Les aventures de Tintin sont traduites en près de cent langues et leurs ventes dépassent les 220 millions d’exemplaires. À défaut d’être un homme célèbre, Tintin est l’un des plus illustres personnages du XXème siècle, sur lequel il a exercé un impact plus fort que la plupart de ses contemporains. Son créateur, Hergé, a influencé plus que tout autre auteur la psyché des Européens nés entre 1920 et 1990, principalement -mais pas seulement- francophones. Le général de Gaulle avouait avoir Tintin pour « seul rival international ». Témoin de son temps, Tintin l’a également façonné. Le parcours de Tintin à travers le siècle, ses idéologies et ses crises, constitue de véritables archives du XXème siècle. Pour comprendre Tintin, il faut le replacer dans l’univers intellectuel et l’époque de son auteur. Il en va de même pour la question du rapport de Tintin aux Arabes…
Les déterminants littéraires, cinématographiques et idéologiques de l’œuvre d’Hergé en font un épigone de l’orientalisme européen, au décryptage duquel l’auteur nous a invités en parsemant sa création de nombreuses énigmes.
Le système de valeurs d’Hergé est tiré du scoutisme : c’est un idéal pour la vie, une manière de voir le monde et une attitude en société. Ses années de scoutisme lui permettent de quitter une atmosphère familiale qui étouffait cet enfant frondeur à l’esprit libre. Sur le plan politique, le mouvement scout catholique en Belgique colportait alors de manière implicite une idéologie qui exaltait l’individu au lieu de poser les questions de société en termes politiques. Comme beaucoup d’enfants élevés pendant la première guerre mondiale, qui coïncide pour lui avec l’école primaire, ou à ses lendemains, Hergé a, par ailleurs, été marqué par le pacifisme, qui récusait lui aussi les clivages politiques. Sa philosophie individualiste le conduit donc à accepter le monde tel qu’il est sans vouloir le changer.
Foncièrement humaniste, Hergé se sent solidaire des opprimés et des exploités, mais ne milite pas en leur faveur, ce qui marque les limites de son engagement. Sa démarche est d’ordre émotionnel et non politique, ce qui rend d’ailleurs cet auteur très actuel. Il aurait pu faire sienne cette maxime de Joseph Kessel, qu’il admirait : « Les hommes m’intéressent plus que les idées ».
Né en janvier 1929, au début de la montée du fascisme en Europe, Tintin est le fils rêvé qu’Hergé n’a pas pu avoir. La personnalité de Tintin est un condensé de ce qu’il aurait voulu être, avec sa fascination pour le monde de l’aventure où seuls le courage, la détermination et la ténacité permettent à l’individu d’arriver sain et sauf à bon port. C’est un boy-scout intrépide de 19 ans (selon les dires d’Hergé). Sa sympathie va aux faibles. C’est un chic type toujours prêt à défendre un homme victime de la misère, de l’injustice ou de la violence, quelle que soit son origine. Tintin peut aller au bout du monde et braver mille dangers pour sauver un ami, mais il ne se battra pas pour le bonheur ou la cause de tous les malheureux. Il peut tendre la main à un homme, pas à un peuple. Il n’a pas d’éthique d’intérêt public ou collectif. Il pourchasse les bandits, sauve ses proches, mais ne s’intéresse pas aux causes des conflits qu’il traverse. Tintin a beau éprouver de la compassion pour les opprimés, il ne croit pas en un monde meilleur.
Analyser la relation de Tintin aux Arabes, révèle bien les ressorts du rapport de l’Europe au Monde arabe et à l’Orient. Il faut pour cela décrypter les quatre albums de Tintin qui se déroulent au moins en partie dans des pays arabes et sa dernière aventure inachevée, où des Arabes viennent, à l’inverse, en Europe.
