À la fin de cette année 2014, après le départ des troupes de la coalition internationale, le maintien de l’ordre et la sécurité intérieure en Afghanistan ne reposeront que sur les seules forces de police afghanes. Treize ans après l’intervention internationale, des millions d’euros et de dollars plus tard, sont-elles capables de faire face aux défis qui les attendent ? Et qu’ont réellement mis en œuvre les Occidentaux pour les y préparer ?
Le propos se limitera à la sécurité intérieure et aux formations des services de police afghans en témoignant de quelques réussites, des erreurs commises et des échecs rencontrés.
Après la chute des Talibans et la signature du Traité de Bonn (qui entérinait le renversement du gouvernement taliban par la coalition internationale et confiait le gouvernement intérimaire de l’Afghanistan à l’ONU – décembre 2001), il était convenu que l’Allemagne prendrait en charge la réforme générale de la police afghane, à l’exception des services de lutte antidrogue, secteur attribué aux Britanniques.
Cette répartition des tâches était toutefois éminemment théorique. Dans les faits, les États-Unis étaient partout présents et menaient la barque comme ils l’entendaient, sûrs qu’ils étaient de leur victoire et de la rapide remise au pas de l’Afghanistan qu’ils croyaient leur être acquise.
Les autres pays invités à participer à la coopération policière avaient peine à trouver leur place dans ce cadre : la coordination était faible, les doublons étaient nombreux, et chacun agissait plus ou moins de manière unilatérale, sans réellement se préoccuper du résultat global. Les moyens financiers et humains mis en œuvre faisaient la différence : les Américains étaient en tête du peloton, par l’intermédiaire du United States Central Command (CentCom) et du Combined Security Transition Command Afghanistan (CSTC-A) ; les Allemands étaient quant à eux représentés par une cinquantaine de policiers, qui travaillaient au sein du German Police Project (GPPO) ; ils mettaient annuellement une cinquantaine de millions d’euros sur la table. L’apport des Britanniques était à peu près équivalent. La France était loin d’atteindre ce niveau, puisque sa contribution annuelle se montait à peine à un peu plus d’un million d’euros.
La méthode a évolué au fil des années …
Au début de l’intervention, entre 2001 et 2007, deux philosophies diamétralement opposées se sont heurtées : les méthodes allemande et américaine.
Les Allemands, théoriquement maîtres d’œuvre, s’inscrivaient dans une réforme de fond de la police, à mener sur plusieurs années, et privilégiaient l’enseignement des techniques policières « civiles ». Les Américains, en revanche, faisaient le forcing pour promouvoir des formations courtes, de trois à huit semaines, souvent limitées au simple maniement d’armes.
Le but des États-Unis était de permettre à l’Afghan National Police (ANP) de suppléer rapidement l’Afghan National Army (ANA) dans les régions difficiles. La suppression du GPPO allemand et son remplacement, en 2008, par une structure européenne (l’EUPOL), désorganisée et inopérante, ont laissé le champ libre, définitivement, à la méthode américaine.
Le Département de la Défense américain, par l’intermédiaire du CSTC-A et, plus généralement, du CentCom, a dès directement dirigé la réorganisation des forces de sécurité afghanes (armée et police). Plus de 7.000 militaires américains furent employés par ce programme. Outre le maniement des armes, les formations plus techniques, qui nécessitaient un certain savoir-faire policier, étaient assurées par des agents retraités sous contrat avec des sociétés privées ; les célèbres DynCorp et Blackwater se partageaient le gâteau…
La première était chargée de la restructuration du Criminal Investigation Department (CID), l’équivalent de la police judiciaire. La seconde avait en charge l’ensemble des services liés à la répression du trafic de drogue. La police aux frontières faisait quant à elle l’objet d’un partage de contrat.
Les deux compagnies étaient constituées, en grande majorité, d’anciens policiers ayant appartenu à des administrations spécialisées (DEA, CNTF, Douanes, etc.). Blackwater, compte tenu de sa position dominante en matière de lutte contre les stupéfiants, avait surtout attiré des anciens agents du contre-narcotique américain (DEA).
Ces compagnies bénéficiaient de pouvoirs très importants, délégués par le CentCom et le CSTC-A. Elles procédaient non seulement à des formations, mais prenaient aussi une part active à la réforme de la police : elles définissaient la structure des services (appelée « tashkil » en dari). Les sociétés privées devinrent de facto des interlocutrices privilégiées, pratiquement incontournables dès lors qu’il s’agissait de procéder à la mise en place de programmes bilatéraux avec la police afghane. Pas de formations antidrogues sans avoir Blackwater dans le jeu ! Son successeur (SOSi) bénéficia des mêmes avantages et prérogatives, en charge d’un contrat de 17 millions de dollars destinés à soutenir l’académie de police antidrogue et à financer des formations.
