Le 6 mai 2018, un attentat contre un centre d’enregistrement des électeurs a fait au moins treize morts et trente-trois blessés dans la province orientale de Khost. Cet attentat survient quinze jours après celui qui, à Kaboul, avait tué une soixantaine de personnes – le 22 avril 2018, dont 22 femmes et huit enfants – et en avait blessées plus de 130, alors qu’elles attendaient de recevoir leur carte d’identité, un document désormais nécessaire pour pouvoir voter.
Le même jour que cet attentat à Kaboul, une bombe placée à proximité d’un centre électoral de la ville de Pul-i Khumri, une capitale de province, avait tué six membres d’une même famille et blessé cinq autres personnes.
Que ces attentats soient l’œuvre des Talibans ou de Daesh ne change pas la nature du problème : l’essentiel est qu’en dissuadant les citoyens de s’inscrire sur les listes d’électeurs, ces actions meurtrières risquent de rendre impossible la tenue des prochaines élections parlementaires prévues pour octobre 2018.
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Des élections d’importance cruciale pour la démocratie afghane
Depuis la chute des Talibans, en septembre 2001, deux élections parlementaires ont eu lieu : en 2005, puis en 2010. Le mandat des députés étant de cinq ans, l’actuelle assemblée aurait dû être renouvelée en juin 2015.
Elle n’a pas pu l’être, pour deux raisons.
L’insécurité due aux attaques des Talibans, surtout dans le sud et l’est du pays, là où se concentre la population pashtoune.
La nécessité d’une réforme électorale, exigée par l’opposition au président Ghani, afin que ne se reproduisent pas les fraudes massives qui avaient marqué la présidentielle de 2014 (et dans une certaine mesure également celle de 2009) et avaient rendu impossible la proclamation de ses résultats.
Le mandat des 249 députés a donc été prolongé pour une durée indéfinie par décision présidentielle –ce que bon nombre d’observateurs et d’acteurs politiques ont considéré comme une violation de la constitution. Cette prolongation du mandat de parlementaires élus il y a déjà huit ans a contribué à faire perdre à ces derniers une bonne part de leur légitimité et du respect que leur portait la population afghane.
La perte de légitimité des députés a rendu impossible la réunion d’une Loya Jirga constitutionnelle (la réunion de la chambre basse, la Wolesi Jirga, et du sénat, la Meshrano Jirga) qui aurait pu inscrire dans la constitution de 2004 le poste de « Chief Executive Officer » (CEO), un peu équivalent à celui de premier ministre. Or, cette réforme était inscrite en bonne place dans l’accord du NUG (National Unity Government) de septembre 2014 qui, au lendemain d’une élection présidentielle chaotique, a partagé le pouvoir entre le président Ashraf Ghani et son adversaire malheureux, Abdullah Abdullah, nommé à ce poste non prévu par la constitution à titre de « lot de consolation » et pour calmer ses partisans.
Le sénat n’est lui-même guère plus légitime, car sa composition n’a jamais été jusqu’à présent conforme à la constitution : aux termes de celle-ci, les sénateurs devraient en effet, pour un tiers d’entre eux, être désignés par les conseils de district de chaque province ; or, les élections de districts n’ont jamais eu lieu –elles le seraient pour la première fois en octobre, parallèlement aux législatives, si celles-ci pouvaient être organisées.
Des élections impossibles ?
Selon l’opposition au président –c’est-à-dire principalement le Jamiat-e-Islami, le parti auquel appartient Abdullah Abdullah–, le système électoral pratiqué jusqu’à présent n’offrait aucune garantie de régularité : il y aurait en effet 20 à 23 millions de cartes d’électeurs en circulation, alors que le pays ne compte que 13-14 millions d’électeurs ; c’est le nombre important de ces doubles cartes qui rend possibles des fraudes sur une large échelle, car les électeurs peuvent voter où bon leur semble, sans justifier sérieusement de leur identité, alors qu’il n’y a en outre pas de listes électorales dressées par bureaux de vote, ce qui autorise les votes multiples.
La réforme du système a pris un temps considérable et a alimenté d’innombrables polémiques. Même le format de la carte d’identité biométrique (la « taskera ») a suscité d’âpres controverses, car elle présente chaque habitant de ce pays comme étant « de nationalité afghane », alors que cet adjectif a longtemps été synonyme de « pashtoun ». Les minorités non pashtounes ont donc dénoncé cette préséance selon elles accordée à l’ethnie la plus nombreuse du pays, ce à quoi le président Ghani a répliqué que le terme « Afghan » est celui employé par la constitution. Les Pashtouns ne sont donc que l’un des 14 groupes ethniques auxquels les détenteurs de la carte d’identité indiqueront appartenir.
