En forçant un peu la bienveillance, on pourrait accorder un généreux 13/20 au président Ashraf Ghani, qui a réussi, malgré tous les obstacles, à tenir les élections législatives prévues depuis… 2015.
Les élections afghanes du 20 octobre 2018 ont bien eu lieu.
Alors qu’il y a quelques mois, on doutait encore qu’elles puissent avoir lieu, tant paraissaient insurmontables les obstacles, techniques, politiques et sécuritaires, les élections ont été organisées à la date prévue. Elles ont vu s’affronter, pour les 249 sièges à pourvoir, 2.565 candidats, dont 418 femmes.
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D’abord prévues pour le 7 juillet 2018, ces élections législatives – les troisièmes depuis le renversement du régime des Talibans, après celles de 2005 et de 2010 – avaient été déplacées au 20 octobre, la date la plus tardive de l’année avant que l’impraticabilité de beaucoup de routes dans les zones montagneuses en hiver ne rende impossible l’opération jusqu’au retour du printemps.
Un nouveau report aurait porté un coup peut-être fatal à la démocratie afghane, à quelques mois de l’échéance présidentielle (toujours prévue pour le 20 avril 2019). Cet échec aurait considérablement affaibli le président Ghani aux yeux de l’opinion publique afghane et de la communauté internationale, dans le contexte des négociations de paix avec les Talibans. Il était d’autant plus capital pour le gouvernement de Kaboul de relever ce défi qu’il doit participer les 27 et 28 novembre prochain à Genève à une importante conférence ministérielle organisée par l’ONU, au cours de laquelle les représentants afghans devront présenter les progrès accomplis sur la voie de la démocratie et du développement de leur pays.
Pour autant, ce résultat presque miraculeux a été obtenu dans des conditions tellement chaotiques que, comme toujours avec la démocratie afghane, on est en droit de se demander si le verre n’est pas plus vide que plein.
Une course d’obstacles
L’organisation de ces élections législatives a constitué une véritable course d’obstacles.
Le premier obstacle est venu de la réforme de la loi électorale, en 2016.
Cette réforme a été imposée au président Ghani par l’opposition, pour prévenir lors de futurs scrutins la répétition des fraudes de grande ampleur qui avaient décrédibilisé les scrutins présidentiels de 2009 et 2014. Le signe le plus visible de cette fraude massive avait été le nombre de cartes d’électeurs distribuées lors de ces scrutins : près de 21 millions, alors que le corps électoral ne dépasse pas 15 millions.
Ces fraudes venant de ce qu’une même personne pouvait voter dans de multiples bureaux de vote pourvu qu’elle disposât de plusieurs cartes électorales (l’encre indélébile mise sur les doigts des votants pour les empêcher de revoter ailleurs étant tout sauf … indélébile), la loi a été changée en 2016 pour imposer que, désormais, chaque électeur soit inscrit dans un seul bureau de vote, indiqué par un autocollant apposé au dos de sa carte d’identité, la tazkera.
Cette réforme a soulevé de redoutables problèmes techniques, politiques et sécuritaires qui ont bien failli empêcher le scrutin de se tenir à la date prévue.
Mettre en œuvre la réforme a en effet imposé de refondre entièrement les listes électorales, d’y inscrire les électeurs désireux de participer aux futurs scrutins et de délivrer une carte d’identité à des millions d’Afghans qui en étaient jusqu’à présents dépourvus, surtout dans les zones rurales.
Techniquement redoutable pour une administration afghane peu réputée pour son efficacité, le processus a pris plus de temps que prévu et n’a pas été loin de faire dérailler tout le processus.
L’insécurité
Les menaces proférées par les Talibans ont encore aggravé les difficultés. Non seulement les attentats qui ont frappé certains bureaux d’enregistrement des électeurs ont dissuadé bon nombre de ceux-ci de s’inscrire, mais la perspective de voir inscrite sur leur carte d’identité la preuve de leur inscription dans un bureau de vote a aggravé les risques pour ceux qui entendaient a priori participer au scrutin – les Talibans ayant menacé d’exécuter ceux qui ignoreraient leur consigne de boycott de ce qu’ils qualifient de « conspiration américaine ». Dans certaines zones qu’ils contrôlent, les Talibans auraient menacé de brûler les villages si leurs habitants se faisaient enregistrer sur les listes.
Un moment envisagée par certains membres de l’IEC et défendue par le président Ghani, la solution qui aurait consisté à apposer les preuves de l’enregistrement sur une copie et non sur l’original de la carte d’identité a été écartée, de crainte qu’elle n’ouvre de nouveau grand la voie aux fraudes. Dans ce refus d’une solution pragmatique destinée à améliorer le nombre d’électeurs inscrits, deux considérations ont joué.
