l’indépendance, quatre-vingts ans après, les Tunisiens instruits seront divisés entre deux grandes familles : les sadikiens, armés d’une double culture et ouverts sur la modernité, et les zitouniens, enfermés dans l’arabité et l’esprit conservateur.
Lorsque en 1905, Abdelaziz Thaalbi écrit son premier livre L’Esprit libéral du Coran, dans lequel il appelle à l’instruction des filles et à la suppression du voile traditionnel des femmes, il est chaleureusement accueilli par les sadikiens et il rencontre l’opposition farouche de la Zitouna et surtout de ses enseignants. Lorsque, en 1929, Tahar Haddad publie son livre Notre femme dans la charia et dans la société, pour appeler à l’émancipation des femmes, il provoque l’enthousiasme des sadikiens et la colère des zitouniens au point que le corps enseignant de cette université où l’auteur avait fait ses études se réunit et décide de le punir en lui retirant son diplôme…
Le mouvement national tunisien sera dirigé par des sadikiens qui, l’indépendance acquise, vont construire l’État nouveau et conduire une politique de modernisation de la société et des structures étatiques, notamment par la suppression des tribunaux archaïques et des « waqfs » (biens de main-morte de statut religieux) et la promulgation du code de statut personnel qui abolit la polygamie et la répudiation (qui, en Algérie, persisteront en revanche jusqu’en 1984 ; encore que la polygamie existe toujours dans le « Code de la famille » algérien, mais avec la condition que les épouses marquent leur accord).
Le nouveau statut personnel tunisien provoqua l’opposition de la plupart des chefs de la Zitouna et de la magistrature religieuse. Mais cette opposition, expression du conservatisme multiséculaire de cette université, restera confinée dans les cercles réduits de la « science islamique » et aura peu d’impact sur l’opinion publique.
Aujourd’hui, le mouvement intégriste reprend le flambeau de l’ancien conservatisme zitounien, avec la même référence, la religion telle qu’elle était comprise il y a mille ans, et les mêmes mots d’ordre : opposition à l’émancipation des femmes et à la modernisation de la société, attachement à l’arabité et enfermement culturel. Mais avec un autre type de dirigeants et d’autres méthodes d’action…
Les anciens dirigeants zitouniens étaient issus de milieux aisés et aristocratiques. Avec l’élégance du verbe châtié et des bonnes manières, ils enseignaient leur « science » à leurs étudiants. Toujours proches du pouvoir quel qu’il soit, ils tentaient de l’influencer dans le sens de leur tradition culturelle. Mais ils l’ont fait avec de moins en moins de conviction. Car, au fond, ils n’étaient pas dupes.
Ils ont compris que l’issue était fatale et ils ont tous sauvé les meubles en envoyant leurs enfants à l’école moderne pour leur assurer un bon avenir (les écoles françaises ou franco-musulmanes pour le cas de l’Algérie, et c’est ce qu’ont fait aussi les oulémas réformistes et leurs adeptes ; c’est le cas par exemple de Ahmed Taleb Ibrahimi, fils de Cheikh Bachir Ibrahimi, le président de l’Association des oulémas d’Algérie). Se sachant condamnés d’avance, ils ont perdu la bataille sans l’avoir véritablement livrée.
Les dirigeants de l’intégrisme d’aujourd’hui sont au contraire issus généralement de milieux populaires. Ils ont des horizons personnels et professionnels moins prometteurs. Ils s’adressent aux couches populaires les plus défavorisées et ne reculent pas devant les moyens musclés.
En somme, nous avons perdu au change parce que les bonnes manières, les moyens feutrés de l’érudition ont cédé la place à l’esprit fruste, à la violence et aux connaissances sommaires.
Mais la référence idéologique et les objectifs sociopolitiques sont exactement les mêmes. C’est au fond le même combat qui a opposé, au début du XXème siècle, les patriotes aux collaborateurs, au milieu du siècle, les progressistes aux conservateurs, et, aujourd’hui, les modernistes aux intégristes. Il a toujours été le combat de l’ouverture contre la fermeture, de l’action contre l’immobilisme.
Mais ce combat a pris, selon les circonstances, différentes formes et s’est cristallisé à chaque fois sur certains objets précis. Certes, toute généralisation est abusive. Bon nombre d’anciens zitouniens ont été des patriotes militants, et bon nombre d’anciens sadikiens ont servi l’administration coloniale et collaboré avec elle, comme ce fut le cas aussi en l’Algérie. Certains oulémas réformistes étaient patriotes et certains même nationalistes, et on trouve des modernistes qui étaient au service de l’administration coloniale. Les étudiants zitouniens ont toujours été une force de contestation appréciable contre le colonisateur et ont, par leurs actions innombrables de grèves, de manifestations et autres, écrit des pages glorieuses dans la lutte pour l’indépendance de la Tunisie. Par contre, les oulémas réformistes algériens, à l’époque coloniale, tenaient un discours assimilationniste ; ils étaient pour une Algérie « arabe, musulmane » mais sous le drapeau français.
Dans l’Algérie indépendante, les oulémas réformistes (et leurs adeptes qui sont devenus les chefs des mouvements intégristes) ont toujours été contre la modernité et le progrès. En 1964, pour ne citer que cet exemple, la Djamaiet el kiyam (l’Association des valeurs), dont le président était le Dr. El Hachemi Tidjani et qui comptait parmi ses éléments une élite francophone intégriste, avait appelé, dans un communiqué diffusé à Alger, à « l’application immédiate de la charia » (loi musulmane qui comprend les « houdoud » ou châtiments corporels).
Chose qui a été immédiatement réfutée et dénoncée par un groupe de 22 intellectuels, dont Fadéla Mrabet, Mohamed Harbi et Housine Zahouane…