« Je ne sais pas pourquoi il revient ; parce que les gens devraient le rejeter à coups de pierres… Mais, non ; ils le réclament ! La rue réclame un chef ! »
C’est ainsi qu’il y a plus de deux ans déjà, en juillet 2012, un ami journaliste, tunisien, me faisait part de ses craintes à propos d’un certain Béji Caïd Essebsi, ce dinosaure de l’ancien régime qui sera probablement élu haut la main, dans quelques jours, au terme du second tour des élections présidentielles.
« Je ne vois pas pourquoi on va chercher dans le passé », s’indignait à la même époque une célèbre avocate de Tunis, militante des Droits de l’Homme internationalement reconnue. « Chercher quelqu’un qui a participé à la politique répressive de Bourguiba, quelqu’un qui a été ministre de l’Intérieur et d’abord directeur de la Sûreté, responsable d’actes de torture vraiment graves…
On a eu des témoignages. On a organisé une rencontre maghrébine, pour parler de torture et pour écouter des témoignages de victimes. Je ne vous dis pas à quel point c’était terrible !
Les gens racontaient comment Essebsi arrivait, en personne, avec son cigare et son nœud papillon. Il voit les gens enchaînés à même le sol. Il demande : ‘Ils sont toujours vivants ces salauds !?’, avec un air hautain, en secouant les cendres de son cigare. Alors que d’autres ministres de Bourguiba étaient venus les voir et, en sortant, ils leur disaient : ‘Que Dieu vous aide’… »
Naïveté d’une « société civile » mort-née, que d’avoir laissé se porter candidat les renégats « dégagés », aux mains tâchées de sang ?
Ou bien la bévue s’expliquerait-elle plutôt par l’absence d’alternative ? Le président sortant, Moncef Marzouki, ne devait en effet son « élection » par les membres de l’Assemblée constituante qu’à la nécessité d’un compromis, celui proposé par les islamistes d’Ennahdha, auxquels il n’aura manqué que quelques sièges pour atteindre la majorité et diriger seuls les débats.
La quatrième roue du carrosse, en somme ; désavoué ensuite par les législatives d’octobre 2014 : exit le droits-de-l’hommien incompris ; exit son parti de centre-gauche, le Congrès pour la République (CpR), qui n’occupe plus désormais que quatre malheureux sièges au parlement fraîchement élu…
Peut-être les leaders d’Ennahdha, qui n’ont pas présenté de candidat à ces présidentielles, feront-ils la surprise, en appelant leurs troupes à se mobiliser au second tour, en faveur de Marzouki. Pour faire barrage à Essebsi, avec le parti duquel, Nidaâ Tounes, les Ennahdhistes auraient cependant fait alliance secrète, selon quelques rumeurs ; un accord préélectoral déjà, dit-on, pour rester au pouvoir… Mais alliance n’est pas amitié, et, au quartier général d’Ennahdha, on voit d’un œil mauvais ce rouleau compresseur, on s’inquiète de l’essor spectaculaire du vieux bandit bourguibien… et bénaliste à ses heures tardives… qu’il faudrait donc un peu refréner tout de même…
Moncef Marzouki serait alors, une fois de plus, un président par défaut, encore une fois l’élu des islamistes…
Cela dit, Ennahdha n’a pas appelé à supporter Marzouki au premier tour du scrutin présidentiel ; il est dès lors peu probable qu’il en soit autrement lors du second.
Ou alors, plus possiblement, cette « société civile », qui devait mener la Tunisie vers l’aube radieuse de la démocratie, se résume-t-elle à peu de choses et, surtout, au mythe tout pétri de la seule encre déjà bien desséchée de journaleux occidentaux trop certains d’avoir tout parfaitement compris aux réalités sociopolitiques du Maghreb et de l’Orient ? Et la Tunisie serait-elle amenée à connaître le destin politique récurrent des ses pairs du « Printemps arabe », le Yémen, l’Égypte, la Syrie… : autocratie ou oligarchie… et, expérience plus inattendue, un djihadisme exacerbé.
Quelques-uns gardent espoir, une confiance bien ténue en l’idéal démocratique du printemps 2011, qui, dorénavant, tient davantage de la conviction que de la raison : avec un second tour fixé au 14 décembre, mais reporté au 28, suite à des recours administratifs, avec ensuite la promesse de les avancer au 21, les élections présidentielles en Tunisie gardent pour quelques jours encore un peu de leur mystère… Même si d’aucuns assurent que les jeux sont faits, déjà…
Dominant au parlement et probablement très bientôt élu à la tête de l’État par un peuple qui regrette l’époque des « raïs », Essebsi et son parti auront les mains libres pour ramener la Tunisie dans le droit chemin, celui dont l’Occident économique s’est un temps inquiété de la voir s’écarter.
« Mais quand même ! », a poursuivi l’avocate droits-de-l’homienne.« Comment ne peut-on pas avoir un sentiment d’empathie pour des gens qui sont enchaînés pendant des années, dans des pièces insalubres où l’eau coule constamment, dans l’humidité ? Non, non ! C’est un fasciste ! »
Pas une ligne, dans la presse occidentale, au sujet de ce passé terrible ; pas même un mot sous le stylo des plumitifs ignares, apparemment toujours plus ou moins subjugués par le « Printemps arabe » et qui, après avoir encensé, en janvier dernier, une constitution tunisienne votée dans l’empressement et saturée de zones d’ombre, compromis boiteux aux conséquences très potentiellement liberticides, applaudissent désormais l’élection d’un salaud et le retour de l’ancien régime au sommet de l’État…
C’est comme dans ces vieux films de Chabrol : « Mais ferme ta gueule ! »
Toutefois, en l’occurrence, la sphère médiatique reste méfiante : sait-on jamais que la vérité éclate…