TUNISIE – Une démocratie entre réaction et renoncement

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Le 6 mai 2018, la Tunisie a voté pour élire les conseils municipaux. Si le parti islamiste Ennahdha a confirmé son assise populaire et peut être considéré comme la formation qui a remporté l’élection, les véritables vainqueurs, en nombre de voix, sont cependant les candidats indépendants, sur lesquels se sont reportés les votes de ceux qui n’ont pas renoncé à la démocratie tunisienne. Mais ce sursaut démocratique ne doit pas occulter l’abstentionnisme record qui a marqué ces élections.

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La démocratie locale en marche

L’été s’est installé et les Tunisiens ont tourné la page des élections municipales organisées le dimanche 6 mai 2018, en un seul tour et à la proportionnelle.

Depuis, ils vaquent à leurs occupations préférées et vivent sous le règne de l’horaire administratif de la traditionnelle « séance unique » (9h00-13h00), des après-midis plages et des soirées chicha.

Ils gardent en mémoire ce que les principaux responsables d’Ennahda leur ont asséné le soir de l’élection sur la base des « résultats préliminaires », pour reprendre la terminologie de l’ISIE (Instance supérieure indépendante pour les Élections). Cette instance est indépendante. Elle n’entretient aucun lien avec les services du ministère de l’Intérieur tunisien (contrairement à l’usage dans les démocraties européennes où le Ministère de l’Intérieur reste « le patron » des élections).

L’ISIE est la résultante d’un choix politique original de la Tunisie post-Bourguiba/Ben Ali : une initiative prise, dans une « ambiance révolutionnaire », qui autorise les choix les plus audacieux (et plus romantiques) pour faire table rase du passé. La « nouvelle » classe politique tunisienne, surgie après le départ/fuite, le 11 janvier 2011, de l’ancien président, Ben Ali (1987 – 2011), et la dissolution expresse de son parti, le vieux mouvement destourien (1901 à 2011), décide alors de procéder à la coupure brutale et globale du cordon ombilical avec le ministère de l’Intérieur, considéré tout à la fois comme l’instrument politique du gouvernement et du pouvoir en place (1957-2011) et l’instrument de la falsification des résultats de  toutes les élections intervenues en Tunisie depuis son indépendance, en 1957.

Municipales : les chiffres du scrutin

1.802.695 votants (sur 5.369.892 électeurs potentiels) ; 350 municipalités ; 1.055 listes partisanes ; 860 listes indépendantes ; 159 listes de coalition.

7.122 conseillers élus : candidats indépendants, 2.373 élus ; Ennahdha, 2.193 élus ; Nidaa Tounes (le parti du président Essebsi, qui a servi de refuge à nombre de figures de l’ancien régime), 1.600 élus. Suivent au loin le Front populaire, 261 élus ; le Courant démocrate, 205 élus ; Machrou, 124 élus ; Achaab, 100 élus ; Afak Tounes, 93 élus ; et diverses autres formations qui se partagent 394 postes.

Ennahdha devance ainsi son allié et remporte de nombreuses grandes villes du pays, notamment Bizerte, Tunis, Sfax, Kairouan, Jendouba, Béja, Gafsa, Gabes, Médenine et Tataouine, tandis que Nidaa Tounes précède Ennahda dans deux villes uniquement, Nabeul et Le Kef ; et les deux partis du gouvernement se neutralisent dans les villes de Sousse, Monastir, Kasserine et Sidi Bouzid. Mais ce sont les listes indépendantes qui occupent le haut de l’affiche politique, avec près de 33%, des sièges.

Les indépendants gagnent dans les urnes…

Mais ils « perdent » dans la communication, tant en Tunisie que dans les titres de la presse internationale.

Le journal français Le Monde illustre bien le phénomène lorsqu’il écrit, le 10 mai 2018 : « En Tunisie, des forces ‘indépendantes’ émergent des élections municipales. Selon les résultats définitifs du scrutin du 6 mai, le parti islamiste Ennahda arrive en tête, devant Nidaa Tounès, tandis que les diverses listes ‘indépendantes’ raflent un tiers de sièges. »

Les analystes du Monde, comme ceux des autres médias occidentaux, tout en constatant le phénomène des candidats indépendants, donnent cependant l’impression à leurs lecteurs que ce sont « les islamistes » qui ont le vent en poupe, en Tunisie, et viennent de remporter les élections municipales. Les titres, vendeurs, de la victoire du parti religieux tunisien, n’empêchent cependant pas le journaliste de décrire dans son article la « désaffection pour les partis traditionnels » et le « désaveu » qui « mettent sévèrement à mal l’hégémonie qu’exerçaient depuis 2014 dans le champ politique Ennahdha et Nidaa Tounès ». Mais, comme un quiproquo, c’est l’idée de la victoire des islamistes que retiendra le lecteur.

