DAESH, l’État qui n’existait pas…
« Quand DAECH ‘lave plus blanc que blanc’ »… Étrangère aux sphères arabe et anglo-saxonne, la boutade (que l’on doit à la prononciation malheureuse du président François Hollande lorsqu’il a pour la première fois décidé de remplacer l’appellation « État islamique » par son acronyme arabe) ne fera probablement sourire que les francophones qui auront souvenir de cette publicité ressassée par la télévision et la radio pour promouvoir une célèbre marque de poudre à lessiver.
Elle me permet cependant, ainsi explicitée, de ramener le niveau du débat à l’aune de l’incompréhension évidente que manifestent par leur rhétorique creuse et arrogante les chefs d’État occidentaux confrontés à l’expansion djihadiste internationale qui se développe avec la rapidité d’un champignon et la nocuité d’un cancer dont les métastases ont déjà pénétré les métropoles européennes.
« Le groupe terroriste dont il s’agit n’est pas un État. Il voudrait l’être, mais ne l’est pas ; et c’est lui faire un cadeau que de l’appeler ‘État’. (…) Il faut les appeler ‘les égorgeurs de Daech !’ » Ça y est, c’est dit ! Laurent Fabius, le ministre français des Affaires étrangères, et le président Hollande ont tranché : « Dash » (sic), ce n’est donc pas un État…
Il ne faut donc plus l’appeler « l’État islamique » ; il faut dire « DAECH ».
Ce qui signifie… « État islamique », mais en arabe (DAISH – Dawlat islamiya fi Iraq wa Sham)…
Pas un État, DAECH !? C’est très vite dit…
Réduire l’État islamique (EI) aux discours péremptoires des présidents Obama et Hollande et définir l’EI comme le fait d’un groupe restreint de fous et fanatiques endoctrinés, c’est ne pas comprendre l’engagement de ces jeunes (et moins jeunes) qui se sont enrôlés, quittant parfois leur famille et leur pays, pour servir « une cause », à propos de laquelle il conviendrait de mieux « s’interroger ».
Car, l’EI, c’est en effet bien davantage qu’un groupuscule « d’enturbannés barbus, un couteau de boucher entre les dents » : ce sont des milliers de combattants volontaires, syriens et irakiens, d’abord, mais aussi issus de presque tous les États membres de la « Communauté internationale », c’est-à-dire d’Occident. En Syrie, j’ai passé des semaines avec ces combattants de la Liberté, qui, méprisés et laissés à leur sort par l’Occident, ont d’abord rejoint les rangs du mouvement djihadiste Jabhet al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaeda dans quelques brigades de laquelle j’ai passé quelque temps aussi, pour ensuite s’enrôler dans ceux de l’EI : ils ne sont pas « fous », ni « fanatiques », ni « endoctrinés », ni tous recrutés par des « réseaux », qui leur auraient « lavé le cerveau ».
Réduire l’EI aux scènes de décapitation surmédiatisées, c’est oublier le fond sociopolitique et religieux qui sous-tend la vague djihadiste panarabe et islamique ; car, contrairement à ce qu’a affirmé le président des États-Unis d’Amérique, l’EI est bel et bien « islamique » : le nier, c’est ne pas connaître l’Islam et ignorer ses dimensions éminemment politiques…
Bien sûr, les assassinats des otages britanniques et états-uniens James Foley, Steven Sotloff, David Haines, du Français Hervé Gourdel en Algérie et, tout récemment, d’Alan Henning provoquent un mélange de colère et de tristesse. L’otage, désespéré, seul, face au crissement cynique et glacial des rouages politiciens, abandonné, puis tué d’une manière si brutale et terrible… J’ai moi-même été de longs mois durant otage en Syrie : je n’en sais que mieux encore l’état d’esprit dans lequel ont pu se trouver ces hommes et je connais l’intensité de la souffrance de leur famille.
Mais, au-delà de l’indignation, il faut conserver sa capacité d’analyser : nier l’existence de l’EI en tant qu’État, un État d’une forme mouvante et particulière, c’est tout simplement refuser d’admettre qu’il puisse exister un univers politique qui a réussi à développer ses propres règles et, fort d’un soutien international dont personne ne peut encore mesurer l’exacte ampleur, échappe à celles du jeu imposé par quelques puissances occidentales au lendemain de la seconde guerre mondiale, à une époque, pas si lointaine, où tous ces peuples dont émerge aujourd’hui une révolte identitaire islamique farouche étaient encore muselés par la domination coloniale ; mais ils ont eu assez de temps, depuis 1945, pour cheminer vers leur destin, qui s’affirme à présent.
Les qualifier de « terroristes », au sens d’une rhétorique propagandiste convenue, c’est faire l’impasse sur les réalités d’une croyance, d’une foi, qui a produit une autre vision du monde, un autre univers métapolitique, à visée universaliste.