D’abord, la volonté de prévenir les fraudes, afin de rendre un peu de crédibilité aux résultats des prochaines élections, les précédentes, les présidentielles de 2014, n’ayant même pas permis de désigner officiellement un vainqueur. Mais ce débat technique qui a failli faire éclater l’IEC recouvrait un autre enjeu, en grande partie ethnique, dans la perspective de la présidentielle d’avril 2019. C’est en effet dans les provinces à peuplement majoritairement pashtoun du sud et de l’est que les Talibans sont surtout implantés, davantage que dans les régions du nord et de l’est, à population principalement ouzbèke, tadjike ou hazâra. Or, c’est dans ces mêmes provinces du sud et de l’est que les fraudes électorales ont été les plus massives en 2009 et 2014, jouant au détriment du candidat Abdullah Abdullah, qui représentait en partie les ethnies non pashtounes. Que la menace talibane empêche une bonne partie de ces électeurs pashtouns de voter n’était donc pas pour gêner les membres de l’IEC nommés par le Chief Executive Officer Abdullah Abdulah.
La perception de ces menaces n’était pas exagérée, car de fait l’ensemble du processus a été affecté par la violence des Talibans et de Daesh. Des attentats ont visé les centres de distribution des Tazkeras, ainsi le 22 avril 2018, lorsqu’une attaque suicide a fait 60 morts et 138 blessés devant un de ces centres situé dans un quartier de Kaboul majoritairement peuplé d’Hazaras, la minorité chiite. Dans d’autres zones, ce sont les agents gouvernementaux chargés des opérations d’enregistrement qui ont fait l’objet de menaces par les Talibans, ou encore les professeurs des écoles désignées comme futurs bureaux de vote.
Au final, c’est quand même quelque 8,8 neuf millions d’électeurs qui se seraient inscrits sur les listes électorales selon l’IEC, un chiffre somme toute respectable, même s’il est apparu à certains observateurs comme trop élevé pour être tout à fait honnête.
Même si le résultat a été atteint, il l’a été dans des conditions particulièrement chaotiques.
Une organisation défectueuse
Comme on pouvait le craindre, le déroulement du scrutin a été affecté par de multiples dysfonctionnements, en partie dus à la complexité des opérations imposées par la nouvelle loi électorale, dont l’utilisation de matériels biométriques que les officiers des bureaux de vote ne maîtrisaient pas tous. Par ailleurs, dans un certain nombre de cas, les mauvais bulletins de vote ont été envoyés dans certains bureaux. Au final, sur les 5 070 bureaux de vote répartis dans le pays, certains ont ouvert en retard, d’autres sont resté fermés ; et devant ceux qui avaient ouvert, les files d’attente ont souvent été considérables.
Samedi 20 octobre après midi, le président de la commission électorale indépendante a décidé que quelque 400 de ces bureaux qui étaient restés fermés pour ces raisons techniques et non pas sécuritaires seraient ouverts le lendemain, afin de donner à tous les Afghans qui le désiraient une chance de voter. Le vote s’est donc poursuivi le dimanche, jour décrété férié par le Président Ghani pour l’occasion.
Selon le président de la commission électorale indépendante, environ quatre millions de personnes auraient pris part au vote, sur les 8,8 millions d’électeurs enregistrés. Grâce en partie à cette extension in extremis de la période de vote, le taux de participation atteindrait donc 45%, soit plus que les 40% des précédentes élections législatives, celles de 2010 : le nombre de votants avait alors été supérieur (4,5 millions), mais sur un effectif supérieur d’électeurs enregistrés (10 millions). Tout bien considéré, ce taux de participation ne serait donc pas ridicule, et il ne devrait pas décrédibiliser totalement l’exercice, ni remettre en question la capacité du gouvernement de Kaboul à organiser le prochain scrutin, la présidentielle d’avril 2019.
Les premiers résultats devraient tomber le 10 novembre. Ils permettront de vérifier le taux de participation et de dégager des tendances concernant les députés élus, à commencer par le nombre des sortants qui n’ont pas été réélus.
Un scrutin perturbé par un climat de violence
En raison de l’insécurité, et malgré le déploiement de forces de sécurité pour protéger les bureaux de vote, les opérations n’ont pu se tenir dans 10 districts contrôlés par les Talibans.
Par ailleurs, il faut rappeler qu’une dizaine de candidats ont été tués avant l’ouverture de la campagne puis pendant celle-ci.
Le signe le plus spectaculaire de cette insécurité a été l’assassinat, le 18 octobre, du charismatique chef de la police de Kandahar, Abdul Raziq, tué par un garde afghan pendant une réunion avec des officiels américains, dont le général Austin Scott Miller, le nouveau commandant des forces américaines en Afghanistan. À la suite de cette attaque, l’IEC a décidé de reporter d’une semaine les élections dans la province de Kandahar.