L’ISIE, en effet, a mis plus d’un mois pour annoncer les résultats, entre l’élection qui s’est tenue le 6 mai et la sortie des chiffres officiels, le 14 juin 2018 : alors que les débatteurs des cafés et les spécialistes des plateaux de télévision et de radio focalisaient leurs commentaires sur la seule question de savoir qui des deux duettistes adversaires –et néanmoins complices– des deux partis politiques qui dominent, ensemble, depuis 2014, la scène politique tunisienne, de Ennahdha ou de Nidaa Tounes, avait finalement gagné les premières élections municipales organisées depuis le changement de régime en 2011, les véritables vainqueurs, les listes indépendantes issues de la société civile, demeuraient dans l’ombre. Le mal était fait… Lorsque les résultats définitifs furent publiés, les esprits étaient déjà ailleurs ; ils se projettaient dans les perspectives de la coupe du monde de football : ils étaient en Russie, où la Tunisie signait son retour.

La presse internationale retiendra donc deux informations. La première est la victoire du parti Ennahdha, aux premières élections municipales tunisiennes libres ; une sorte de « fake-news », alors que la presse mainstream dénonce quotidiennement l’approximation des réseaux sociaux et des sites de presse indépendants. La seconde, qui emboîte le pas à la première, c’est la victoire à Tunis de la liste de Souad Abderrahim, la candidate qui ne porte pas de foulard, néanmoins soutenue par Ennahdha. Une nouvelle partiellement vraie… ou partiellement fausse. La liste menée par Souad Abderrahim arrive certes à la première place et rafle le plus grand nombre de sièges (21 sièges sur 60), mais elle ne remporte pas l’élection. Il lui manque 10 sièges pour remporter la Mairie de Tunis, mode de scrutin proportionnel oblige. La candidate a d’ailleurs très vite compris la situation et proposé à son adversaire-rival de Nidaa Tounes, Kamel Idir, de construire une alliance de majorité à la mairie de Tunis (il s’agirait de faire comme à l’Assemblée des représentants du Peuple, le parlement tunisien, mais en inversant les rôles : à l’ARP, le chef de la coalition, c’est Nidaa Tounes, et l’appoint vient d’Ennahda). Mais l’islamiste sans voile s’est heurtée à une fin de non-recevoir de la part de Kamel Idir. Les tractations, conséquence naturelle de la proportionnelle, vont se poursuivre cependant : le refus de collaborer de Kael Idir n’empêchera peut-être pas la représentante d’Ennahdha d’être élue maire de Tunis, avec le soutien (« la trahison », disent certains) de quelques intéressés, dont deux élus du parti Machrou Tounes (Projet pour la Tunisie), dirigé par Mohsen Marzouk, premier dissident du parti Nidaa Tounes, auquel il avait reproché d’avoir retourné sa veste et trahi ses électeurs (puisque Nidaa Tounes avait été élu pour combattre Ennahdha, avec lequel il avait fini par s’allier pour gouverner le pays, au risque de s’affaiblir, de brouiller son image et de préparer la prochaine victoire du parti religieux, aux élections présidentielles et législatives tunisiennes de 2019).

Un abstentionnisme record

Les listes indépendantes occupent la première place avec 32,3% des suffrages exprimés, contre 29,68% pour Ennahda (« Renaissance », parti à idéologie religieuse islamique), qui occupe la seconde place, et 22,17% pour Nidaa Tounes (« Appel de la Tunisie », parti laïc et conservateur, de centre droit).

Mais cette répartition entre les trois gagnants (80% des suffrages exprimés) cachent l’information qui ne semble intéresser personne dans les grands médias et n’interpeller que les universitaires et quelques analystes politiques dans leurs bureaux feutrés des responsables politiques qui la connaissent et l’occultent : une participation radicalement faible, à peine 35% du corps électoral, deux fois plus faible que lors des dernières élections législatives de 2014, soit une abstention record de près de 65%.

Le signe indéniable d’un désengagement radical des citoyens tunisiens et d’une résignation massive…

La politique locale tunisienne dominée par l’incertitude

Dans plusieurs localités, les listes indépendantes précédent les deux partis dominants, s’intercalent entre eux ou les talonnent.

Il en est ainsi dans les villes environnantes de Tunis. À l’Ariana, l’universitaire Fadhel Moussa (professeur et ancien doyen de la faculté de droit) crée la surprise et arrive en tête du scrutin, avec sa liste indépendante Al Affdhal (la Meilleure). Ancien militant du parti Attakatol (fondé au lendemain de la révolution par le socialiste Mustapha Ben Jaafar, qui participa à la majorité gouvernementale post-révolution et présida l’Assemblée constituante de 2011 à 2014), Fadhel Moussa terrasse les deux partis du gouvernement.

