DEBATE / MAROC – Flexibilité du dirham, les Marocains inquiets

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Après moultes tergiversations et polémiques entre le gouvernement marocain et la Bank Al-Maghrib (la Banque centrale du Maroc), la décision a été prise de rendre flexible le taux du change du dirham ; elle est effective depuis ce début janvier 2018.

Or, la flexibilisation du taux de change du dirham marocain aura des conséquences néfastes, qui font craindre pour le niveau de vie des couches les plus pauvres de la population.

Le Fond monétaire international (FMI) impose en effet la flexibilité des taux de change aux pays en proie à des déficits budgétaires et des paiements courants extérieurs chroniques.

Mais, ce qui est aberrant, dans le cas du Maroc, c’est qu’il a été décidé de rendre le taux de change du dirham flexible alors que la monnaie marocaine n’est pas convertible dans d’autres devises et n’est pas reliée aux marchés financiers.

Aucun bénéfice pour l’économie marocaine

La question des taux de change est l’une des plus ardues en sciences économiques et peut avoir des conséquences dramatiques sur l’économie réelle et les populations.

Le débat sur le choix du régime de change date des années 1970 et une vaste littérature a donné lieu à un consensus autour des thèses ultralibérales. Cependant, il n’a jamais été question d’appliquer ce paradigme de la flexibilité des taux de change aux pays dont la monnaie n’est pas convertible, ce qui est le cas des ¾ des nations en développement et de la Chine.

Le monde entier a vécu sous le régime des taux de change fixe après la seconde guerre mondiale, selon les accords de Bretton Woods qui en l’occurrence ont consacré le dollar, monnaie nationale des États-Unis, la monnaie internationale dont la valeur était indexée sur l’or.

On connaît la suite : Richard Nixon, président des États-Unis, déclara, le 15 août 1971, la fin de la convertibilité du dollar en or.

La masse de dollars dans le monde atteignait alors 53 milliards, ce qui constituait plus de cinq fois les stocks d’or dont disposait le Trésor américain.

Depuis cette date, les Américains ont utilisé leur monnaie comme levier, tantôt pour rendre leurs produits compétitifs (ils déprécient alors leur devise), tantôt pour attirer les capitaux étrangers (appréciation du dollar).

Les pays en développement et émergents ont gardé leurs monnaies en dehors des mouvements spéculatifs de marché, par l’administration des cours de change, comme c’est le cas du Maroc. Le taux de change administré par la Banque centrale permet d’éviter les fluctuations erratiques et favorise la stabilité et la prévisibilité des taux de change et le contrôle des mouvements de capitaux, en veillant à endiguer les sorties licites ou illicites des devises.

La décision désormais prise par les autorités marocaines concernant le dirham crée des incertitudes… mais surtout, elle n’a aucun bénéfice pour l’économie du Maroc.

Tout au contraire, la flexibilisation du taux de change du dirham a déjà engendré des anticipations déstabilisantes auprès des entreprises marocaines qui se couvrent contre les risques de changes à grands frais. Cette technique permet à l’exportateur ou à l’importateur de prendre une assurance contre les variations du dirham entre le moment où le contrat d’exportation ou d’importation est signé et la réception des devises ou leur règlement. Les investisseurs étrangers qui craindront une dépréciation du dirham peuvent désormais être découragés d’investir.

De même, les Marocains résidant à l’étranger (lesquels ont transféré 6 milliards d’euros en 2016 vers leurs pays d’origine) observent avec attention les évolutions du cours du dirham ; ils seront dorénavant dans la crainte de pertes de change.

Les touristes, enfin, qui affluent au Maroc, sont extrêmement sensibles au taux de change de la monnaie marocaine. Le tourisme peut générer des rentrées dépassant les 6 milliards d’euros par an.

Dévaluer et libéraliser

Le Maroc a une dette colossale et ses réserves de change ne couvrent même pas deux mois d’importation.

En effet, en tenant compte de la dette intérieure garantie, la dette publique du Maroc caracole à quelque 81 milliards d’euros, soit environ 81,8% du PIB pour 2016, contre 59,4% en 2010, soit un accroissement de plus de 22 points du pourcentage du PIB.

Comment les autorités publiques peuvent elles libéraliser le marché des changes dans le contexte de pénurie de devises et de déséquilibres persistants et lancinants de ses disponibilités en monnaies étrangères ?!

Rappelons que la Banque centrale du Maroc, la Bank Al-Maghrib, a toujours fixé le cours du dirham en rapport avec un panier de monnaie (en euros et en dollars), ce qui a lissé ses taux de change et permis une certaine prévisibilité.

