L’effervescence sociale sans précédent qui secoue l’Irak depuis le 8 juillet 2018 survient dans un contexte socio-économique qui ne pouvait que dégénérer à la moindre crise un peu aiguë.
C’est le manque d’eau qui frappe actuellement le pays, le sud en particulier, une sécheresse d’une rare intensité, qui aura été le déclencheur d’un mouvement de contestation sociale qui dépasse désormais les fractures politiques qui divisent les communautés chiite, sunnite et kurde depuis 2003 (depuis l’invasion de l’Irak par l’armée des États-Unis d’Amérique et le renversement de Saddam Hussein), des divisions qui ont été exacerbées par l’émergence de l’État islamique (EI) et les conséquences de son effondrement durant l’été 2017, au détriment des Kurdes et des Sunnites.
Ainsi, la pauvreté et le désarroi qui touchent de vastes régions du pays semblent dorénavant prendre le pas sur le communautarisme, mais pourrait à terme l’envenimer.
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On aurait en effet pu croire que les premiers troubles de grande ampleur attendus en Irak allaient avoir pour origine la frustration des Kurdes après la ruine de leur rêve d’indépendance et/ou une réaction armée des Sunnites après que, l’EI vaincu, la reconquête des zones sunnites par l’armée irakienne (« chiitisée » depuis 2003 et l’éviction des Sunnites sur lesquels s’appuyait Saddam Hussein) et par les milices chiites irakiennes et iraniennes avait renvoyé les Sunnites « libérés » sous la domination, les brimades et les vexations des maîtres chiites, par ailleurs eux-mêmes animés par le désir d’assouvir leur vengeance, ce qui fut fait dans d’effrayantes proportions à Falloudjah, Tikrit, Samara, Mossoul…
Mais c’est in fine la situation socio-économique catastrophique que connaît l’Irak de l’après-guerre, une non-nation abandonnée à son sort par la Communauté internationale, qui aura eu raison de la précaire stabilité du pays… Moins de la moitié des 71,9 milliards de dollars nécessaires à la reconstruction a en effet été débloquée par les acteurs internationaux.
Quant aux sphères politiques irakiennes, elles se sont révélées incapables de remédier au désastre, et les promesses formulées par les différents partis qui se sont présentés aux élections générales de mai 2018 n’ont dupé personne, comme en a témoigné le taux d’abstention de plus de 55%. Même les « vainqueurs » (la communauté chiite) se sont montrés peu optimistes sur l’avenir économique de leur pays et désabusés par l’éminent état de corruption de leur classe politique.
La crise actuelle, qui se solde déjà par une dizaine de morts, a éclaté le 8 juillet, à Bassora, dans le sud de l’Irak, pour se développer en quelques jours dans toute cette « riche » province pétrolière, enflammant même le centre religieux de Kerbala : principalement, les revendications portent sur l’absence d’aide de la part du gouvernement à une population en proie à une sécheresse comme rarement l’Irak en a connu de ces cent dernières années, laquelle se conjugue à une pénurie d’électricité qui laisse les habitants sans moyen de faire face à une chaleur qui, en journée, atteint quotidiennement plus de 50°C à l’ombre (l’Iran, en effet, également en proie à cette vague de chaleur, connaît un pique important de consommation et a dès lors interrompu ses exportations d’électricité vers l’Irak).
Les protestataires dénoncent la corruption des dirigeants, accusés de s’entendre entre eux pour se partager le gâteau financier que représente à leurs yeux l’État, et réclament que des moyens soient dégagés pour enrayer le chômage galopant qui plonge la population dans le dénuement ou au moins en compenser les effets (entre 20 et 30% des jeunes actifs de moins de 30 ans sont sans emploi ; ces derniers représentent plus de 55% de la population).
