Le 31 juin 2013, l’incapacité des Frères musulmans à répondre aux demandes du « printemps égyptien » a jeté des millions de citoyens dans les bras d’une armée désireuse de rétablir son autorité sur le pays. Depuis le coup d’État militaire, cette dernière s’est lancée dans une impitoyable chasse aux sorcières contre les partisans de la confrérie islamiste, mais aussi contre les protestataires de la place Tahrir, les contestataires de janvier 2011 : une vaste entreprise de restauration de l’ordre ancien…
Du 26 au 28 mai, se sont tenues les élections présidentielles égyptiennes. Organisées dans un calme relatif, elles sont venues ponctuer une année de transition marquée par la répression violente des partisans des Frères musulmans et des opposants au coup d’État militaire du 3 juillet 2013.
Sans surprise, Abdelfattah Al-Sissi l’a emporté avec un score stalinien, supérieur à 96% des suffrages. L’ancien chef de l’armée, ayant récemment troqué son treillis contre un costume civil, incarne auprès de ses partisans « l’homme fort », capable de rétablir la stabilité et de redresser l’économie égyptienne, même si cela doit se faire au mépris des espérances démocratiques héritées de la très brève révolution du 25 janvier 2011.
Première étape de la feuille de route transitionnelle adoptée au lendemain du coup d’État, la nouvelle constitution avait été plébiscitée à plus de 98%, avec un taux de participation de 38% (cela dit supérieur de trois points à celui du référendum constitutionnel de 2012). Peinant également à mobiliser la population pour les présidentielles, les autorités ont d’abord annoncé un jour de congé, puis l’extension du scrutin jusqu’au 28 mai, afin d’encourager les électeurs à se déplacer. Le régime avait en effet besoin d’un taux de participation satisfaisant, afin de consolider sa légitimité, fondée sur la popularité de son leader et « la guerre contre le terrorisme » (entendez « contre les Frères musulmans »).
La mort frappe trois fois
Créée il y a plus de quatre-vingt ans, la Confrérie était encore, il y a peu, considérée avec l’armée comme la plus puissante organisation politique du pays.
Mais, en s’attaquant successivement à la hiérarchie des Frères, à ses ressources financières, à ses institutions sociales et à ses infrastructures médiatiques, le nouveau gouvernement a pratiquement réduit à néant ses capacités de mobilisation. Nombre de ses militants continuent malgré tout de se réunir en manifestant régulièrement dans les villes du pays, sous forme de rassemblements éphémères ou de chaînes humaines. Ceux-ci font alors l’objet d’une impitoyable chasse aux sorcières, menée depuis trois puissants bastions de l’ancien régime : le ministère de l’Intérieur et de la Police, la Justice et les médias.
Au cours de l’année écoulée, plus de 3.000 personnes ont ainsi trouvé la mort lors des manifestations et 17.000 autres ont été blessées ; notamment lors de la dispersion sanglante des sit-in des Frères musulmans, le 14 août 2013. Enfin, 2.590 leaders politiques et près de 20.000 Égyptiens ont été emprisonnés, soumis à la torture, phénomène endémique, en Égypte, hérité des régimes précédents.
La Justice constitue également un pilier majeur de la répression contre les partisans des Frères et les opposants, en appliquant strictement l’arsenal de lois liberticides votées pour faciliter l’action du gouvernement. La constitution de décembre 2013 est l’une des plus dures au monde en matière de lutte contre le terrorisme. Son article 237 accorde un mandat étendu au gouvernement : exprimé en des termes vagues, il lui permet d’établir une interprétation maximaliste laissant place à l’arbitraire dans la définition du « terrorisme ».
Tombés sous le coup de cet article depuis l’attentat contre un bâtiment de la police à Mansoura, les Frères musulmans ont vu des milliers de leurs partisans condamnés à de très lourdes peines, prononcées à l’issue de simulacres de procès. En mars, plus de 500 personnes avaient été condamnées à mort (leur peine a par la suite été commuée en prison à vie). 700 autres ont connu le même sort en avril. Considérées comme uniques dans l’histoire récente par Amnesty International, ces condamnations constituent également, selon l’ONU, « une violation des Droits de l’Homme ».
Les médias égyptiens participent aussi très largement à la diabolisation de l’opposition au coup d’État. L’administration Morsi avait été relativement tolérante à l’égard d’une presse qui lui était pourtant majoritairement hostile. La censure qui s’est abattue au lendemain du coup d’État empêche depuis lors tout pluralisme des médias. Les chaînes de télévision et les journaux jugés proches des Frères musulmans ont été fermés. Plusieurs journalistes d’Al-Jazeera sont détenus dans les prisons égyptiennes, et ce depuis plusieurs mois. Ils sont accusés d’avoir propagé de fausses informations et d’appartenir à des groupes terroristes.
La presse écrite et les chaînes de télévision égyptiennes travaillent désormais ensemble à construire l’image de l’ennemi absolu, personnifié par les Frères musulmans, et présentent Al-Sissi en sauveur de la nation.