Dans la banlieue tunisoise nord, à La Marsa, le candidat indépendant Slim Meherzi, un médecin pédiatre, ancien champion de volley-ball, qui a construit sa campagne sur le rejet des « passe-droits » et du « deux poids, deux mesures » et promeut le traitement égalitaire de tous, arrache près de 35 % des suffrages.

Dans l’île de Kerkennah, c’est la liste indépendante Kolouna Kerkennah (« Nous sommes tous Kerkennah ») qui arrive en tête. Il en est de même à Kelibia (dans la région du Cap Bon). À Mahdia, (dans la région du Sahel), la liste Manara (Le Phare) s’intercale entre les deux partis du gouvernement, et ne rate la première place, remportée par Ennahdha, que de quelques voix.

Ces listes indépendantes, souvent issues de la société civile, se tiennent à l’écart des formations politiques et à équidistance des deux partis du gouvernement. Dans tous les cas, le plébiscite des listes indépendantes s’explique par un double axiome : la notoriété et la probité dont jouissent les têtes des listes et le rejet des deux partis du gouvernement. Il en est ainsi principalement pour le parti Ennahdha, dont l’électorat fond comme neige au soleil : 1,5 million de votants en 2011 ; près d’un million pour les élections législatives de 2014 ; et à peine 500.000 électeurs lors de ces élections municipales du 6 mai 2018. Trois fois moins d’électeurs en sept ans. Le même rejet frappe l’autre parti dirigeant, Nidaa Tounes, dont est issu l’actuel président, Béji Caïd Essebsi. Inexistant en 2011, victorieux aux élections présidentielles et législatives de 2014, il trébuche également. Environ 1.200.000 électeurs en 2014. Moins de 600.000 en 2018.

Cela étant, la victoire (toute relative, donc) des « indépendants » ne présage pas nécessairement d’un somptueux avenir démocratique pour la Tunisie.

Deux pépites de la démocratie locale tunisienne ne manquent pas de piquant. La première, c’est Mohamed Abbou : sa réputation est celle d’un homme intransigeant, « droit dans ses bottes », qui se veut l’homme de la « bonne gouvernance », à la tête du Courant démocrate, qui emporte sur son nom de nombreux sièges dans le sud du pays, dans les régions oubliées par Tunis et économiquement sinistrées où l’on aspire à plus de justice sociale.

La deuxième, c’est Abir Moussa, une avocate, ancienne militante du RCD (le Rassemblement constitutionnel démocratique, le parti de l’ancien régime, du dictateur Ben Ali)… Elle a été la seule militante à s’opposer à la dissolution du RCD, après la révolution de 2011. Aujourd’hui, elle milite à la tête du PDL (le Parti destourien libre) qui l’emporte à Siliana, région qui s’était pourtant soulevée contre Ben Ali en 2011. Abir Moussa est l’un de ces anciens RCDistes qui se sont reconvertis sinon sous l’étiquette de Nidaa Tounes, sous celles de l’indépendance… Chassé par la porte, l’ancien régime est revenu par la fenêtre…

Paradoxes tunisiens ? Ou coexistence du passé et du présent, de l’ancien et du nouveau ? A voir…

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À la fragmentation politique des conseils locaux qui auront à gérer les trois cent cinquante municipalités tunisiennes, pour les cinq années à venir, s’ajoute une bonne nouvelle : alors que les têtes de listes présentaient 70 % d’hommes et seulement 30 % de femmes, le pourcentage de la répartition des sièges des conseils municipaux est beaucoup plus équilibré.

Il frôle, de peu, la parité hommes/femmes. Ces dernières remportent 47% des sièges municipaux. En outre, 37 % des élus sont âgés de moins de 35 ans. Belles promesses pour l’avenir de la démocratie tunisienne Un exemple pour les jeunesses de nombreux pays arabes eet pour celles de nombreux autres pays ou la religion musulmane est la religion de la majorité des citoyens.

Mais, au risque de voir l’ancien régime se réveiller localement sous l’étiquette trompeuse de l’indépendance politique, s’ajoute l’écrasant désengagement de la majeure partie de l’électorat tunisien. C’est cette résignation qui apparaît comme le plus grand danger, la plus sérieuse menace pour la démocratie en Tunisie.

Les prochaines législatives révéleront si cette tendance emportera la démocratie tunisienne ou si la réaction de la jeunesse saura transformer l’essai de la révolution de 2011.

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Tarek MAMI

Journaliste - Paris (FRANCE) Directeur de Rédaction - Radio France-Maghreb 2

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