Quelles sont les origines de la crise que traverse l’islam depuis l’émergence du wahhabisme au XVIIIème siècle ? Jusqu’où remontent les origines de cette crise ? Le problème est-il dans les textes fondateurs de l’islam ou dans la lecture qu’en font les musulmans ou dans les deux à la fois ? La réalité de l’islam est-elle dans la loi exotérique (charia) ou dans la connaissance ésotérique (hakika) ? La loi (charia) continuera-t-elle à exister dans l’islam de demain ?
L’islam pourra-t-il dépasser la loi exotérique (charia) qui ne répond plus aux besoins et aux questionnements du monde actuel, pour enfin se réaliser dans la connaissance ésotérique, c’est-à-dire le soufisme ? Est-il possible que nous assistions demain à un islam purement spirituel et universel, un islam sans loi (charia) ni frontières sectaires et surtout sans oulémas (docteurs de la loi) ?
Les deux premières parties ont été publiées dans les éditions de juin et juillet-août 2017
du Courrier du Maghreb et de l’Orient
Le programme des intégristes
La seule vraie revendication des mouvements islamistes est l’affirmation du caractère religieux de l’État et l’application de la charia.
La libération de l’homme, notamment par l’affirmation de sa liberté de conscience, l’émancipation de la femme, le développement, c’est-à-dire ce dont les peuples musulmans ont le plus besoin, restent des objectifs entièrement étrangers à leurs préoccupations. La littérature des dirigeants intégristes qui organisent des mouvements d’opposition dans l’ensemble du monde musulman, ne contient aucune allusion à un quelconque projet de société au vrai sens du terme.
Ils ne font ainsi que mobiliser les militants de base, en général de petites gens crédules et sans formation aucune en dehors de l’endoctrinement politico-religieux primaire, afin qu’ils sèment la discorde et la terreur, tuent des femmes, égorgent des enfants et oppriment la société… Sans savoir pourquoi… Sauf qu’il faut instaurer un système qui coupe la main du voleur…
Le fondateur du mouvement des frères musulmans en Égypte, Hassan El Banna, l’a avoué à ceux qui lui demandaient de préciser son programme : « Les gens se réunissent autour de principes généraux, non de détails. Si nous voulons préciser les détails nous allons nous diviser et notre fin ne sera pas heureuse. » (R. Essaid et H. El Banna, Quand, comment, pourquoi ?, 1977)
L’islamiste tunisien, Hachemi Hamdi, qui se veut « modéré », a été plus clair. « Nous, en Tunisie », dit-il, « nous ne prétendons pas avoir un programme islamique. Ce programme, je le dis sans gêne, est à élaborer. » (Le Maghreb 81, 10 décembre 1983) Et son collègue Abdelwahab El Kéfi d’ajouter : « Notre mouvement n’a pas de politique de rechange. » (Réalités 37, 13 juillet 1984)
Ces déclarations sont caractéristiques des islamistes tunisiens. Ils savent qu’ils agissent dans un pays qui a commencé à évoluer depuis un siècle et demi et où la modernité a commencé à avoir des racines profondes. Il est donc difficile de faire admettre à l’opinion qu’ils créent un parti politique qui n’a pas et qui n’aura pas de projet politique. Aussi, ils promettent ce projet pour l’avenir en feignant d’ignorer cette règle méthodologique élémentaire que la réflexion doit précéder l’action. En fait, ce projet, ils l’ont. C’est l’application de la charia. Mais, ce projet, ils le savent impopulaire. Alors ils s’ingénient à le camoufler.