Le soutien apporté au nouveau président tourne par ailleurs souvent à l’hystérie, comme en témoigne l’attitude adoptée par certains journalistes afin d’encourager les électeurs à se rendre aux urnes.
Vers la disparition des Frères musulmans égyptiens ?
L’intransigeance affichée à l’égard de la confrérie islamiste devrait sans aucun doute se poursuivre.
Lors d’une interview télévisée, Al-Sissi assurait « qu’il n’y aurait rien qui ressemble aux Frères musulmans sous [sa]présidence ».
Mais, bien que dépouillée de ses moyens d’action légaux, cela ne signifie pas pour autant que l’organisation islamiste a disparu : ses militants, sa base, continuent de se mobiliser et l’organisation incarne toujours les idées et le positionnement politique d’une fraction substantielle de la population, dont il n’est pas possible de faire abstraction.
Par ailleurs, malgré la défiance massive que suscitent à présent les Frères au sein d’une partie de la société égyptienne, il ne peut pas y avoir de résolution de la crise actuelle sans un processus incluant leur participation.
Mais qu’importe… La rhétorique manichéenne de la guerre totale contre le terrorisme continue de prévaloir pour l’heure. Et, plus encore que de souhaiter simplement l’éradication des Frères musulmans, tout indique que les nouvelles autorités sont engagées dans une stratégie plus large de rétablissement de l’ordre ancien.
La Restauration
Ces derniers mois ont été marqués par la réhabilitation des « felouls » (les « hommes de l’ancien régime »).
La répression s’est également étendue aux milieux non-islamistes. Des figures « pro-démocratiques », Ahmed Maher, Ahmed Douma et Mohamed Adel, membres du mouvement du 6-Avril (maintenant hors-la-loi) ont tous trois été condamnés à trois années de prison pour avoir violé la loi anti-manifestation. De fait, la démission du gouvernement de Hazem Beblawi, intervenue au mois de février, a marqué la fin de l’alliance hétéroclite du 30 juin 2013, entre l’armée, les libéraux, les nationalistes, les militants de gauche, Tamarrod, etc.
Afin de répondre à l’éclatement de cette coalition contre-nature et opportuniste, Al-Sissi compte s’appuyer sur une nébuleuse d’organisations qui soutiennent sa campagne officielle, gérées par des fidèles de l’ancien régime, ces « felouls », anciens apparatchiks du Parti national démocratique (PND) d’Hosni Moubarak, dont nombre de journalistes et de membres des services de renseignement.
L’objectif est de rallier un maximum de ceux qui pourront y trouver leur compte, afin de soutenir Al-Sissi, notamment lors des élections législatives à venir.
Ce travail de l’ombre doit aussi permettre de résoudre les fractures qui étaient apparues au sein de l’ancien establishment, au moment de la chute de Moubarak.
Tous les signaux indiquent donc que, après une année de contre-révolution, un profond retour à l’ordre qui prévalait avant le 25 janvier 2011 est en cours.
Une armée toute puissante, qui a retrouvé le sommet de l’État, une police symbole de l’arbitraire, des médias aux ordres et une justice plus que jamais dysfonctionnelle concourent au rétablissement d’un système plus répressif encore que celui de l’ère Moubarak.
Par ailleurs, la perte totale de ses repères par l’opposition révolutionnaire vient accroître l’impunité du pouvoir : rien ne semble pouvoir arrêter le processus contre-révolutionnaire en marche.
Pourtant, les choses pourraient rapidement se compliquer.
Le faible taux de participation lors des dernières élections vient rappeler la grande versatilité des Égyptiens. Capables de renverser deux raïs en l’espace de deux années, ils pourraient tout aussi bien décider de tourner le dos au nouveau pouvoir. D’autant plus que la situation de l’économie égyptienne est devenue véritablement critique : les monarchies du Golfe ont accordé un délai de grâce au pays, mais les aides massives ne lui épargneront pas des mesures d’austérité drastiques et, par définition, impopulaires, et ce afin de rétablir les équilibres macroéconomiques.
Du côté de l’opposition, enfin, des tentatives de reformation se dessinent tout de même, progressivement. Certaines initiatives sont apparues au cours des dernières semaines, appelant notamment à unir de nouveau les forces révolutionnaires.
Plusieurs personnalités en exil (issues des rangs des Frères musulmans ; et certains de ses anciens alliés) ont publié La Charte de Bruxelles, appelant à réunir les groupes révolutionnaires autour d’une série de principes, parmi lesquels le rejet du coup d’État et le retour du pluralisme.
Plus récemment, Abderrahman Youssef, fils de Youssef Al-Qaradawi (président de l’Union internationales des Oulémas –les savants musulmans) et, contrairement à son père, pourtant très critique des Frères musulmans, a pris la tête d’un mouvement d’intellectuels égyptiens à l’origine de La Déclaration du Caire : le document appelle lui aussi à la réunification de l’opposition, aussi bien islamiste que laïque, autour des idéaux perdus de la révolution du 25 janvier 2011…