EDITORIAL – Version française

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« Vous avez tort d’avoir raison tout seul contre toute le monde ! »

C’était à propos de la Syrie, mais cela aurait pu m’avoir été lancé après mon premier voyage d’observation en Libye, en août 2011…

Que reste-t-il de la Libye et des grandes déclarations de soutien à la « révolution » ?

Où se sont-ils cachés, les responsables, ceux qui ont mené par la bride ce pays dans le chaos inextricable qui le ravage désormais ? Et les ténors des organes médiatiques qui les ont supportés, à grand renfort de titres ronflants ? Où sont ces chantres de l’interventionnisme occidental qui abusaient de termes qu’il ne faudrait plus galvauder par incompétence, « révolution », « démocratie », « liberté » ? On ne les entend plus.

Entre un coup d’État avorté et une insurrection islamiste en devenir, la Libye se délite aujourd’hui, déchirée par les chefs des tribus et les velléités des clans qui se partagent la dépouille de cet État « imaginé » par le colonisateur italien sur les ruines de l’Empire ottoman.

Je me souviens avoir écrit, dès après mon premier contact avec la « révolution libyenne », à propos des « démons et des ombres » de ce pays… Sur le terrain, ça crevait les yeux.

Les tribus ne se battaient pas dans un cadre national, qui n’a jamais existé en Libye que sous la férule du dictateur ; et nullement pour une quelconque idée de la démocratie.

Les chefferies, en effet, n’avaient d’autre attente que de recouvrer le contrôle de leur territoire traditionnel ; elles profitaient dès lors de l’effondrement de l’autorité de Tripoli, balayée par les frappes franco-britanniques, par les bombardements atlantiques, qui allaient anéantir la ville de Syrte, au prix de près de 50.000 cadavres plus tard arrachés aux ruines et très discrètement ensevelis dans le désert voisin.

Quant aux Berbères du Djebel Nefoussa, ils rêvaient tout éveillés d’indépendance, tandis que, dans l’ombre, les « fous de Dieu » attendaient l’heure propice à l’avènement de leur terrible dessein.

Mais les quelques vautours occidentaux appâtés, qui par le parfum fétide du pétrole, qui par celui du gaz, qui par l’envie de mettre fin aux provocations africanistes du « Guide », tous étaient trop affamés pour que leurs oreilles entendissent les rares voix qui annonçaient le désastre.

Trois ans plus tard, ces rapaces se sont retirés, penauds, déconfits, dépités, eux qui avaient cru mettre la patte sur le magot libyen en s’acoquinant avec un pseudo-gouvernement « de transition », ramassis d’anciens Kadhafistes ambitieux retournés au dernier moment et de quelques droits-de-l’hommiens naïfs abusés pour l’occasion, en guise de témoins de moralité… Ils sont passés à d’autres choses ; et la population de Libye meurt un peu plus chaque jour que Dieu fait.

On m’avait sifflé, à l’époque, rebaptisé de quelques noms d’oiseau et, un peu partout, j’étais désigné comme « l’ami de Kadhafi », prétendu « défenseur du régime » opposé à la « démocratie en marche ». Moi, un « Kadhafiste » ? M’enfin… Fallait-il maintenir le dictateur au pouvoir ? Certes, non ! Mais était-il sage, pour autant, de précipiter dans la bourrasque un État artificiel, que les observateurs avertis savaient déjà fissurés de toutes parts ?

À lire la presse, aujourd’hui, j’ai l’impression fausse d’un retour, trois ans en arrière, dans mes propres écrits ; et je dois, parfois, me pincer pour m’assurer que je ne suis pas en train de cauchemarder.

Ce qui était qualifié d’hérésie, il y a trois ans, alors « combattu » et « ridiculisé » par des plumitifs faiseurs d’opinion arrogants et omnipotents, est devenu « l’évidence ».

« Donneur de leçons », moi ?

Peut-être un peu… Mais épuisé, surtout ; agacé, écœuré, aigri. Et impuissant.

Car, en ce qui concerne ces responsables et ces chantres dont je demandais, au début de cet éditorial, où ils étaient passés, j’ai menti. Pour ménager mon effet.

Il n’est pas vrai « qu’on ne les entend plus ». Ils sont toujours bien là, tout aussi arrogants et omnipotents, bien calés dans les colonnes des médias dominants. Les mêmes noms ; mais ils ont changé de partition. Et tout le monde s’en accommode ; ou, plus exactement, personne ne s’en est aperçu.

