SYRIE – Ma famille bédouine dans la tourmente. Rouge, couleur keffieh…

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Hussein parle au téléphone. Il m’appelle de Jordanie, mais j’ai l’impression qu’il est à côté de moi, car je tiens dans la main cette photo que j’aime tant. Notre première rencontre, il y a 16 ans…

Le désert y est immense, et son troupeau de moutons aussi. La photo est un peu floue, à cause de la chaleur, mais surtout de la poussière balayée par ces milliers de pattes qui entourent ce grand gaillard tout maigre avec sa galabiyeh blanche, qui brille sous le soleil, et son keffieh rouge.

Derrière lui, on devine les ruines d’un château. Il avance, ils avancent en bêlant vers moi. Il sourit ; et, même si ses dents sont brunes de cigarettes, de thé et de café, son sourire illumine. Il se marre de me voir à quatre pattes moi aussi, avec mon appareil photo et exactement deux secondes pour réaliser l’image de mes rêves, avant d’être noyée dans une masse mouvante de poils poussiéreux.

Au cœur de la Syrie…

Les Bédouins n’ont jamais rencontré beaucoup de monde. Alors, quand une femme étrangère, seule, débarque pour prendre des positions aussi surprenantes, on remet son keffieh bien droit. Puis, évidemment, on l’invite à boire le thé ; mais, ça, ça va sans dire…

« Enfin, là, on a une maison en pierre, c’est déjà mieux, ne t’inquiète pas trop… » Depuis que son fils de 12 ans est mort à cause d’un problème d’eau au camp de Zaatari, Hussein me répète « Ne t’inquiète pas » comme un mantra. Il essaie de conjurer le sort, sans doute. Pour ce qui est de la maison de pierre, je ne dis plus rien. Je sais déjà qu’on parle du squat, d’un chantier, qu’il n’y a pas d’eau, pas d’électricité, et qu’il doit manquer quelques murs… Je sais aussi que pour douze personnes, une pièce, ce n’est pas terrible.

« Il y a du travail ? » « Non. » « Mais comment vous nourrissez vous ? » « On s’arrange puisque que les enfants ne vont plus à l’école. » Je ne sais pas trop ce que je dois comprendre ; alors, je n’insiste pas. Si « on s’arrange », alors on s’arrange… Hussein n’a pas envie de répondre à des questions trop précises, je le sens bien…

Abed, son frère, n’est pas loin, dans une autre « maison de pierre », avec sa femme, ses enfants et une partie de sa belle famille.

Ils n’ont rien dit « ceux du UN international » quand toute ma famille est partie du camp de Zaatari. Ils savent bien qu’ils y a un problème avec l’eau ; et puis, qu’il est difficile de se nourrir. La vie sous la tente, pour des Bédouins, c’était de loin le plus facile.

« Alors, tu as parlé au gouvernement français ? » Ça aussi, ça fait belle lurette que j’ai abandonné, d’expliquer mes très misérables contacts avec « le gouvernement français ». Mais, victoire, j’ai réussi à parler au HCR, même si ça m’a pris quinze jours de sonneries dans le vide. On a fini par me passer le service de la « protection », ouvrant d’un coup un espoir dans cet avenir bien sombre que je vois se profiler pour l’oncle de mes enfants et leur grand-mère. Mais c’était un leurre, le nom du service…J’ai vite compris.

« Oui…. Bon… Ben… Là, madame, en fait, concernant les Syriens, le HCR n’a pas vraiment de solution, en dehors des camps… Enfin, comment vous dire ? Pour la famille de vos enfants… Oui… Euh… Il faudrait qu’ils aillent à Amman, demander un visa touriste en France au consulat… Oui, oui, oui ! J’ai bien compris qu’ils sont réfugiés, madame ! Mais en fait… Euh… En fait… Enfin, ils doivent demander un visa… Euh… Je ne vous cache pas que les chances d’obtention sont aléatoires, hein… Sans compter qu’il y a la queue… Oui, oui, je sais bien que c’est la guerre, là-bas… Quoi? Oui, enfin, ça, tous les Syriens ont de la famille en France… Enfin, je veux dire, à moins que vous y alliez vous-même… Et même là… Oui, oui ! Le consulat sait bien qu’ils ne sont pas vraiment touristes… Mais, en dehors de cette solution… Si vous voulez… Il n’y a que 500 familles sur 2 millions et demi de réfugiés qui pourront partir en Europe et, ça, personne n’a la main là-dessus. C’est le travail de nos équipes sur place… Alors, comment vous dire ? Ce n’est pas simple. C’est pour ça que je pense que la solution du visa touristique, même si c’est un peu hasardeux… Bon, après il y a le problème, une fois qu’ils sont en France, de la demande de statut de réfugiés… Vous me dites qu’ils sont six, incluant votre belle-mère handicapée… Ah… Ça complique un peu l’entretien au consulat, ça… Enfin, il faut déjà qu’ils aient le visa et puis vous envoyez les billets… Après, il faut que vous preniez tout intégralement à votre charge jusqu’à ce que votre beau-frère obtienne le statut de réfugié, jusqu’à ce qu’il trouve un travail… Ça peut être un peu long. Par contre, les 3 enfants seraient scolarisés… Oui… Chasseur de faucons, vous dites ? Ah ! Hou, là ! Je ne connais pas du tout ce secteur…. Oui… Enfin, il est évident que tout ça risque de prendre un certain temps… Enfin, il faudrait déjà qu’ils aillent à Amman remplir le formulaire de visa touristique… Oui, oui… Je suis d’accord avec vous, ce n’est pas encore complètement au point comme système… En effet, pas complètement… »

Je ne vais pas pouvoir expliquer cela à Hussein.

« Alors il a dit quoi, le gouvernement ? Ils veulent encore nous bombarder les français, c’est ça ? Tu ne veux pas me le dire ? »

Comment en est-on arrivé là ? De cette photo de rêve, d’un bédouin syrien au noble keffieh rouge, à cet échange si douloureux avec un homme épuisé, déboussolé et à qui je n’ai répondu que des balbutiements de honte….

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About Author

Adeline Chenon Ramlat

Journaliste (Spécialiste des tribus bédouines du Proche-Orient)

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