ÉGYPTE – Les « Sisinomics » peuvent-ils relancer la contestation ?

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Trois années de bouleversements politiques ont conduit l’économie égyptienne au bord de l’effondrement. Bien que soutenu par les monarchies du Golfe dès le lendemain du coup d’État du 3 juillet 2013, le gouvernement du président nouvellement « élu », Abdelfattah al-Sisi, a dû procéder aux premières coupes budgétaires. Imposées de façon autoritaire et en l’absence de dialogue social, les « Sisinomics » (package de mesures d’austérité budgétaire) provoquent le mécontentement des plus pauvres et des levées de boucliers parmi les plus aisés. Si ces décisions impopulaires confortent les opposants au pouvoir, peuvent-elles cependant affecter le soutien dont jouit le régime actuel au point de relancer la dynamique contestataire ?

Le gouvernement égyptien a choisi le début du Ramadan pour réduire de manière drastique les subsides énergétiques, entraînant mécaniquement une hausse des prix. Survenant au cours d’un mois qui s’accompagne traditionnellement d’une augmentation de la consommation des ménages, ces hausses spectaculaires, bien qu’attendues, témoignent de l’urgence de la situation économique du pays.

La suppression de ces subsides a provoqué des hausses de prix à la pompe, de 40 à 80% selon les catégories de carburants ; et le sujet est dans la plupart des conversations.

Il faut dire que les Égyptiens ont déjà beaucoup souffert au cours de ces trois années ; le niveau de vie de beaucoup d’entre eux s’est substantiellement dégradé depuis le soulèvement de 2011 : 40% de la population vit à présent sous ou au niveau du seuil de pauvreté, établi à 2 US$ par jour. Or, les Égyptiens dépensent en moyenne 40% de leur budget en nourriture (l’un des pourcentages les plus élevés au monde). Dans ces conditions, une hausse même limitée des prix menace de jeter davantage de familles dans la pauvreté.

L’instabilité politique a aussi entraîné la fuite des touristes et des investisseurs étrangers, contribuant ainsi à accentuer gravement les déséquilibres macro-économiques : en 2013, 30% du budget de l’Etat était alloué aux subsides énergétiques et alimentaires ; et, cette même année, le déficit a explosé, atteignant 14%.

Malgré les aides massives des monarchies du Golfe (près de 20 milliards de dollars), les réserves de change s’établissent à un niveau critique, autour de 16 milliards de dollars seulement, permettant de prévoir à peine trois mois d’importations.

L’Égypte est également candidate depuis de nombreux mois à l’obtention d’un prêt du Fonds monétaire international (FMI) : d’un montant de 4,5 milliards de dollars, il devrait permettre de rétablir la confiance des investisseurs, mais se révèle très insuffisant au regard des besoins du pays…

Le candidat al-Sisi avait annoncé que le rétablissement des finances de l’État et de l’économie ferait partie de ses priorités. Mais il avait aussi promis d’épargner les plus pauvres. En annonçant par voix de décret, en une nuit, sans dialogue social, ni consultation du parlement (puisque celui-ci est suspendu !), la réduction immédiate des subsides, le maréchal a choisi la voie la plus autoritaire qui soit pour mettre imposer des mesures devenues certes indispensables, mais particulièrement douloureuses et, a priori, socialement très injustes. « Il n’y a pas la place pour une main tremblante », avait scandé al-Sisi durant la campagne électorale…

Les conducteurs de taxis ont immédiatement protesté, en organisant le blocage des principales artères du Caire, avant que le gouvernement n’annonce précipitamment que les hausses pourraient être répercutées sur le calcul du coût des courses… Pour le reste, les réactions, au sein de la population, sont restées relativement limitées, jusqu’à présent.

Mais le président al-Sisi a souhaité mettre également les plus riches à contribution, en plafonnant le salaire maximum dans le secteur public à 35 fois le salaire minimum (fixé à 1.200 livres par le gouvernement de Hazem Beblawi), soit un salaire maximum à 42.000 livres, provoquant des levées de boucliers au sein des institutions de l’État, alliées importantes sur lesquelles s’appuie le régime actuel…

En annonçant ce package de mesures en début de mandat, al-Sisi tente manifestement de tirer profit de sa popularité du moment –déjà relativisée par le faible taux de participation à l’élection présidentielle. Mais de nombreuses autres réformes doivent encore être engagées afin de répondre aux difficultés économiques et de plier l’Égypte aux exigences du FMI. Et, dans les prochains mois, les hausses des prix de l’énergie devraient en outre impacter ceux de l’ensemble des biens de consommation. Le nouveau président devra ainsi manœuvrer délicatement, afin de ne pas perdre les soutiens dont bénéficie le régime, aussi bien dans la population que dans l’État profond.

Dans cette bataille économique, l’ancien maréchal a exigé de toutes les composantes de la société qu’elles fassent des sacrifices au profit du pays. L’armée, cependant, semble échapper à la règle. Les salaires des militaires ont ainsi été augmentés à plusieurs reprises au cours des trois dernières années, tandis que le niveau de vie des Égyptiens se dégradait.

À présent débarrassée de la Confrérie des Frères musulmans, rival historique, l’armée, qui a donc pris le contrôle total du champ politique, se retrouve également dans la position d’étendre son emprise sur l’économie du pays : l’institution militaire contrôlerait déjà environ 40% de l’économie égyptienne ; et ses activités sont déjà très étendues (immobilier, industrie, alimentation, etc.) et ne sont soumises à aucun contrôle, ne sont ni auditées, ni taxées.

Comme à l’époque du prêt obtenu par Hosni Moubarak, en 1991, les exigences du FMI (libéralisation accrue, privatisation) ne devraient pas affecter l’institution militaire. Bien au contraire, l’armée avait alors accru son contrôle sur l’économie de l’Égypte.

À la faveur du coup d’État, l’armée a déjà pu s’emparer de nombreux marchés, aidée en cela par un décret présidentiel de novembre 2013 qui autorise le gouvernement à se passer des procédures d’appel d’offres dans le cadre de projets jugés « urgents ».

Mais la situation reste globalement dominée par une grande incertitude : les réformes à venir seront douloureuses ; et il n’est pas du tout certain que les appels au patriotisme et les opérations de relations publiques du président (qui demande aux Égyptiens à rouler en vélo, afin de faire des économies, ou qui reverse la moitié de son salaire au fonds de solidarité baptisé « Vive l’Égypte ! ») suffiront à faire avaler la pilule.

De la même manière, si les privilèges des hauts fonctionnaires des institutions de l’État devaient être remis en cause, le régime prend le risque de perdre un soutien de poids.

Enfin, le mécontentement général pourrait se cristalliser sur l’image de cette armée qui échappe à la cure d’austérité et opère en toute impunité, motivée par la consolidation et l’extension de son emprise sur l’économie nationale.

Pris à la gorge, beaucoup d’Égyptiens pourraient ainsi choisir de descendre de nouveau dans la rue afin de signifier leur mécontentement.

On se souvient comment, en 2011, le prix élevé des produits alimentaires avait lourdement contribué au déclenchement des soulèvements arabes. Et on connaît, en Égypte comme en Algérie ou en Tunisie, le caractère récurrent des « émeutes du pain »…

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Mehdi Karimi

Politologue - (Le Caire - ÉGYPTE)

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