De ce point de vue, les intégristes égyptiens sont moins prudents. Omar Tlemceni, le guide des Frères musulmans d’Égypte, préfère cacher ses ambitions personnelles et être clair sur le projet, pour paraître plus sincère. Ainsi, il déclare : « Peu importe qui gouverne. L’essentiel ce sont les règles du gouvernement. Nous restons toujours fidèles à nos principes. Nous demandons aux gouvernements qui se succèdent dans notre pays d’appliquer la charia. Les fondements du pouvoir et de l’État existent dans le Coran et la Sunna de façon détaillée. Nous demandons leur application immédiate. » (S. Jourchi, El Majalla 227 ; et Errai 302)
Avant Tlemceni, Abdelkader Aouda, autre doctrinaire intégriste, impliqué dans la tentative d’assassinat de Nasser et qui, pour cela, a été condamné à mort et exécuté, avait écrit qu’il fallait combattre le droit positif, c’est-à-dire les lois modernes qui sont « les idoles de l’époque contemporaine auxquelles obéissent les musulmans, ce qui déplaît à Dieu ; puisque, par ces idoles, les gouvernants des pays musulmans interdisent ce que Dieu a permis et permettent ce que Dieu a interdit ». Ce qui a permis à Hmida Ennifar de conclure que « l’application de la charia est devenue, pour un certain nombre d’islamistes, la philosophie du changement, le projet susceptible de faire sortir les sociétés islamiques de l’impasse où elles se trouvent ». (Med Charfi, Islam et liberté, le malentendu historique)
C’était la philosophie des islamistes dès la naissance des Frères musulmans en Égypte en 1928, et c’est encore leur philosophie aujourd’hui. Hassan Tourabi n’hésite pas à dire que l’application de la charia est « une des manifestations de l’indépendance réelle » et qu’elle permettra de « sortir du cercle vicieux de la pauvreté, de l’endettement et de l’impuissance économique ». Et sur sa lancée, Tourabi justifie la dictature soudanaise en soutenant que « le régime ne peut pas donner des libertés qui vont être utilisées pour le démolir ». (M. Charfi, ibid.)
En réalité, les islamistes ont une revendication : l’application de la charia ; et trois phobies : l’Occident, les libertés individuelles et la femme. Pour réaliser l’intensité de leur aversion à l’égard de l’Occident, et de tout ce qui est occidental ou de ce qu’ils appellent les esprits occidentalisés, il faut lire la revue Al Maarifa que les intégristes tunisiens ont publiée entre 1972 et 1979, en toute liberté quand Bourguiba et son régime les encourageaient pour qu’ils les aident à mieux réprimer la gauche, les syndicalistes et les démocrates. La même chose s’est passée dans l’Égypte à de Anouar El Sadate, et dans l’Algérie de Chadli Bendjedid. À l’époque, ces islamistes n’avaient pas encore appris l’art du camouflage et du double langage ; ils écrivaient ce qu’ils pensaient. Pour eux, la liberté et la démocratie sont des « idoles », l’Occident a « inventé le christianisme et le communisme qui sont aujourd’hui tous les deux manipulés par le sionisme ». C’est pour « servir le complot sioniste que Freud, Darwin, Marx et Durkheim ont inventé la psychanalyse, la psychologie et la sociologie. » (cfr. Rached El Ghannouchi, « Qu’est-ce-que l’Occident ? », Al Maarifa 10, novembre 1978).
Des penseurs tels que Descartes, Kant, Locke, Bachelard, Bergson, Sartre, Gide, Nietzsche sont cités en vrac et leur pensée caricaturée en une phrase, parfois deux mots, pour être vite et vigoureusement dénoncés. Les sciences humaines sont rejetées en bloc.
En même temps qu’il a propagé le mépris et la haine vis-à-vis de l’Occident, l’islamisme a développé à son égard les chimères les plus apocalyptiques. Il s’est bercé de l’illusion que l’Occident allait à sa perte, notamment à cause de la liberté des mœurs.
Avec l’Occident et les libertés, l’autre diable est la femme. La revue Al Maarifa, qui a été dirigée par Rached El Ghannouchi lui-même, les dernières années de sa parution, réduit le rôle social de la femme à la tenue de la maison et développe à son égard un discours de haine dont on a de la peine à imaginer qu’il puisse être tenu à la fin du XXème siècle. Pour en donner un petit aperçu, il suffit de rappeler que cette revue cite un hadith attribué au Prophète selon lequel il aurait dit : « La seule source de conflits et de désordres (fitna) que je laisse après moi, pour les hommes, ce sont les femmes. » (Al Maarifa 3, 1972); ou encore : « On m’a montré l’Enfer, j’y ai trouvé une majorité de femmes… Vous pouvez faire du bien à une femme toute votre vie ; mais si, un jour, vous faites quelque chose qui lui déplaît, elle vous dira que vous n’avez jamais été bon avec elle. » (ibid.)