Les mots que m’avait adressés un certain rédacteur en chef du Monde diplomatique raisonnent plus que jamais dans mon esprit : « Vous avez tort d’avoir raison tout seul contre tout le monde ! La presse, ça fonctionne comme ça : tout le monde dit la même chose ; si c’est une erreur, ce n’est pas grave ; car il n’y aura personne pour venir vous le reprocher, puisque tout le monde disait la même chose. Par contre, si vous êtes seul à avoir raison, vous allez vous faire démolir par tout le monde et, quand les événements vous donneront raison, il n’y aura personne pour venir vous repêcher et rappeler que, vous, vous aviez raison. »

Tout comme ceux de la Syrie ou de l’Égypte, le destin de la Libye témoigne plus dramatiquement que jamais de la véracité de la tirade.

À propos du Monde arabe, autant que de tout autre domaine, la presse d’information doit définitivement tirer les leçons de ce « printemps ».

Mais en est-elle capable ? Y a-t-elle seulement intérêt ?

L’actualité du Monde arabe, en ce mois de septembre, c’est également la progression toujours aussi spectaculaire qu’inquiétante de l’État islamique, et pas seulement en Syrie et en Irak…

Et c’est aussi le débat qui oppose les analystes, après les cris de victoire du Hamas, sur le bilan qu’il convient de tirer de la dernière guerre à Gaza.

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Pierre Piccinin da Prata

Historian and Political Scientist - MOC's Founder - Editorial Team Advisor / Fondateur du CMO - Conseiller du Comité de Rédaction

2 Comments

  1. Olivier MONTULET on

    Certes on n’a pas toujours raison quand on émet seul une opinion, une analyse, une proposition. Mais une chose est certaine, et c’est l’histoire qui nous l’enseigne (du moins à ceux qui ne se cachent pas derrière “LE” devoir de mémoire pour oublier l’histoire – ce qui est son seul rôle-), la majorité a toujours tort. Et cette majorité a particulièrement tort quand elle est persuadée que la loi du nombre fait la démocratie (ou pire encore que le consensus fait la vérité scientifique). La démocratie c’est le débat et uniquement le débat, et c’est bien ce débat que veulent empêcher ceux qui vous disent : “vous ne pouvez avoir raison seul”. Ce totalitarisme est d’ailleurs leur seule volonté.

  2. Olivier MONTULET on

    Mr Piccinin da Prata, si vous permettez, Je vous ai toujours soutenu dans vos analyses sur la Libye et savais que le temps nous donnerait raison. Rien de glorieux à cela et encore moins de réjouissant vu les désastres qu’on commit, eux et eux seuls, ceux qui ne nous ont pas écoutés. Ce n’est pas glorieux, car il ne fallait pas avoir beaucoup d’érudition, de connaissance de l’histoire et de beaucoup de prise de hauteur pour que la chose soit évidente. Plus même, il fallait se rendre volontairement aveugle pour ne pas voir le désastre que mettaient en place les seuls occidentaux. Je ne vous ai par contre plus suivi du tout sur la Syrie où les constats ne pouvaient pourtant qu’être les mêmes, où les désastres advenus (ainsi qu’en Irak -comme aux Mali et Tchad pour la Libye-) étaient tout aussi prévisibles et évidents. La révolte des estomacs arabes (qui n’ a jamais été une révolution) – révolte due au “libéralisme-capitaliste- occidental implanté par la force dans ces pays- a été récupérée par les outrecuidants occidentaux dans le seul but, et comme absolument toujours, de servir leurs intérêts de spoliation matérialiste strictement immédiats. Les outrecuidants terroristes (que sont les occidentaux et dont je suis) préfèrent le chaos qu’un pouvoir qui ne leur est pas totalement soumis (le chaos ou une dictature comme en Egypte actuellement ou encore comme en Israël). Le contrôle du chaos est la seule stratégie occidentale. Cela se vérifie partout dans le monde. Continuons donc à faire notre devoir impératif de citoyen libertaire (réellement libre) en dénonçant l’outrecuidance obscurantiste qui caractérise l’Occident et qui est seule cause de tous, sans exception, les désastres mondiaux depuis la Rome Antique.

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