Le « régime » algérien ne s’inquiète pas outre-mesure de l’acharnement « analytique » des médias européens, qui n’en finissent pas de lui chercher des failles, de déterminer des causes d’effondrement et de prédire des échéances apocalyptiques qui ne se précisent toujours pas. Quand la presse occidentale déforme les réalités sociopolitiques algériennes… Historique fouillé, sévère mise au point et précisions utiles.
Une lecture simplifiée domine dans les approches du champ politique algérien.
Portée par la presse occidentale, cette lecture fait autorité et offre un confort intellectuel qui dispense de recourir au travail ardu qu’exige la compréhension des formations sociales. Il y aurait, ainsi, une dictature, issue de la lutte pour l’indépendance, représentée par le Front de Libération nationale (FLN) et/ou ceux qui en tirent la « légitimité historique ».
Par des glissements sémantiques, l’Armée nationale Populaire (ou les « généraux »), prolongement de l’Armée de Libération, peut être présentée comme le vrai centre du pouvoir, quand ce n’est pas un « cabinet noir » aux contours indéfinis qui détiendrait les rênes de la décision.
En face, une opposition, qui pourrait accéder au pouvoir si ce n’était la fraude électorale qui l’en empêcherait…
Ce tableau fait autorité depuis l’ouverture politique initiée à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Mais, plus exactement, après la disparition du Front islamique du Salut (FIS) des joutes électorales, à travers une intervention des militaires, soutenus ou appelés à cela, notamment, par une partie du courant dit « démocrate », aujourd’hui allié du même FIS contre le pouvoir en place.
Le vent du « printemps » dit arabe n’y étant pas pour rien, ajouté au feu roulant de la propagande occidentale, qui a trouvé les voix algériennes qui l’appuient, le bruit ne laisse aucune place à la réalité du terrain. Il n’y a qu’à se baisser pour ramasser le reportage. Alors que l’évidence des faits est disponible et ne manque pas de se livrer à chaque occasion, comme lors de l’élection présidentielle du 17 avril, qui a révélé que le bloc social dominant, le sérail ou le « pouvoir », comme on l’appelle, est seul à pouvoir peser sur la scène politique et à l’animer. Il le fait directement ou à travers ses personnalités passées à ce qu’on peut appeler « l’opposition ». Ce fut le président sortant, Abdelaziz Bouteflika, et Ali Benflis, son ex-premier ministre et ex-directeur de campagne, en 1999, qui firent l’événement. Ce furent de même d’ex-dirigeants du pays qui ont fait le plus de bruit. Tels Liamine Zeroual, ex-président de la république et l’ex-premier ministre, Mouloud Hamrouche, qui ont alimenté les spéculations des médias.
Tout autour, une coordination pour le boycott du scrutin, qui regroupe pourtant plusieurs partis, n’aura pas mobilisé les foules et n’aura pu exister que grâce à la complaisance de la presse, une presse qui, ce faisant, meuble le vide politique entre deux échéances ou fait office d’opposition, comme lors des appels au « changement de régime » en 2011.
En fait, hormis le court intermède des années 89 à 92, l’État n’a pas concrètement connu de transformation fondamentale. Un peu plus de « transparence » dans l’affichage des divergences internes et des discours, une opposition plus visible, une critique publique formalisée dans une presse libérée et un retrait relatif de la « légitimité historique » en tant que source de pouvoir. On est donc en présence d’un État réaménagé en fonction des crises qui l’ont secoué et qui a fini par trouver un certain équilibre conforme aux nouvelles exigences politiques.
Ce qui ne gâche rien, c’est que l’essentiel des ressources financières, au montant très confortable, reste entre ses mains.
L’État peut alors confirmer son rôle central de principal opérateur, grâce à sa capacité de mener les grands travaux d’infrastructures, d’assurer le financement de vastes projets de logements, de maintenir et de soutenir une partie du secteur public économique, de peser dans les choix de partenariat avec l’étranger, de suppléer à la faiblesse du secteur privé, de générer des devises et donc de représenter la seule garantie de solvabilité de l’économie nationale.
Le « régime » algérien a pu ne pas s’inquiéter outre-mesure de cet acharnement « analytique » qui n’en finit pas de lui chercher des failles, de déterminer des causes d’effondrement et de prédire des échéances apocalyptiques qui ne se précisent toujours pas.