La revue Al Maarifa considérait Sayed Kotb et El Mawdoudi comme les théoriciens du mouvement islamiste moderne. En effet, Aboul Aala El Mawdouni qui a été le plus grand inspirateur de l’Égyptien Sayed Kotb, est un doctrinaire islamiste pakistanais. Il est l’un des idéologues intégristes les plus fanatiques. Il a soutenu le régime sanguinaire de Dhiaoulhak en contrepartie de l’application des châtiments corporels et de la collaboration avec les renseignements généraux américains pour combattre le régime communiste en Afghanistan. (cfr. H. Manaa, « Fondamentalisme et violence dans les sociétés arabes et islamiques », Revue arabe des droits de l’homme 3)
Pour l’Égyptien Sayed Kotb, les « courants philosophiques dans leur totalité, les courants de la psychologie dans leur totalité… les études sur la morale dans leur totalité… les doctrines sociales dans leur totalité… font partie de la pensée de la ‘Djahiliyya’ », c’est-à-dire de la pensée non islamique ou contraire à l’islam. D’une façon explicite ou d’une manière sournoise, la plupart de ces théories, probablement toutes ces théories, sont fondées sur des racines méthodologiques d’hostilité à la vision religieuse en général et à la vision islamique en particulier. C’est dire que le mythe de la culture patrimoine de l’humanité qui n’a ni patrie, ni race, ni religion ne vaut que pour les sciences exactes et leurs applications scientifiques sans qu’on puisse dépasser ce domaine pour atteindre les explications philosophiques de la nature de l’être humain, de ses activités, de son histoire, ni la littérature, l’art et toutes les expressions poétiques. Il ne s’agit là que de « certains des pièges de la juiverie mondiale ». Il faut donc rejeter tout ce qui n’est pas islamique.
Mais même dans le patrimoine islamique, il faut opérer des distinctions. Pour le pakistanais Mawdoudi, en effet, après les quatre « Califes sages », c’est-à-dire une trentaine d’années après la mort du Prophète, « s’est introduit en terre d’islam un mélange de philosophie, de littérature et de sciences venu de Grèce, d’Iran et des Indes. Ainsi ont vu le jour les conceptions muatazilites, les courants qui tendent à introduire le doute et l’athéisme… d’où la discorde et la multiplication des factions… et la naissance de la danse, de la musique, de la peinture qui sont des arts non islamiques qui ont été encouragés par ceux à qui il était interdit de s’adonner à ces arts vilains. »
Ce rejet global de tout ce que l’esprit humain a produit en dehors de la sphère islamique et même dans la sphère islamique, s’il a été postérieur à l’époque du Prophète et des quatre « Califes sages », amène à rejeter, entre autres, la démocratie et tout esprit démocratique. Mawdoudi et Sayed Kotb ont construit les fondements de l’islamisme politique contemporain à partir de prémisses qui valent la peine d’être rappelées. Pour ces auteurs, l’islam a libéré l’homme en remplaçant la soumission de l’homme à l’homme par la soumission de l’homme à Dieu. Le terme de « soumission » n’est pas assez fort pour traduire « oboudia » qui signifie littéralement « esclavage ». Il n’y a de soumission qu’à Dieu qui, seul, a le pouvoir. Sinon, ce sera la « déification de l’homme ».
Sayed Kotb est clair sur ce point : « Déclarer que seul Dieu est Dieu pour l’ensemble de l’univers, signifie la révolution globale contre toute attribution de pouvoir à l’être humain sous quelque forme ou régime que ce soit, la révolte totale, sur l’ensemble de la terre, contre toute situation où le pouvoir appartient aux hommes de quelque manière que ce soit. En d’autres termes, il faut se révolter contre toute situation où on déifie l’homme d’une manière ou d’une autre. Tout régime qui fonde la souveraineté sur la volonté des hommes est un régime qui déifie l’homme au lieu de Dieu. » (S. Kotb, Des repères sur la route) L’homme n’est libre que s’il est esclave de Dieu. « La soumission à Dieu est le sommet de la libération. » Sur la scène politique, il y a le « parti de Dieu… parti unique, ils ne peuvent être plusieurs… les autres partis sont tous les partis du diable ou des despotes malfaisants ».