Malgré cette débauche de moyens, les résultats sur le terrain se révélèrent plutôt médiocres. Quelques mois plus tard, sans vraiment changer de méthode, les Américains, soucieux d’associer leurs alliés à l’échec qui commençait déjà à se profiler, donnèrent l’impression de vouloir partager les prises de décisions avec leurs eux, par l’intermédiaire de l’International Police Coopération Board (IPCB), censé mettre en place une politique globale de réforme et éviter les initiatives individuelles de certains pays, souvent source de doublons en matière de formation.
L’EUPOL, plombé par des règles de sécurité qui empêchaient l’organisation d’être réellement opérationnelle sur le terrain, devint rapidement une « usine à gaz », dont les travaux n’avaient pour but que d’élaborer des théories aussi fumeuses qu’inadaptées aux conditions réelles du pays.
Les domaines privilégiés furent : la lutte contre la corruption, le respect des droits de l’homme, la lutte contre le crime organisé, la formation, les polices urbaines, l’évaluation des performances de la police afghane et la mise en place d’une stratégie de déploiement.
La France, après avoir boudé l’EUPOL, y a finalement renforcé sa présence, mais sans jamais réellement croire à cette institution, aussi coûteuse qu’inutile, et a continué de mener des projets parallèles.
Après avoir assuré la construction d’un laboratoire de police scientifique et celle de bâtiments spécialisés dans la protection des mineurs, la mission française a mené des projets orientés dans trois directions principales, définies par l’ancien ministre de l’Intérieur afghan, Mohammad Haneef Atmar lorsqu’il était au : l’investigation et la formation des policiers chargés de la lutte contre le trafic de drogue (par la construction en cofinancement avec l’Union européenne d’une académie de police antidrogue) ; la création d’une unité de protection des officiels, à l’instar du Service de Protection des Hautes Personnalités (SPHP) français ; et la formation des policiers de l’Afghan National Civil Order Police (ANCOP), dont a été chargée la gendarmerie.
Le bilan général de l’aide occidentale est cependant très décevant et, aujourd’hui, l’efficience et la durabilité de la plupart des projets d’appui au ministère de l’Intérieur afghan menés par la Communauté internationale apparaissent globalement plutôt faibles au regard des sommes considérables dépensées.
L’appropriation par la partie afghane de réformes qu’elle a toujours considérées comme imposées était largement perfectible : c’est la cohérence même des structures mises en place qui est discutable. L’exemple du choix d’un ministère de l’Intérieur bicéphale est lui-même éloquent, un ministère tiraillé entre, d’une part, les responsables de la lutte contre la drogue, à l’image de la DEA, objet de toutes les attentions, et ceux de la sécurité, de l’autre : les passerelles et la synergie entre ces deux organes ont toujours été quasi inexistantes.
En outre, le transfert et la promotion d’une véritable culture policière au sein de la police afghane n’a jamais été une réelle préoccupation des formateurs occidentaux.
Les Afghans eux-mêmes ont toujours montré fort peu de motivation à participer à cette force policière. Preuve en fut le nombre ahurissant de défections des stagiaires en cours de formation ; une situation dont la responsabilité incombe en grande partie au système d’encadrement américain et au manque de respect accordé aux élèves. Le général William B. Caldwell, un des principaux responsable de la formation des policiers afghans, a déclaré que 67 % des élèves policiers renonçaient à leur formation pour repartir dans la vie civile.
Il est vrai que le recrutement des policiers formés dans les académies de police créées par le CSTC-A s’apparentait à de l’enrôlement forcé. Entrainés par des « contractors » et des formateurs afghans, les recrues subissaient un entraînement peu motivant. La plupart du temps, les stagiaires étaient laissés aux mains des formateurs afghans. On aurait pu y voir une démarche positive, sur la voie de « l’afghanisation » des forces de l’ordre, si les formateurs en question n’avaient pas eu pour habitude de maltraiter les stagiaires en leur infligeant régulièrement des châtiments corporels. Dans de telles conditions, démotivés par un revenu de moins de 100 dollars mensuels, bon nombre de stagiaires préféraient abandonner l’académie avant la fin de leur formation (on notera que la filière française a eu plus de succès : les gendarmes français n’ont enregistré que 6 % de défection dans leurs écoles).
Le résultat final est inquiétant, à la veille du départ des troupes de la coalition : les presque 160.000 hommes qui constituent les forces de sécurité intérieures restent peu motivés, mal encadrés et pour la plupart corrompus.
Pour quelques brigades bien formées, combien de policiers sont-ils réellement capables de faire régner l’ordre dans leur circonscription ? Trop peu pour résister longtemps à la rébellion si celle-ci s’amplifiait au départ des troupes internationales (et les raisons d’être optimistes sont rares…).
Il faudra sans nul doute au futur chef de l’État afghan savoir composer avec l’adversaire, plutôt que de pouvoir compter sur ses forces de sécurité, s’il veut demeurer au pouvoir.