Historiquement, la situation actuelle a des racines assez significatives pour ceux qui recherchent l’objectivité. Dès l’entame des premières libertés politiques, la naïveté était de considérer la démocratie, tel qu’il est d’usage de le faire, comme un système sui generis achevé, valable en tout temps et tout lieu, qu’il suffit d’instituer pour le voir fonctionner. Ce qui fut compris.
Un vent d’euphorie gagne les élites intellectuelles et politiques, renforcé par le vacarme de la chute des bureaucraties de l’Est européen et alimenté par les pressions du néolibéralisme triomphant. Dans la foulée des mesures de libéralisation politique, c’est le « programme d’ajustement structurel » (FMI) qui dévaste le secteur économique public, met à mal le secteur privé national productif et balaie l’essentiel du système de protection sociale.
L’État, personnalisé par le FLN, ouvre les portes du jeu politique à tous ; il débride le marché national et fait du remboursement de la dette extérieure la priorité dans le budget du pays. Le véritable enjeu était là. La scène peut s’animer sans déranger l’essentiel.
Si nous faisons un retour vers le passé, l’Algérie, colonie de peuplement jusqu’en 1954, est régie par un système où les autochtones sont des résidents de second rang – sur environ un peu plus de dix millions d’habitants, un million d’Européens (Français de souche et assimilés) détiennent tous les pouvoirs et tous les postes de commandement dans l’administration et les différents secteurs de l’économie. Les neuf millions d’Algériens en sont exclus et sont confinés aux postes subalternes ou aux tâches d’exécution, à l’exception des professions libérales où l’on peut trouver un très petit nombre d’indigènes. Le paysage politique est configuré en deux collèges électoraux avec prime au premier collège représentant des européens et une part du deuxième collège revenant aux alliés de l’administration coloniale. Alors, les débats et les luttes qui animent le champ politique se concentrent exclusivement sur les conditions de vie et le statut des Algériens –du parti qui prône l’indépendance (Etoile Nord-Africaine, interdit et devenu Parti du Peuple algérien, PPA, interdit et devenu Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques, MTLD) aux réformistes musulmans qui revendiquent la défense de la langue arabe et de l’Islam, en passant par les assimilationnistes qui revendiquent la citoyenneté française pour les indigènes.
Avec les premières cristallisations autour du PPA, les contradictions internes à la population algérienne sont ignorées sous le couvert de la fraternité et de l’unité face à l’ennemi. Même les divergences politiques finissent par être réprimées pour construire le Front de Libération nationale.
Des sécrétions politiques des sociétés européennes, seul le mouvement communiste réussit une implantation et le maintien d’un courant que n’altère pas, de 1956 à 1962, l’intégration dans les rangs du parti unique. À la libération, le départ des Français provoque une véritable hémorragie sociale : en quelques mois, la totalité des institutions et toute l’administration sont vidées de leur encadrement, ce qui est qualifié de sabotage économique par les autorités algériennes. Plus grave, le taux d’illettrisme avoisine les 80% et, malgré les concessions tardives, seuls 19% des Algériens suivent le cycle primaire en 1954 ; ils sont 30% en 1962. À l’université, on compte un étudiant pour 15.000 Algériens, contre un étudiant pour 300 Français.
La société algérienne, confinée dans les bidonvilles, les casbahs des grandes villes ou dans les campagnes pauvres, était, de plus, exclue de l’urbanité, sauf à côtoyer la société coloniale au titre du travail sous-qualifié, de la collaboration ou du faire-valoir ; elle n’arrive pas à produire l’intelligentsia, les élites intellectuelles qui nourrissent traditionnellement l’identité des peuples, expriment leur culture et gèrent les affaires du pays.
Elle se réfugie dès lors dans les mythes d’un passé magnifié, dans la religion et dans le folklore. La révolution algérienne est alors qualifiée « d’éléphant à la tête d’épingle ». La « tête d’épingle », malgré la noblesse et la grandeur de son rôle historique, a la revendication la plus simple à résoudre en politique : la liberté. De facto, le mouvement de décolonisation en Algérie s’est accompagné de la soumission de toutes les expressions et sensibilités politiques à l’objectif principal de l’indépendance du pays.
La direction de l’Algérie indépendante, qui n’a eu aucune difficulté sérieuse, exclut tout type de divergences et instaure un monolithisme politique bâti sur l’unanimité qui a guidé la guerre de libération : toutes les contradictions (et leurs causes essentielles) sont censées être résolues par la destruction de l’ordre colonial. Cependant, les contradictions sociales mûrissent assez pour exploser dans des émeutes populaires dans plusieurs villes dont la plus significative est le « printemps berbère », qui donne le coup d’envoi à la revendication démocratique, suivi des émeutes de Constantine et de la Casbah d’Alger.