Les dirigeants intégristes tunisiens, tout en affirmant que ces auteurs sont les penseurs principaux du renouveau islamique, tout en nourrissant leurs adeptes de cette littérature, s’abstiennent, dans leurs déclarations publiques, de reprendre à leur compte des propos aussi clairs. Seule une fraction d’entre eux ose aller jusqu’au bout de sa logique doctrinale. Ce sont les militants du PLI (Parti de la Libération islamique), qui ont le « mérite » d’être clairs et conséquents et d’éviter le double langage.
En 1990, ce parti a publié en Tunisie et largement distribué, dans les milieux des étudiants de tous les établissements d’enseignement supérieur et même dans certains lycées secondaires, un opuscule signé du pseudonyme d’Abdelkadim Zalloum. Le livre porte sur sa couverture la mention de l’édition par le PLI. Son titre : La Démocratie, régime d’athéisme ; et le sous-titre : C’est un péché de l’adopter, de l’appliquer ou d’appeler à l’instaurer.
Pour n’avoir pas à le résumer on se contentera de quelques citations : « La démocratie est une invention de l’Occident mécréant… Elle n’a aucun rapport ni de près ni de loin avec l’islam… Elle contredit l’islam dans son essence et dans ses règles. » Elle est « la séparation de la religion et de la vie. » Elle a été « inventée par le cerveau des hommes et non révélée par Dieu dans aucune religion. » « Le régime représentatif, les élections, la souveraineté populaire sont des purs mensonges, des falsifications des faits. » « La plus grande catastrophe du monde est l’invention de la théorie des libertés publiques, car elle entraîne la dérive de la licence, de la liberté sexuelle et de l’homosexualité… l’humanité est ainsi rabaissée à un niveau plus bas que les animaux car ces derniers n’atteignant pas le même niveau de licence sexuelle. » « La société occidentale est une société d’homosexuels et de lesbiennes (…) Elle est puante. (…) Elle a ourdi un complot contre l’islam en essayant de semer les germes de sa culture chez nous à travers nos intellectuels occidentalisés qui prétendent que l’islam, lui aussi, contient démocratie et droits de l’homme… alors qu’il est parfaitement incompatible avec eux. » Dans l’islam, la souveraineté appartient à Dieu, pas au peuple. Si le peuple permet, par exemple, les rapports hors mariage, même s’il est unanime sur ce point, cela n’a aucune valeur. La minorité qui n’est pas d’accord sur ces dérives « a le droit de les combattre en tuant jusqu’à extirper le mal ». Le seul mode de gouvernement légitime est le califat. Le calife peut consulter un parlement, mais, à la fin, il « décide tout seul selon la loi de Dieu ». « Il n’y a pas de liberté publique dans l’islam » car l’homme est « lié pour tout ce qu’il doit faire et ne pas faire. »
Quand on apprend que les militants du GIA ont tué en Algérie des moines qui priaient dans un monastère ou que ces militants ont égorgé des femmes enceintes, des bébés ou des vieillards, on pense que rien ne peut expliquer cette sauvagerie, que ce vent de folie est d’origine mystérieuse. En fait, il n’y a rien de mystérieux ; la littérature dont ces gens ont été nourris suffit à expliquer le comportement de ces militants qui ont subi des lavages de cerveau. On les a convaincus qu’ils sont investis de la mission divine de nettoyer la terre de tout ce qui est « puant » et que, ce faisant, ils se garantissent une place au paradis. On se rappelle que Ali Benhadj déclarait dans ses discours enflammés que « la démocratie est un péché ». Les défenseurs des intégristes s’ingénient à essayer d’atténuer la portée de ce genre de propos gênants, en disant que c’est une déclaration irréfléchie, que le verbe a dépassé la pensée, et qu’on serait donc mal venu, voire de mauvaise foi, de s’y accrocher et d’en tirer des conclusions. Pourtant, il est indéniable que c’est là, en fait, l’expression la plus fidèle de la doctrine islamiste.