Dans Les Cigares du pharaon, album commencé en 1932, Tintin disparaît en Égypte pour renaître en mer Rouge avant d’aborder l’Arabie. Sa renaissance en Orient lui permet de dépasser de manière symbolique son mentor, le grand reporter français Albert Londres, et de devenir lui-même un aventurier au spectacle du monde. C’est une aventure ésotérique qui assigne à l’Orient une fonction exotique héritée de la littérature orientaliste et du cinéma colonial.
Dans Tintin au pays de l’or noir, Hergé renvoie son héros sur le même théâtre, mais doit interrompre l’aventure au moment où Tintin est abandonné en plein désert, le jour de l’invasion de la Belgique par les Nazis, en mai 1940.
Le Crabe aux pinces d’or permet à Hergé de prendre une revanche symbolique sur les envahisseurs, en mettant en scène un capitaine Haddock faisant fuir une bande d’assaillants.
Tintin au pays de l’or noir s’avère prémonitoire sur le rôle du pétrole au Moyen-Orient. En 1971, l’éditeur de la traduction anglaise de cet album demande à Hergé d’en ôter toute référence au conflit israélo-arabe, par parti-pris pro-israélien.
Dans Coke en stock, Tintin livre une leçon de morale en déjouant un trafic d’esclaves en mer Rouge, en 1956.
Hergé ne comprend pas que le temps colonial est révolu et se désintéresse du Monde arabe, dès lors que celui-ci ne répond plus aux critères de son rêve oriental. Certains des personnages arabes d’Hergé font leur réapparition en Europe dans Tintin et l’Alph-art, dernier album de la série, qui est une quête identitaire énigmatique restée inachevée à sa mort en 1983.
Hergé est un auteur fasciné par l’aventure exotique, qui projette sa vision orientaliste sur des contrées qu’il n’a jamais connues. L’image qu’il donne des Arabes dérive de sa conception du monde, marquée par l’époque durant laquelle il a composé les quatre aventures arabes de son héros. Cette image est dominée par un paternalisme de type colonial, tempéré par un humanisme englobant certains de ses personnages arabes, notamment le jeune Abdallah. Les stéréotypes des albums de Tintin sur le Monde arabe, sa langue et ses habitants forment un florilège de l’ignorance. Le traitement de la langue arabe par Hergé n’est pas plus amène. Ceci explique que l’éditeur égyptien qui a traduit ses albums en arabe a laissé de côté ceux qui se déroulent au Moyen-Orient. Cependant, les préjugés d’Hergé à leur égard n’ont pas dissuadé de nombreux Arabes d’apprécier Tintin. Pour comprendre ce paradoxe, il faut considérer la dimension artistique de l’œuvre d’Hergé et ne pas la juger sur son seul aspect documentaire.
L’Arabie saoudite est le premier et le dernier État arabe visité par Tintin. Celui-ci y est davantage allé que dans tout autre pays, mais rares sont ses lecteurs qui s’en aperçoivent. Ceci révèle l’ignorance dans laquelle est tombé ce pays en Europe au cours des dernières décennies. Il a disparu de l’univers intellectuel européen actuel, alors qu’il faisait partie de celui d’Hergé.
L’Arabie a cessé de fasciner Tintin et ses lecteurs du moment où elle sortait de leur fantasme oriental pour entrer dans l’histoire mondiale. Comme la représentation exotique héritée de l’orientalisme européen façonne le parcours de Tintin dans le Monde arabe, le rêve d’Orient est voué à l’échec à partir du moment où l’Orient réel reprend ses droits.
Hergé est toujours resté un homme de l’époque coloniale, même si l’on ne peut le taxer d’être colonialiste, car Tintin, qui n’est pas militant, ne cherche pas à civiliser. Il a adopté une attitude d’observateur au balcon d’un monde troublé. Hergé était un romantique désenchanté, un humaniste désespéré par le spectacle du monde. Artiste déçu par son époque, il prit comme beaucoup d’autres Européens l’Orient pour exutoire rêvé, puis se heurta à la dissipation du mythe oriental.
Mais l’attraction de ce mythe oriental sur les Européens semble irrésistible et contribue jusqu’à nos jours au succès des albums de Tintin.