Après que la plus haute autorité du chiisme en Irak, l’Ayatollah Sistani, a annoncé officiellement son soutien aux manifestants, la contestation s’est étendue à Bagdad, la capitale, et les sièges de plusieurs partis politiques ont été saccagés, de même que des bâtiments de l’administration publique, mais aussi les représentations de milices chiites, envahies par des Chiites en colère. Ce à quoi le gouvernement d’affaires courantes, lui-même à majorité chiite et ainsi débordé par sa base communautaire, a cru répondre efficacement en coupant le réseau internet, le 14 juillet, dans le but d’empêcher les citoyens d’organiser la protestation via les réseaux sociaux. C’est l’effet inverse qui a résulté de cette mesure : la colère s’est amplifiée et les autorités ont été contraintes de rétablir la connexion.
Plus encore, les manifestants s’en sont pris aux installations pétrolières, fustigeant les autorités qui emploient plus de 95% de travailleurs étrangers dans le secteur du pétrole, alors que près de 90% des revenus du pays en dépendent.
Les manifestants ont également crié des slogans hostiles à la Turquie, dont le dernier grand barrage édifié sur le Tigre, le barrage d’Ilisu qui est en train de se remplir depuis juin 2018, en amont de l’Irak, serait en grande partie responsable de la sécheresse historique qui ruinera certainement une bonne partie des agriculteurs du pays. La pénurie d’eau menace les rizières, gourmandes en eau et dont le gouvernement tente de réduire les superficies depuis plusieurs années déjà, même si le riz constitue la base de l’alimentation des Irakiens et devra dès lors être importé.
Mais, de manière générale, ce sont les terres agricoles qui disparaissent en Irak, mangées par le désert ; et les populations rurales abandonnent des villages devenus fantômes qui se multiplient, pour aller s’entasser dans les villes où sévit le sous-emploi. Des réserves d’eau existeraient, dans la région d’al-Anbar, des nappes souterraines immenses ; mais le gouvernement chiite n’envisagerait pas de développer cette région sunnite…
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La situation socio-économique en Irak apparaît pour le moment sans solution immédiate ; et la sécheresse, phénomène récurrent depuis les années 1930 (l’Irak, aujourd’hui, aurait besoin de 50 milliards de mètres cube d’eau annuellement, contre les 30 milliards dont elle dispose actuellement), n’est que l’événement de trop qui a provoqué l’explosion sociale.
Le 13 juillet, le président, Haider al-Abadi (qui n’a pas encore pu former de gouvernement, le recomptage des bulletins des élections de mai, émaillées de fraudes, étant toujours en cours) avait promis une aide massive aux régions les plus sinistrées. Deux jours plus tard, il revenait sur sa promesse, prétextant que l’État ne se laisserait pas intimider par la violence et décuplant l’exaspération d’une population aux abois.
Cet état politique et socio-économique pourrait permettre aux extrémismes de renaître de leurs cendres, dans ce terreau traditionnellement propice à leur émergence, et amener l’Irak à renouer avec ses pires démons.
1 Comment
Des institutions créées dans la foulée et sous la supervision d’un occupant étranger ne peuvent jamais obtenir la légitimité nécessaire pour pouvoir fonctionner efficacement. C’est la règle de l’histoire qui se répète à chaque fois. Cet Etat a été fédéralisé par une décision extérieure qui ne correspond à aucune tradition politique arabe et irakienne, ce qui renforce le sentiment d’étrangéité de cette création artificielle. En plus, il y a toujours présence de militaires US dans le pays ce qui prouve la “souveraineté limitée” de l’Etat et ce qui renforce le sentiment d’illégitimité des pouvoirs qui peuvent être remis en question à chaque moment par l’un ou par l’autre. Dans ce contexte, nous avons affaire, comme dans toutes les situations post- ou néocoloniales, à une multiplication de ce qu’on appelait à l’ère coloniale, des “rois nègres”, c’est-à-dire des chefs de clans ou de tribus promus par l’occupant et qui se battent pour le partage de dépouilles de ce qui n’est pas un véritable Etat. Même si l’on peut supposer que certains essaient d’améliorer les choses, rien ne peut se faire de durable sans institutions légitimes c’est-à-dire créées de façon totalement autonome et sans ingérence ou influence extérieure. Il faut se souvenir que l’Irak a commencé à naître en tant qu’Etat moderne dans les années 1920 à la suite d’un mouvement de protestation de masse mobilisé pour la création d’une armée nationale à la place des gardes tribales créées par le colon britannique.