Cette doctrine a été propagée en Tunisie à travers la revue Al Maarifa et dans les cercles de discussion des mosquées. Cet effort de propagande a porté ses fruits sur la jeunesse estudiantine des années 1980. À côté des portraits géants de Khomeiny, on pouvait lire sur les grandes banderoles à l’occasion des meetings organisés très fréquemment pendant cette période par les islamistes, sur le campus de Tunis, des slogans du genre : « Ni droite ni gauche, la solution est l’islam », « Ni occidental ni oriental, notre État sera islamique », « Non à l’invasion culturelle », « Non aux solutions importées », « Non aux symboles de la culture de l’échec : Taha Hussein, Mohamed Abdou, Atatürk ».
Qu’ils rejettent Atatürk, cela fait partie de leur idéologie et c’est donc compréhensible. Qu’ils rejettent Taha Hussein, un des esprits arabes les plus brillants de ce siècle, c’est regrettable. Mais qu’ils rejettent aussi Mohamed Abdou, qui a été un réformateur très modéré et un brillant défenseur de l’islam, c’est tout simplement aberrant.
Que les islamistes veuillent aujourd’hui raviver l’adversité millénaire entre le croissant et la croix au lieu du dialogue fraternel et fructueux qui commence à s’instaurer entre les religions, qu’ils s’opposent à tout progrès et qu’ils s’agrippent aux vieilles traditions, c’est leur affaire s’ils n’utilisent que des moyens pacifiques et s’ils se placent toujours sur le plan du débat d’idées. Mais le fait est que leur stratégie comme leurs moyens sont autres.
Musulmans et islamistes
Les phénomènes politiques sont particulièrement complexes. Dans un rapport dialectique, différents facteurs peuvent se servir mutuellement de cause et d’effet. L’autoritarisme peut entraîner l’islamisme ; mais l’islamisme aussi peut entraîner l’autoritarisme et même lui servir d’alibi imparable.
Il est certain que la démocratie n’est pas viable, ni même praticable pour un temps, si une fraction non négligeable de la population pense détenir la vérité absolue et croit avoir le droit, voire le devoir, de l’imposer par la force, c’est-à-dire si elle adhère à une idéologie antidémocratique.
À cet égard, il est malheureusement évident que l’intégrisme existe, à des degrés divers, dans pratiquement tous les pays musulmans. Aussi, une question fondamentale s’impose : l’islam génère-t-il nécessairement une culture antidémocratique ? Sûrement pas. Le propos ici est de démontrer que l’intégrisme n’est pas une fatalité, que ce n’est pas là une question religieuse, mais un problème de culture et d’éducation. En effet, il est nécessaire de distinguer musulman et islamiste.
Pour les musulmans, l’islam est une religion populaire et tranquille. C’est d’abord une religion, en ce sens que c’est essentiellement une croyance, une réponse à la question lancinante de la vie et de la mort, un moyen efficace d’apaiser l’angoisse de l’existence, l’espoir d’une vie après la mort, qui serait pleine de justice et de bonheur. Elle signifie simplement que la superpuissance qui a créé ce monde, Dieu, a inspiré à Mohamed, un homme parmi les hommes et qui a eu, comme tous les hommes, des forces et des faiblesses, un message d’amour, d’égalité, de fraternité et de paix. Cet homme a connu d’énormes difficultés, car il a été dénigré, pourchassé par les siens, et a failli être tué par ses ennemis et même assassiné par les siens à plusieurs reprises ; alors, il s’est défendu. Mais en dehors de cette autodéfense, son message est fondamentalement un message de paix et de concorde.
Ce message contient des obligations individuelles telles que les prières, le jeune, les interdits alimentaires, que chacun respectera à sa manière ou ne respectera pas, selon sa convenance et la profondeur de sa conviction.
