Alors que le pouvoir égyptien s’apprête à célébrer l’anniversaire des manifestations du 30 juin 2013, prologue au coup d’état sanglant qui, en juillet de la même année, a porté au pouvoir le maréchal Fattah Al-Sissi, la Justice a confirmé, ce 16 juin 2015, la condamnation à mort de Mohamed Morsi, le président renversé, qui avait été élu démocratiquement après la révolution de 2011. Issu du mouvement des Frères musulmans, l’ancien chef de l’État égyptien a été condamné à la peine capitale sur le motif que, lors du soulèvement de janvier 2011, il s’était évadé de la prison où il était alors détenu. La sentence, qui avait été prononcée une première fois en mai 2015, devait être soumise à l’opinion, « non-contraignante », du grand mufti du Caire, Chaouki Allam, la plus haute autorité religieuse du pays, consulté dans chaque cas de condamnation à mort ; ce dernier a déclaré que le verdict était recevable.
Difficile cependant de déterminer, à ce stade, si l’ancien président égyptien sera effectivement exécuté. Le régime pourrait ne pas avoir intérêt à appliquer un jugement qui cristalliserait les critiques internationales et pourrait potentiellement donner un nouveau souffle à la contestation. Par ailleurs, la défense de Mohamed Morsi peut toujours faire appel des jugements prononcés dans toutes les affaires pour lesquelles il a été condamné. L’ancien président a ainsi été reconnu coupable d’incitation à la violence (lors des affrontements qui étaient survenus entre ses partisans et des manifestants opposés à sa réforme constitutionnelle, au palais présidentiel d’Ettihadiya, en décembre 2012), et ce alors que la plupart des victimes de ces incidents étaient pourtant des Frères musulmans. Il a également été déclaré coupable d’espionnage au profit du Hamas, du Hezbollah et de l’Iran. Morsi a été condamné pour ces affaires, respectivement, à 20 ans de prison et à la prison à vie.
Ces procès expéditifs constituent le dernier acte de la répression féroce des Frères musulmans par le nouveau régime, comme d’ailleurs de toute forme d’opposition au coup d’État. Au point qu’il n’y a plus en Égypte de force politique suffisamment puissante et mobilisatrice pour ébranler un pouvoir consolidé sur le plan intérieur et qui jouit à présent d’une forte reconnaissance internationale. L’arrestation à Berlin, ce 20 juin 2015, du journaliste d’Al-Jazeera, Ahmed Mansour, critique virulent du coup d’État –et ce sur demande de la Justice égyptienne- ne laisse aucun doute sur le renouveau des relations entre l’Égypte et l’Allemagne (la Justice allemande a toutefois libérer le journaliste, après deux jours de détention). Au mois de juin 2015, le président Abdel Fattah Al-Sissi avait rencontré Angela Merkel après s’être rendu, plus tôt cette année, en France et en Italie. Ces visites officielles s’étaient soldées par la conclusion d’accords commerciaux et militaires importants.
Malgré l’éradication de l’opposition et fort du soutien international dont il bénéficie, le pouvoir égyptien, appréhendant toute critique comme une menace existentielle, semble donc résolu à poursuivre la répression sous des formes de plus en plus inquiétantes. Il vient d’imposer de nouvelles restrictions rituelles dans les mosquées, à l’occasion du mois de Ramadan ; mais, surtout, ces dernières semaines ont été marquées par la multiplication des cas de « disparitions forcées », attribuées à des escadrons de la mort.
Exemple parmi de nombreux autres, Islam Ateeto, un jeune étudiant-ingénieur à l’Université Ain Shams, au Caire, a été enlevé le 19 mai 2015, en pleine période d’examen. Il a été retrouvé mort, le lendemain, le crâne fracturé et le corps criblé de balles ; il avait été torturé. Le ministère de l’Intérieur a affirmé que le jeune homme avait été tué lors d’un échange de tirs avec les forces de l’ordre sur une route, dans le désert. Les caméras de surveillance prouvent pourtant qu’il a bien été enlevé dans l’enceinte même de l’université.