L’insurrection d’octobre 1988, qui ébranle notamment la capitale et ses banlieues, parachève la rupture de la société avec le pouvoir en créant de larges brèches dans l’édifice répressif et en accélérant la division du bloc dirigeant, entre « réformateurs » et « conservateurs ». La « souveraineté du peuple » est proclamée en 1989 dans une constitution qui autorise la liberté d’expression et d’association. Les urnes deviennent, en théorie, la seule source du pouvoir.
Mais, les trente années qui mènent au multipartisme se sont déroulées sans que la population soit traversée de débats réels ou qu’elle connaisse un minimum de vie associative, en dehors des mosquées ou des clubs sportifs. Le syndicat unique engagé depuis 1956 à orienter le monde du travail vers le soutien du FLN n’a pas offert de cadre de revendications, ni de formation d’un courant critique, ni préparé la possibilité de se transformer en force politique. Les associations de toute nature et les syndicats « autonomes » nés après 1988 porteront le syndrome de l’unicité des rangs et de l’hostilité aux voix discordantes.
L’ouverture politique octroyée découvre alors un désert politique et culturel où seuls le drapeau de l’Islam réfractaire millénariste, toléré et instrumenté, durant des années, par le régime, et la revendication identitaire berbère ont déjà une base sociale et représentent une opposition significative.
Cet état de fait découpe le corps électoral, convoqué dans la précipitation, en trois grandes tendances : le pôle du pouvoir, arrimé à la légitimité historique ; les islamistes, porteurs de l’âge d’or expurgé de ses sanglantes péripéties (dont le rappel va être quasi immédiat), comme de ses lumières (jamais invoquées) ; et les partis à ancrage berbériste (quoi qu’il s’en défende, le Front des Forces socialistes, FFS, n’aurait pas eu son poids sans cette donnée, encore moins le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie, RCD, qui s’est constitué dans des « Assises du Mouvement amazigh »).
De plus, la structure de l’électorat algérien est dominée par les catégories peu insérées, voire exclues de l’espace social et économique, telles que les femmes au foyer et les inactifs, ainsi que par les illettrés. Le poids des femmes au foyer a d’autant plus d’impact que leur statut doit être pris dans l’acception archaïque du terme. Ce statut religieux et coutumier, renforcé par le droit officiel, fait de la femme un citoyen par procuration, soumis à la volonté des mâles de la famille, y compris les femmes travailleuses ou celles qui sortent pour étudier. Les femmes au foyer représentent plus de 40% des électeurs et les inactifs 14%, ce qui signifie que près de 55% de ceux qui sont en âge de voter ne sont pas insérés dans la vie active et sont de ce fait exclus de l’espace économique et social ou n’ont pas, avec lui, théoriquement de lien direct. Un leader très démocrate et très moderne a ainsi déclaré que « les élections ne sont pas un défilé de mode ».
Les 18-34 ans représentent plus de 50% des électeurs ; c’est une catégorie qui est née et a vécu durant la période postcoloniale et se trouve de ce fait en rupture avec le passé sur lequel repose la « légitimité historique » et aura tendance à plus se situer par rapport au présent dans ses choix. Elle va soit rejeter une modernité inaccessible, parce que celle-ci a un contenu matériel hors de prix, et répondre à l’appel des Islamistes, soit braquer son regard sur l’outre-mer et son étalage de richesses, soit se murer dans l’indifférence, soit s’exprimer directement, à la mesure de ses urgences, par l’émeute.
Par conséquent, en marge, sur le terrain, ce sera l’émeute qui s’invitera parfois, illustrant la réalité du décor ; rien entre l’État et la rue. Un État qui prend de fait un caractère bonapartiste. Ce qui signifie que perdure l’incapacité de la formation sociale algérienne à produire une classe politique et son agora, et pas seulement : la société n’a pas pu mettre en place des traditions démocratiques et ce n’est pas de la seule responsabilité du « pouvoir ».
Là aussi, l’élection qui vient d’avoir lieu a mis en évidence qu’il y a, de plus, une indigence qui règne dans le discours : faute d’adhérer réellement aux règles de la démocratie, les perdants ont recours à l’explication la plus confortable de leur défaite. Même à moins de 1% des suffrages, même invisible, on peut crier à la fraude, sachant la disponibilité d’une partie de la presse, notamment française, à appuyer cette thèse et que le pouvoir prête bien le flanc à sa diabolisation.