Après avoir adopté un système de change du dirham indexé sur un panier de monnaies larges en incluant plusieurs devises, les autorités monétaires ont limité jadis sa composition à l’euro et au dollar, avec des parts respectives de 80% et 20%. Lorsque la Bank Al-Maghrib fixe les taux de change, elle tient compte aussi de la dette extérieure, dont le stock est composé à 72,5% d’euro, à 10% de dollar américain et à 5,4% de yen. Le restant est composé d’autres devises, y compris arabes.

Une brève étude du comportement du dirham, en 2014 et 2015, montre qu’il s’est apprécié vis-à-vis de l’euro et s’est déprécié vis-à-vis du dollar. C’est la conséquence directe de la baisse tendancielle de la parité euro/dollar.

Le gouverneur de la Bank Al-Maghrib a précisé, dans une conférence de presse le 26 mars 2014, que la pondération actuelle du panier, servant de référence à la fixation des parités monétaires, était proches des 50/50 (entre l’euro et le dollar). Or, la politique de change du royaume marocain n’est pas entre les mains de la Banque centrale, mais dépend de la concertation avec le ministère de l’Économie et des Finances. Le 13 avril 2015, le ministère marocain de l’Économie et des Finances et la Bank Al-Maghrib ont reconnu que le panier de devises qui détermine les variations du dirham était de 80% en faveur de l’euro et 20% pour le dollar. Afin de tenir compte de la structure actuelle des échanges extérieurs et de la montée des États-Unis comme troisième investisseur au Maroc (devant l’Espagne) et des changements dans les flux commerciaux avec le reste du Monde, la pondération de l’euro passe à 60%, celle du dollar à 40%.

En effet, les exportations européennes vers le Maroc sont passées de 51,9% en 2008 à 47,4% en 2013, tandis que celles des États-Unis se sont accrues de 4,4% à 6,4% dans la même période (30% des exportations marocaines de phosphates furent absorbées par le marché américain en 2013).

Reste à évaluer les conséquences sur les opérateurs, sachant que les comportements des touristes, des travailleurs Marocains à l’étranger et des investisseurs sont influencés par toute modification des parités monétaires, notamment vis-à-vis de l’euro. Les transactions commerciales et les règlements entre institutions et banques se font en général en dollar.

Donc, derrière cette décision de flexibiliser le taux de change du dirham et de le déconnecter du dollar et de l’euro, se fait jouir une politique délibérée de dévaluation du dirham.

Plus encore : il ne s’agit plus uniquement de dévaluer, mais de libéraliser ; et l’opportunité de cette flexibilité aurait l’assentiment des autorités du FMI et de la Banque mondiale, ainsi que d’une partie du secteur privé.

La politique de change fixe et administrée prônée par le Maroc a permis de prémunir le pays des chocs extérieurs et de préserver le pouvoir d’achat des citoyens. Il est vrai que lorsque l’euro s’apprécie vis-à-vis du dollar, les importations libellées en devises américaines se renchérissent et inversement ; mais les exportations qui s’adressent à 60% au marché européen retrouvent alors leur compétitivité.

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En tout état de cause, la politique de change doit à la fois stimuler les secteurs productifs et éviter d’engendrer l’inflation et par là même une baisse du pouvoir d’achat des ménages.

Cette politique pose le problème de la compétitivité de l’économie marocaine qui ne doit pas subir les fluctuations des changes sur les marchés internationaux. L’appréciation du dirham par rapport à la monnaie européenne peut décourager les flux touristiques dont la plupart sont d’origine européenne. Elle  pénalise les Marocains résidant à l’étranger (MRE), dont la majorité est basée en Europe, et les investisseurs majoritairement européens.  Afin d’attirer davantage de transferts des devises, des incitations devraient voir le jour comme la gratuité des frais de transferts de fonds pour les MRE et un bonus de change pour les investissements étrangers ou du moins une exonération de certaines commissions.

Comme le Maroc a assoupli les restrictions aux paiements et transferts afférents aux transactions internationales courantes, un bilan doit être fait sur les bénéfices des nouvelles dispositions et les coûts en matière de sorties de devises.

Relever les dotations aux Marocains souhaitant voyager à l’étranger comme touristes à 4.000 euros, sans compter les possibilités d’user des cartes de crédits et autres moyens de paiement, permettre des transferts pour les étudiants marocains à l’étranger et les investisseurs marocains de transférer des devises est-il compatible avec la situation financière du Maroc ?

En effet, le Royaume manque de devises. La solidarité voudrait que l’effort d’économie soit partagé par toutes les couches sociales.

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About Author

Camille Sari

Économiste - Chercheur-associé à l'Université du Québec de Montréal - Président de l'Institut euro-maghrébin d'Études et de Prospectives

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