Dans le nouveau système électoral, les électeurs doivent se faire inscrire dans un bureau de vote correspondant à leur domicile et devront présenter leur carte d’identité biométrique au moment de voter.
Cette double tâche (inscrire les électeurs dans les bureaux de vote et leur délivrer une carte d’identité) constitue un formidable défi pour une administration afghane peu réputée pour son efficacité.
Tout le problème est que ce processus, qui nécessite des moyens humains, technologiques, logistiques et de communication électronique considérables, pourrait prendre bien plus de temps que prévu par la Commission électorale indépendante (l’Independent Elections Commission – IEC) qui le supervise. Beaucoup d’observateurs doutent fortement que celle-ci y arrive avant le mois d’octobre et la tenue des élections.
La question est donc de savoir à quel processus donner la priorité, de la date butoir du 20 octobre 2018 pour la tenue des élections législatives ou de l’enregistrement sur les listes électorales avec, parallèlement, la délivrance des cartes d’identité.
Respecter à tout prix la date du 20 octobre 2018 pour les élections parlementaires, c’est prendre le risque, si le taux d’inscription sur les listes est faible, de décrédibiliser ce scrutin, et ensuite, l’année prochaine, celui de l’élection présidentielle (puisque les listes vaudront pour les deux scrutins). Il y a eu quelque 8 millions de suffrages exprimés lors de l’élection présidentielle de 2014 ; si le nombre des électeurs enregistrés devait être très inférieur à ce chiffre (et le nombre des votants sera forcément moins important que celui des inscrits sur les listes électorales, ne serait-ce qu’en raison de la situation sécuritaire), la légitimité du prochain président en serait forcément affectée.
Mais donner la priorité au processus d’enregistrement, attendre que le taux d’inscription sur les listes soit « respectable », c’est prendre le risque que l’élection parlementaire ne soit encore repoussée, et cette fois à 2019. Car en tout état de cause, si la délivrance de ces cartes d’identité et l’enregistrement de millions d’électeurs ne sont pas menés à bien avant le début de l’hiver, le scrutin devra être reporté au printemps de l’année prochaine (soit en même temps que l’élection présidentielle) en raison de l’impraticabilité des routes dans une bonne partie du pays, et d’abord dans les zones de montagne.
Comme, dans le système politique afghan, l’élection présidentielle est infiniment plus importante que l’élection parlementaire, certains observateurs considèrent que le processus devrait être poursuivi après octobre si cela permet de le conduire à bon port ou au moins de le compléter suffisamment, même si l’élection parlementaire doit être repoussée une ultime fois.
Après les difficultés techniques, les menaces des Talibans et de Daesh constituent le deuxième risque pour le processus électoral
Ce risque sécuritaire est double : il porte d’abord sur l’enregistrement des électeurs et la délivrance des cartes d’identité, puis sur le vote lui-même.
L’enregistrement des électeurs a commencé le 14 avril 2018 ; mais, sur 1.419 centres d’enregistrement, 70 resteraient fermés pour cause d’insécurité. D’ores et déjà, il semble, d’après les premiers chiffres, que l’enregistrement des femmes soit particulièrement faible, sauf à Kaboul ; et d’une façon générale, le taux d’enregistrement serait médiocre dans les régions du sud et du sud-est, celles où la pression des Talibans est la plus forte.
Comme, selon les estimations les plus communes, ceux-ci contrôlent entre 50 et 70% des campagnes, ils sont en mesure de perturber, voire d’interdire le bon déroulement du scrutin dans une bonne partie du pays.
Pour sa part, l’IEC estime que quelque 950 bureaux de vote sur un total de 7350 sont situés dans des zones tenues par les Talibans. Même si le conseil de sécurité de l’ONU a prolongé jusqu’au 17 mars 2019 la mission de l’UNAMA (la mission des Nations Unies en Afghanistan) et même si l’OTAN s’est engagée à un effort particulier pour contribuer à la sécurité du scrutin, celle-ci sera difficile à assurer.
L’impossibilité d’organiser ces élections parlementaires en octobre pourrait avoir des conséquences sérieuses pour la démocratie afghane
Un ultime report des élections parlementaires au printemps 2019 pourrait avoir plusieurs conséquences politiques graves.
Il affaiblirait encore davantage le prestige et donc le pouvoir du président Ghani, qui aurait démontré une nouvelle fois son impuissance à tenir l’une de ses promesses : le président avait promis fin 2015 que des élections parlementaires se tiendraient courant 2016, avant que la date n’en soit sans cesse repoussée. Certains observateurs craignent donc que l’annonce d’une impossibilité d’organiser les élections parlementaires en 2018 ne déclenche des protestations violentes, certains partis pouvant saisir cette occasion pour exiger une démission du président.