Dans la province de Ghazni, dont la capitale du même nom a été brièvement occupée par les Talibans en août dernier, c’est pour des raisons de découpage contesté des circonscriptions que les élections ont été repoussées à l’année prochaine, a priori au même moment que le scrutin présidentiel.
Le report de l’élection des conseils de district
Initialement prévues pour se tenir le même jour que les élections législatives, les élections aux conseils de district ont finalement été reportées par l’IEC à l’année prochaine faute de candidats en nombre suffisant – dans seulement un dixième des districts des candidats se seraient présentés. Cette situation s’explique par l’insécurité qui règne dans beaucoup de zones rurales, mais aussi par le manque d’intérêt pour cette fonction mal définie, la faible rémunération prévue pour les futurs conseillers ainsi que par le niveau d’éducation minimum exigé des candidats.
L’annulation de ces élections a été largement oubliée par les médias, focalisés sur les seules élections législatives.
Or, si leurs fonctions locales sont imprécises (contrôler le fonctionnement des administrations locales et des gouverneurs de districts), les conseils de districts jouent aussi un rôle politique important, potentiellement crucial, au plan national.
D’une part, les conseillers de districts sont censés élire un tiers des 102 sénateurs de la chambre haute (la Meshrano Jirga) ; d’autre part, les chefs de ces conseils constituent la moitié de toute Loya Jirga, la grande assemblée seule compétente pour modifier la constitution et pour décider des questions qui engagent l’avenir du pays, son indépendance. Cette assemblée comprend non seulement ces représentants des conseils de districts, mais aussi les membres des deux chambres du Parlement (donc également les 34 sénateurs désignés par les conseillers de district) et les présidents des conseils de province. Les conseils de district contrôlent donc en théorie cette assemblée constituante.
Les élections aux conseils de district n’ayant jamais été organisées depuis qu’elles ont été prévues par la constitution de 2004, les sénateurs qui auraient dû être élus par eux ont été désignés par les conseillers provinciaux.
Une telle solution pragmatique est moins facilement envisageable pour une Loya Jirga constitutionnelle – difficile de réunir dans des conditions inconstitutionnelles un organe censé modifier la constitution… C’est ce qui explique qu’aucune n’a pu se tenir, alors que la tenue de cette assemblée était prévue pour inscrire dans la constitution le poste de Chief Executive Officier attribué à Abdullah Abdullah en septembre 2014afin de dénouer le blocage né des fraudes de grande ampleur qui avaient marqué le dernier scrutin présidentiel.
Le plus grave, dans cette incapacité à organiser ces élections des conseillers de districts, est qu’elle empêche l’expression de l’« Afghanistan profond », celui des campagnes, lors d’une Loya Jirga qui pourrait avoir un rôle capital à jouer lors du processus de paix avec les talibans. Seule cette grande assemblée – « La plus haute manifestation de la volonté du peuple afghan », selon la constitution de 2004 -pourrait en effet valider les éventuels changements à apporter à la constitution pour faire une place aux Talibans dans le jeu politique et approuver les nouvelles relations avec les pays occidentaux partenaires (en clair, la prolongation ou au contraire la fin de toute présence militaire des États-Unis et des autres membres de l’OTAN, le point central des négociations avec les Talibans).
Devant cette impossibilité de réunir une Loya Jirga « constitutionnelle », certains, comme l’ancien président Karzaï, prônent l’organisation d’une Loya Jirga « traditionnelle », c’est-à-dire la réunion de chefs de clans ou de villages. La convocation de cette assemblée, qui serait composée de représentants non élus, signerait la fin de l’ordre constitutionnel établi en 2004.
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Si l’on regarde le scrutin du 20 octobre avec des yeux d’Occidental, on le trouvera forcément très insatisfaisant.
Il faut en fait considérer que le résultat, pour imparfait qu’il soit, n’en est pas moins considérable – presque miraculeux – par sa seule existence. S’il voulait paraphraser Galilée, le président Ghani pourrait dire de la démocratie afghane, lors de la réunion de Genève en novembre prochain : « Et pourtant, elle tourne ! »
Surtout, il pourra faire valoir, dans les négociations avec les Talibans, que malgré le climat d’insécurité qu’ils ont instauré pour décourager les électeurs de participer au scrutin, ceux-ci se sont quand même déplacés en grand nombre – et ils auraient évidemment été bien plus nombreux si cette insécurité n’avait pas existé. C’est un signe très fort qu’un retour à la situation qui prévalait avant 2002 dans le cadre de l’émirat islamique serait refusé par une grande partie de la société afghane, tant les habitudes démocratiques sont désormais ancrées dans la société afghane.
Demandons-nous simplement si nous-mêmes, citoyens de nos vieilles démocraties, nous serions allés voter dans un tel contexte d’insécurité, si nous aurions risqué nos vies pour aller mettre un bulletin dans une urne…