La nouvelle attaque extrêmement meurtrière qui a eu lieu ce vendredi 24 novembre 2017 à Bir al-Abed, dans la région du Sinaï (plus de 300 morts), déconcerte nombre d’observateurs, tant il apparaît difficile de comprendre la logique de cette violence entre musulmans.
On se souviendra de l’attentat qui avait frappé la communauté copte d’Alexandrie, en décembre 2016 ; puis de l’assassinat de 28 pèlerins coptes en route pour le monastère de Saint Samuel, dans la région du Fayoum, en mai 2017. Dans ce cas précis, il n’avait pas été très compliqué de déterminer les motivations des islamistes : les coptes d’Égypte soutiennent presque inconditionnellement le régime du maréchal al-Sissi et sont dès lors considérés comme des ennemis par l’État islamique. Il est en revanche moins aisé d’appréhender les raisons de l’attaque menée contre une mosquée dans le Sinaï.
À la mi-journée, des véhicules ont surgit devant la mosquée de Bir al-Abed ; plusieurs dizaines d’hommes cagoulés et armés (une quarantaine, selon les témoins) en sont descendus et se sont rués dans la mosquée en ouvrant le feu tous azimuts.
Selon les autorités égyptiennes, l’attentat serait le fait du groupe Ansar Beit al-Maqdis, la branche de l’État islamique implantée dans le Sinaï -rebaptisée « Wilayat Sinaï », la « province du Sinaï (du Califat) ». Mais suivant quelle la logique l’État islamique s’en prend-il à des Musulmans ? Plus largement, la confusion règne entre les différents groupes islamistes armés actifs en Égypte favorables à l’État islamique ou à Al-Qaïda : Hasm, qui constitue la réaction armée des Frères musulmans, suite au coup d’État militaire qui a destitué le président Mohamed Morsi en juillet 2013 ; Ansar al-Islam, qui aurait prêté allégeance à Al-Qaïda ; al-Mourabitoune, la branche égyptienne officielle d’Al-Qaïda ; Jounoud al-Khilafa, liée à l’État islamique…
Le fait est que, à Bir al-Abed, la quasi totalité des victimes sont des membres de la célèbre confrérie soufie du Sinaï appelée Al-Jaririyya Al-Ahmadiyya. Il s’agit de la seule confrérie soufie autorisée par le gouvernement égyptien (par la loi 118 de 1976) ; et c’est sur cette organisation soufie que, depuis 2015, le régime d’al-Sissi s’appuie officiellement pour contrer la radicalisation et l’extrémisme religieux dans le Sinaï.
Le fondateur de ce courant de l’islam soufi est le cheikh Eid Abou Jarir, né en 1910 dans le clan Jarirat de la puissante confédération tribale des Sawarka du Sinaï. Il a toujours été un soutien du gouvernement égyptien, contre les Frères musulmans et les Salafistes ; à tel point que le président Nasser lui avait offert une Jeep pour le remercier de ses services à la tête de sa confrérie. Et il a toujours été considéré comme un patriote avant d’être un chef soufi, parce qu’il avait assisté, avec ses disciples, les blessés de l’armée égyptienne après chaque guerre (1958 et 1967) et collaborait activement au maintien de la paix dans le Sinaï. Le cheikh Eid Abou Jarir est mort en septembre 1971.
La confrérie, qui compte plus de 15.000 membres dans le Sinaï (selon les chiffres des autorités) et 77 mausolées dans toute l’Égypte, a payé un lourd tribut, depuis 2013, pour son soutien au gouvernement et à l’armée égyptienne : destruction du mausolée du cheikh Abou Jarir, enlèvement et décapitation du cheikh Abou Haraz… Le corps de ce dernier n’a jamais été rendu à sa famille par les terroristes, soucieux d’empêcher que son mausolée ne devienne un lieu de pèlerinage (la vidéo de sa décapitation a été publiée en 2016 par l’État islamique). Enfin, la majorité des engagés de l’armée égyptienne dans le Sinaï proviennent de cette confrérie et de la confédération tribale des Sawarka, ce qui explique son ciblage systématique par les groupes djihadistes.
L’attentat de Bir al-Abed est donc le résultat d’une guerre interne au Sinaï, un conflit local de type islamo-tribal : d’un côté, certaines tribus marginalisées et salafisées se montrent réceptives au message de l’État islamique et, de l’autre, le gouvernement s’est appuyé sur certaines tribus d’obédience soufie pour sécuriser plusieurs zones, en collaboration étroite avec l’armée.
Cet attentat constitue ainsi un acte de vengeance des tribus en lutte contre le gouvernement militaire d’al-Sissi.
L’attaque n’a par ailleurs pas été organisée au hasard ; elle avait des objectifs très précis et ciblés : les assaillants ont réussi à décimer le courant soufi du Sinaï. Quasiment tous les chefs soufis étaient en effet rassemblés dans la mosquée al-Raoudah de Bir al-Abed pour la prière du vendredi.
Dans le Sinaï, les tribus favorables à l’État islamique sont désormais seules maîtres à bord.
L’attaque suit de peu celle d’une unité des forces de sécurité égyptiennes dans le désert égyptien occidental, survenue le 20 octobre 2017 dans l’oasis de Bahariya, où un convoi de la police a été massacré à coups de lance-roquettes et de mortiers : 50 policiers abattus…
Un coup particulièrement dur pour la politique anti-islamiste du maréchal al-Sissi.