Faute de réunion d’une Loya Jirga constitutionnelle avant le scrutin présidentiel prévu en avril 2019, le poste de CEO ne serait pas gravé dans le marbre de la constitution, et la perspective d’un partage du pouvoir comparable à celui de 2014 ne pourrait plus être prise en compte sérieusement au cas où le scrutin se déroulerait aussi mal que lors de la précédente présidentielle. C’est peu dire, en effet, que le président Ghani n’a accepté l’accord du gouvernement d’unité nationale que sous la contrainte (la pression du secrétaire d’État du président américain Obama, John Kerry, a été aussi forte que déterminante), ce dont il s’est plaint par la suite, estimant avoir été « brutalisé » lors de cet épisode.
Il est donc certain que l’actuel président afghan fera tout ce qui est possible pour qu’un tel accord ne soit pas reconduit en 2019 si, comme il l’espère sans doute, il se retrouve de nouveau en tête au soir du second tour.
L’impossibilité d’organiser des élections parlementaires régulières, et donc de réunir ensuite une Loya Jirga constitutionnelle, donnerait du crédit à la demande de l’ancien président Karzaï, qui appelle depuis déjà un certain temps à l’organisation d’une Loya Jirga « traditionnelle », le rassemblement d’une large assemblée de chefs de tribus. Jouant sur le registre de l’« Afghanistan profond », l’ancien chef de l’État cherche par ce moyen à revenir dans le jeu politique.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’ancien chef de guerre Gulbuddin Hekmatyar, rallié au régime depuis mai 2017 et désormais soutien du président Ghani, appelle à la tenue de ces élections parlementaires et dans les temps. L’ancien moudjahidin longtemps classé comme terroriste par les États-Unis est donc devenu le défenseur de la constitution de 2004, contre l’ancien président qui a porté cette même constitution sur les fonts baptismaux, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes…
Enfin, ce nouveau report pourrait amener certains bailleurs de fonds à annuler leurs programmes de financement de ces élections. Pour sa part, l’Union européenne s’est engagée en janvier dernier à contribuer à hauteur de 15,5 millions d’euros au financement des élections parlementaires de 2019. Or, aucune élection ne peut se dérouler en Afghanistan si elle n’est pas financée par la communauté internationale (l’élection présidentielle de 2014 aurait coûté près d’un demi-milliard de dollars).
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Une démocratie peut-elle subsister sans que des élections y soient organisées à intervalles réguliers ?
La Grande-Bretagne a connu cette situation pendant la Seconde guerre mondiale, la Chambre des communes élue en novembre 1935 ayant été maintenue jusqu’en juillet 1945 – le scrutin qui vit les Travaillistes l’emporter sur les Conservateurs et Attlee remplacer Churchill.
Certes, c’était la guerre, et beaucoup d’électeurs étaient engagés dans les forces armées.
Mais c’est aussi le cas en Afghanistan, et c’est là l’argument que pourrait faire valoir le président Ghani, qui essaie précisément de la terminer, cette guerre civile. Pour des raisons finalement légitimes, il ne serait donc pas totalement illogique que plus aucune élection, aussi bien parlementaire que présidentielle, n’ait lieu tant qu’un accord de paix ne sera pas signé avec les Talibans.
La constitution afghane de 2004 serait en quelque sorte « suspendue » jusqu’au règlement du conflit, un peu comme la constitution française de 1793, à peine adoptée, fut jugée inapplicable alors que la patrie était en danger et que seule la dictature de la Convention pouvait la sauver.
Le problème est que les partenaires occidentaux du gouvernement de Kaboul pourraient trouver à redire à cette mise entre parenthèses de la démocratie afghane.
Et surtout, le président Ghani n’est pas Churchill, n’a pas son charisme, et on voit mal comment il continuerait d’exercer sa fonction si des élections présidentielles ne sont pas organisées à la date prévue…
1 Comment
Il ne peut pas y avoir de démocratie avec un gouvernement créé à l’abri de troupes étrangères. Un pays indépendant peut faire appel à des troupes étrangères mais des troupes étrangères ne peuvent pas entrer dans un pays et changer le système sans y être invitées. Sinon, cela donne une “démocratie contrôlée” à la sud-coréenne ou au mieux à la japonaise, et au pire, à l’afghane, à l’irakienne ou à la libyenne, tous les efforts de la société occupée sont alors concentrés pendant des décennies à restaurer d’abord l’indépendance avant même de poser la question du fonctionnement de la “démocratie”. C’est pour cela que la Charte des Nations Unies est basée sur un principe central : non ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat …car ce sont toujours des Etats forts qui s’ingèrent dans les affaires d’Etats faibles, jamais le contraire. Charte systématiquement violée par les puissances de fait néocoloniales depuis une trentaine d’années.