Arrogance de l’Occident, qui n’en finit pas de donner des leçons…
Un État de fait, qui n’est pas reconnu par la « Communauté internationale »… et qui n’a absolument aucune intention de demander à être reconnu par elle, ni par le Conseil de Sécurité de l’ONU, ni par aucune autre institution…
Un État qui contrôle et administre adroitement son territoire. Un État qui dispose de ressources colossales (il semble que les chancelleries occidentales l’aient compris : leurs armées ciblent désormais les centres pétroliers aux mains de l’EI… au grand dam de la Turquie qui profitait jusqu’alors de l’aubaine et trafiquait avec les « terroristes » sans la moindre vergogne).
Mais un État qui dépasse les concepts onusiens : un État sans frontière et qui s’appuie sur des milliers de combattants, déployés partout dans le monde, dorénavant officiellement soutenu, depuis ce 16 septembre, par les djihadistes d’al-Qaeda en Péninsule arabique (AQPA – dont le leader historique, Ayman al-Zawahiri, le successeur d’Oussama Ben Laden, après avoir dénoncé l’EI, demeure désormais silencieux) et ceux d’al-Qaeda au Maghreb islamique (AQMI). C’est tout le monde arabe… L’assassinat du ressortissant français en Algérie, dans les jours qui ont suivi la proclamation de cette alliance, n’est très certainement pas une coïncidence.
En fin de compte, l’attentat du Musée juif de Bruxelles n’était pas ce que toute la presse et la sphère politique internationale avaient d’emblée annoncé : ce n’était ni un acte antisémite, ni un acte isolé. C’était une attaque programmée d’un État contre un autre. Il y en aura d’autres.
L’EI est un État de fait, tentaculaire et souterrain.
Pas aux termes de la définition qu’en formulent ceux qui, callés au creux de leur siège permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU, tirent les ficelles de la « Communauté internationale » depuis plus d’un demi-siècle.
Mais, l’ONU n’étant, in fine, qu’une organisation internationale comme une autre, aucun État n’est obligé d’en suivre ou accepter les abstractions… En vertu de quelle « loi naturelle » le serait-il ?
Cet État islamique, c’est l’Oumma, la communauté de ceux des Croyants, de plus en plus nombreux, qui reconnaissent le Califat. C’est l’État à la fois au sens politique de la Grèce ancienne, la « polis », et à la fois au sens de la religion, par définition : des hommes et des femmes reliés par une foi qui devient le catalyseur d’une appartenance communautaire. L’État islamique est partout où se trouvent ceux qui s’en revendiquent.
Face à cette menace qui fait tache d’huile, l’Occident doit se défendre. C’est légitime.
Mais il lui faut le faire bien, c’est-à-dire intelligemment. La coalition internationale montée par les amants terribles du couple Obama-Hollande ne peut qu’échouer. Des frappes aériennes ralentiront peut-être la progression de l’EI vers Erbil, Bagdad, Damas ou Amman, Beyrouth ; mais elles seront impuissantes à contrer l’avancée souterraine de cet État d’un autre genre.
On se rend compte d’emblée de la faiblesse de la solution proposée.
En outre, cette coalition a écarté une puissance nécessaire et négligé le maillon faible de l’EI.
La coalition n’a pas réellement intégré un des acteurs majeurs de la crise syro-irakienne : la Russie (même si Moscou a donné son accord de principe à la lutte contre l’EI, tout en restant très réservée sur les frappes en Syrie) ; la Russie avec laquelle la crise ukrainienne, fruit des intrigues conjuguées de Bruxelles et Washington, toujours plus avides de grignoter l’Est, a rendu le dialogue et la coopération difficiles. Mais il est connu qu’on ne peut courir deux lièvres à la fois…
La coalition n’a pas non plus pris en compte les Sunnites de Syrie et d’Irak, dont la majorité n’a jamais eu aucune velléité djihadiste : les Sunnites, dans ces deux pays, ne supportent l’EI qu’à défaut d’autre échappatoire face à la dictature baathiste de Damas et à la mainmise chiite sur Bagdad ; ils ne manqueraient certainement pas de renverser l’actuel rapport des forces si des garanties sérieuses et concrètes leur étaient proposées pour l’avenir.
Aussi, c’est une longue guerre qui commence aujourd’hui, un conflit international de longue haleine.
Et il convient de mettre en garde ceux qui, de Bruxelles à New York et de Rabat à Kaboul, continuent à passer leur dimanche (ou vendredi) après-midi à regarder le « foot » à la télévision et ne savent pas pointer sur une carte la capitale irakienne, ceux qui n’ont pas bien pris encore la mesure des ambitions et du potentiel humain de l’État islamique : demain, la guerre s’invitera chez eux, à un arrêt d’autobus, dans une station de métro, au détour d’un chemin.
Sans prévenir…