Ce faisant, en arrière-plan, cette tactique suggère immédiatement que les Algériens, soit, vivent sous une étouffante dictature, soit, n’ont aucun sens politique qui les ferait surveiller le scrutin ou se révolter contre le détournement de leur choix. Dans les deux cas, se niche le mépris du peuple.
Avec, pour la satisfaction de l’ego, cette foule d’internautes, « anti-pouvoir » essentiel, qui donnera l’écho nécessaire et sera censée servir éventuellement de base sociale, même virtuelle
Pourtant, des outils simples existent qui pourraient en un tour de main offrir la vérité. C’est la statistique qui les propose. Ce sont les sondages d’opinion. Au vu du coût d’une campagne électorale, celui d’une enquête autour d’une ou de deux questions ne doit pas grever le budget. L’affaire concerne aussi -et pourquoi pas- la presse, surtout celle qui veut convaincre des irrégularités du vote. Les instituts de sondage sont foison et très expérimentés en la matière. Ils pourraient en un rien de temps fournir les chiffres qui démonteraient les résultats. Il n’en a rien été, ni avant, après ; et il n’en sera rien.
Ce qui, pour certains, aurait semblé incroyable il y une vingtaine d’années, vient de se produire : une conférence dite « de l’opposition » s’est tenue avec une composante bigarrée, qui va des ex-apparatchiks du pouvoir aux ex-dirigeants du Front islamique du Salut (FIS), en passant par les supposés « démocrates » purs et durs, ex-ennemis jurés de ce même FIS. Le but : travailler à faire passer l’idée d’une « transition démocratique pacifique ». Peu importe, ici, les discours tenus. Il n’y a rien à en retenir, puisque, consensuels, ils ne comportent que des généralités qui ne risquent pas de diviser et qui ont pour fonction de maintenir la cohésion d’ensemble. Ceci, au moins le temps d’obtenir gain de cause. C’est-à-dire, en tant que « forces du changement », se voir confier les rênes du pays, afin d’y instaurer la liberté, disent-ils. Ils se gardent de parler de « révolution », soit parce qu’ils sont conscients que ce mot implique un vrai changement de système, ce dont ils n’ont nullement l’intention, soit qu’ils ont le sens de la mesure, au vu de leurs capacités de mobilisation, si le mot est pris dans le sens du « printemps » dit arabe.
Il reste que, si l’on s’intéresse aux chances de cette « conférence pour les libertés et la transition démocratique » de parvenir à imposer au pouvoir en place de se démettre ou à l’armée de provoquer un coup d’Etat, on reste dubitatif. Car entre ceux qui prônent une théocratie et les autres, il y a quand même une sacrée différence de vision de la notion de liberté. Ensuite, quand bien même une union sacrée est réalisée jusqu’au bout, il y a le fait qu’il faudrait des actions de rue assez puissantes pour pouvoir établir un rapport de force favorable. Sur ce point, hormis le Mouvement de la Société pour la Paix (MSP, parti islamiste « modéré ») ou ce qui en reste, aucune formation ne jouit d’un minimum d’implantation à même de mobiliser quelques centaines de personnes. Et encore faut-il convaincre les bases sociales, quand elles existent, d’oublier les divergences mortelles qui ont servi à les monter les unes contre les autres. Quant à ce qui subsiste de la base du FIS il serait extraordinaire qu’elle accepte de bouger sur les mots d’ordre qu’elle avait combattus, quand la « démocratie » à la Mouloud Hamrouche passait déjà pour un blasphème.
Reste la société réelle, dont ses couches les plus portées à manifester, c’est-à-dire les travailleurs et les exclus.
Il est très difficile de les voir adhérer à un appel qui ne les concerne pas, un appel assez vaporeux pour ne pas même être entendu, alors qu’ils ont déjà adopté leur propre mode d’expression et qu’ils ont fait leur deuil de la politique, en attendant non pas les gesticulations actuelles, mais des propositions concrètes à la situation concrète qu’ils affrontent. Une « transition », dont seuls ont le secret des personnalités aux intentions insaisissables, présente à n’en point douter trop d’incongruités pour séduire.
En fait, il y a ici la preuve de l’incapacité de la classe politique, de toute la classe politique, d’imposer une solution démocratique à la question du pouvoir.
La société, échaudée par la violence qui a entaché les premières élections pluralistes, s’est peu à peu enfermée dans l’abstention, au fur et à mesure que les enjeux sont devenus moins mortels.
Tous les discours sur la démocratie en général n’ont rien pu et ne pourront rien y faire.