Depuis le mois d’avril 2015, les organisations de défense des Droits de l’Homme ont recensé au moins 163 cas d’enlèvement de ce type. Certaines personnes ont été relâchées, mais la plupart n’ont plus donné signe de vie depuis leur « disparition ».
Impitoyable à l’égard de l’opposition (qu’elle soit issue des Frères ou des milieux étudiants ou libéraux), le régime semble même, à présent, s’inquiéter de ses divisions internes.
Lors des élections présidentielles de 2012, Mohamed Morsi avait emporté le scrutin au second tour, contre Ahmed Shafiq, ancien ministre de l’Aviation sous Hosni Moubarak, qui l’avait nommé premier ministre au début de la révolution. Shafiq, qui avait alors été largement perçu comme le représentant de l’ancien régime, est retraité de l’armée, comme Al-Sissi dont il est aujourd’hui devenu, pour beaucoup, le principal rival au sein de l’élite politico-militaire qui dirige le pays.
Poursuivi par la Justice sous Morsi pour son rôle dans la dictature de Moubarak, Ahmed Shafiq s’est exilé aux Emirats arabes unis. Acquitté des charges qui pesaient contre lui en décembre 2013, il n’a cependant toujours pas pu regagner l’Égypte malgré sa volonté affirmée de se présenter lors des élections législatives qui devraient avoir lieu dans les prochains mois.
Il semble clair que le gouvernement ne souhaite pas de son retour. Agacé, Shafiq a accordé au cours du mois de juin une interview –finalement déprogrammée– à une chaîne émiratie, au cours de laquelle il assurait être prêt à divulguer des informations susceptibles d’affaiblir Al-Sissi si le gouvernement continuait de s’opposer à son retour.
Ces tensions, qui se sont accentuées au cours des dernières semaines, font apparaître les divisions existantes au sein même du régime. Shafiq, bien qu’il soit maintenu en exil, jouit probablement toujours d’un soutien important jusque dans les plus hautes sphères de l’État. Il aurait notamment des liens avec Sami Annan, lieutenant-général et ancien vice-président du Conseil suprême des Forces armées qui a dirigé le pays jusqu’à l’investiture de Mohamed Morsi, en juin 2012. Annan est aussi souvent décrit lui-même comme un rival potentiel d’Al-Sissi.
Bien entendu, aucune de ces personnalités ne semble, pour l’heure, capable de bouleverser l’ordre établi au cours des deux dernières années, même au sein du régime. Mais, comme l’ont montré les développements récents, plus que sur le bord du Nil, c’est à Riyad et à Abu Dhabi que se prennent les décisions politiques susceptibles de redistribuer les cartes en Égypte. Dans ce contexte, les récentes fuites d’enregistrements de conversations privées d’Al-Sissi, organisées sans doute de l’intérieur même du régime (peut-être par des proches de Shafiq et Annan), constituent une tentative claire d’ébranler la confiance que les monarques du Golfe ont accordée à Al-Sissi. Dans l’un des enregistrements en question, le président se montre en effet très critique, voire irrespectueux, à l’égard de ces pays qui ont pourtant largement soutenu financièrement le pouvoir égyptien.
Depuis lors, les spéculations vont bon train sur les relations, supposées tendues, entre le roi Salman et le président Al-Sissi, mais surtout sur l’impatience des Saoudiens devant l’incapacité de ce dernier à rétablir la stabilité du pays. Malgré la répression, en effet, au cours des trois premiers mois de l’année 2015, un acte politique violent était enregistré toutes les 90 minutes…
Deux ans après le coup d’État militaire, l’Égypte connaît un régime répressif fort et solide, mais qui ne parvient pas à se défaire ni de la contestation, ni de la division.