Dans toutes les religions, il y a des croyants pratiquants et d’autres qui ne pratiquent pas ou peu. Pour chacun, c’est une affaire personnelle. Personne n’a le droit de s’en mêler. Le Coran dit clairement : « On ne commet le mal qu’à son propre détriment, et nulle âme ne portera le fardeau d’une autre. Vous retournerez ensuite à Dieu et il fera pour vous pleine lumière sur tous vos différends. » (Coran, VI, 164) Personne, ni un individu, ni un groupe, ni l’État, ne peut dicter sa conduite personnelle à un autre. Et c’est cela l’islam populaire, l’islam des bonnes intentions, l’islam soufi dans sa version la plus simple, l’islam de nos grands-parents et de nos ancêtres, l’islam qui a bercé notre enfance. On nous disait qu’il fallait être honnête et faire le bien autant qu’on le pouvait, respecter les autres et les aider, ou du moins ne pas leur faire de mal.
En effet, sur le plan des rapports collectifs, comme les autres principales religions dans le monde telles qu’elles sont comprises et appliquées aujourd’hui, l’islam contient une morale, une orientation générale. Dans son sens premier, le mot « charia » ne signifie pas « loi » ; il signifie plutôt « voie ». Sur cette voie, les musulmans marcheront selon leur « idjtihad », autrement dit selon leur effort de réflexion. C’est-à-dire que, pour l’élaboration des règles juridiques qui régiront la vie en société, ils réfléchiront pour s’adapter au mieux aux circonstances de leur temps.
La démocratie, les règles du suffrage universel et de la souveraineté populaire sont les plus appropriées aujourd’hui pour désigner et régir les instances qui élaboreront ce droit. Ce sont les instances de l’État qui a toujours été, depuis la mort du Prophète et jusqu’à aujourd’hui, une œuvre purement humaine.
En effet, il n’y a pas d’État dans les textes religieux. Le Prophète n’était pas un homme d’État, il n’a fait que communiquer un message religieux purement spirituel, même si ce message contient une morale pour la société, une morale qui relève de cette même spiritualité. L’État a été créé par les musulmans après la mort du Prophète. Cet État auquel on a donné le nom de « Califat » n’avait rien à voir avec la religion et n’était en réalité qu’une œuvre purement humaine. Le problème est que cet État a été « collé de force » à la religion par les oulémas ou foukahas (docteurs de la loi) par le biais de textes fabriqués de toutes pièces et attribués au Prophète, et d’interprétations politiquement orientées du texte coranique, et ce afin d’apporter des arguments religieux à la politique militariste expansionniste que menaient les califes, appelée « foutouhat ». Nous pouvons très bien comprendre cela quand nous savons que les foukahas étaient en grande majorité les alliés historiques des pouvoirs en place c’est-à-dire des califes.
Dans les pays d’islam, les États sont nombreux et ont presque toujours été nombreux. Chaque musulman relève d’un État qui est souverain sur un territoire et qui a une histoire spécifique. L’islam n’est donc ni un droit, ni un État, ni une politique, ni une identité. Il est une religion. Bien plus, ayant par essence une vocation universelle, il ne peut être lié ni à un peuple, ni à un territoire, ni à un État, et, encore moins, à une politique déterminée.
Pour les islamistes, l’islam est tout le contraire. Ce n’est pas Dieu qu’il faut adorer mais une certaine « histoire ».
Les intégristes ont été endoctrinés par leurs théoriciens et leurs dirigeants de telle manière qu’ils ont la tête pleine d’une histoire déformée et idéalisée à l’extrême. Pour eux, Dieu a créé l’humanité pour qu’elle lui obéisse et a choisi le Prophète Mohamed, un homme parfait, pour transmettre ses ordres à cette humanité. Ce dernier a été suivi par une poignée de fidèles, tous bons, généreux et dévoués, et combattu par une armada de méchants mécréants qui étaient, tous, hautains, menteurs, pernicieux et rapaces. Avec l’aide de Dieu, les forces du bien, peu nombreuses, ont triomphé des forces du mal, malgré leur grand nombre. L’histoire de l’islam est celle d’une épopée manichéenne.
Après la mort du Prophète, ce combat a continué entre « les gentils et les méchants ». Les compagnons du Prophète qu’on appelle « Sahaba » et leurs successeurs ou disciples qu’on appelle « Tabiines », des hommes qui étaient, sinon parfaits, du moins quasi parfaits, ont constitué un État et posé un droit. Aujourd’hui, il faut reconstituer cet État et revenir à ce droit qu’il faudra appliquer à la lettre sans rien y changer. De toute façon, ce droit ayant été établi par des hommes saints sur la base du Coran (tel qu’ils l’ont compris) et des « hadiths » ou « dires du Prophète » (tels qu’ils les ont recomposés un siècle après), on n’a pas le droit d’y toucher. Les successeurs des compagnons du Prophète étaient de bons disciples et ceux qui se sont opposés à eux, de l’intérieur ou de l’extérieur, tous méchants. Cette lutte des forces du bien contre les forces du mal n’a jamais cessé.
Le droit musulman distingue clairement « Dar El Islam » et « Dar El Harb », littéralement « la maison de l’islam » et « la maison de la guerre ». En d’autres termes, les territoires qui obéissent à la juridiction de l’État islamique et les autres, auxquels on doit faire la guerre dès qu’on le peut. Pour les islamistes, cette règle de la charia est toujours en vigueur. Ainsi, plate-forme du programme du FIS algérien (Front islamique du Salut) exposée en mars 1989 dans le numéro 16 d’El Mounqid (littéralement : « le sauveur »), organe central du parti, le point 10 reprend cette vision bipolaire. La lutte doit donc continuer. Aujourd’hui, elle oppose les musulmans purs et durs, les seuls vrais, d’un côté, et tous les autres, de l’autre. Ce dernier groupe est un fourre-tout disparate. On y trouve à la fois l’Occident et les mauvais musulmans. L’Occident, c’est l’impérialisme, le sionisme, le colonialisme, le matérialisme, l’exploitation des faibles du tiers-monde, la dégradation des mœurs, la société de consommation, la prostitution, la drogue, la corruption… il faut le combattre. Ce ne sera pas difficile car l’Occident est « miné par ses propres vices ». Si nous n’arrivons pas aujourd’hui à l’écraser, c’est qu’il a eu l’intelligence de planter chez nous une cinquième colonne composée de sceptiques, de démocrates, de libéraux, de femmes émancipées, bref, de « vermines à éliminer »… Les intellectuels algériens en savent quelque chose.
Les plus pieux parmi les musulmans peuvent dialoguer avec les plus modérés parmi les islamistes. Mais ce sont des franges très marginales.
En Tunisie, une fraction minoritaire des islamistes a, dès la fin des années 1970, tenté, à l’intérieur du MTI (Mouvement de la Tendance islamique) dirigé par Rached El Ghannouchi, un débat sur la nécessaire révision des concepts de base de l’islamisme. Ayant échoué, elle a fait scission en se donnant le nom « d’islamistes progressistes » ou encore « la gauche islamiste » et a publié, au cours des années 1980, une revue originale et extrêmement intéressante qui a tenté de poser les problèmes de fond et que ses auteurs ont appelée 15-21, en référence au XVème siècle de l’Hégire et au XXème siècle de l’ère chrétienne. Tout un programme qui signifie le désir de dialoguer avec les autres religions et civilisations et le besoin pour les islamistes d’une révision, pour ne pas dire d’une révolution culturelle, avant toute action politique.
Mais, combattue par le MTI (Ennahda, aujourd’hui) et insuffisamment soutenue par les musulmans non islamistes, elle a fait long feu…
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Au fond, le regrettable échec de cette expérience se comprend. Cette revue (15-21) ne pouvait être acceptée par les intégristes car elle sapait les fondements de leur idéologie. Elle ne pouvait pas, non plus, séduire les musulmans, car elle avait gardé un parfum d’islamisme.
Son problème a été celui de l’ensemble du monde musulman : l’absence de clarté sur la question essentielle du rapport entre l’islam, le droit et l’État.