La Tunisie et l’Égypte ont très rapidement été désignées par la plupart des analystes comme des laboratoires privilégiés, creusets par excellence qui allaient révéler la « vague démocratique » qui « déferlait » sur le Monde arabe.
Alain Gresh, dans Le Monde diplomatique, n’affirmait-il pas : « En Égypte, ils ont réussi à mettre l’armée sur la touche » ? Et bien peu nombreux étaient les observateurs moins optimistes.
Aujourd’hui, cependant, la donne n’est manifestement plus la même…
Après sa première élection présidentielle démocratique, en mai 2012, qui avait porté à la tête du pays Mohamed Morsi, issu des rangs des Frères musulmans (avec une courte avance en voix il est vrai, mais sans que le scrutin ne donne lieu à une sérieuse contestation), l’Égypte a brutalement refermé cette parenthèse par une sorte de « contre-printemps arabe », le 30 juin 2013, quand quatre à trente millions de manifestants sont descendus dans les rues, à l’appel de la plateforme pluraliste Tamarod (« Rébellion ») pour exiger des élections anticipées.
La devanture politique de la Confrérie des Frères musulmans, le Parti de la Liberté et de la Justice, payait ainsi une année d’errements, au cours de laquelle, elle avait surtout cherché à noyauter l’appareil d’État, sans rechercher le dialogue avec les autres organisations politiques, sans non plus remettre en cause fondamentalement l’orientation néo-libérale de la politique antérieure d’Hosni Moubarak, ni l’alliance privilégiée avec les Etats-Unis (et donc l’application scrupuleuse des accords de paix avec Israël) et sans parvenir à définir une position diplomatique autonome et cohérente (sur la Syrie notamment).
Avec le recul, il s’est avéré que le mouvement Tamarod dépendait de piliers de l’ancien régime : le financement par le milliardaire Naguib Saouiri, et surtout le soutien de l’armée qui a explicitement enjoint à Morsi de démissionner.
Après la destitution de Morsi, le 3 juillet 2013, puis son arrestation, le général Abdel Fatah Al-Sissi, ancien protégé du maréchal Tantaoui, nommé chef du Conseil suprême des Forces armées par le gouvernement des Frères musulmans lui-même, en août 2012, prend le portefeuille de vice-premier ministre et celui de ministre de la défense du nouveau gouvernement dont il devient, de fait, le véritable homme fort, accédant à la distinction de maréchal en janvier 2014 et de plus en plus souvent présenté comme le « nouveau Nasser ».
Les questions sur l’éventuelle réintégration des Frères musulmans dans le jeu politique ont été rapidement dissipées. Le mercredi 14 août 2013, au Caire, l’armée, de son propre aveu, abattait plus de six cents manifestants favorables à la Confrérie. Au total, Amnesty International évalue le nombre d’islamistes tués à 1.400. Cette année, plus de 500 partisans du président déchus ont été condamnés à mort par un tribunal de première instance à Al-Minya (une condamnation qui, même si elle semble avoir procédé d’une humeur d’un juge statuant seul, en dit long sur le sentiment d’impunité du système répressif en Égypte).
L’autoritarisme d’Al-Sissi fait des victimes bien au-delà des cercles islamistes. Le 7 avril dernier trois figures du printemps arabe du Caire de 2011 ont été condamnées à trois ans de prison pour avoir enfreint la récente loi sur les manifestations : Ahmed Maher, Mohamed Adel et Ahmed Douma. Un autre militant de gauche en vue, Alaa Abdel Fattah, est lui aussi poursuivi, après des mois de détention préventive, pour avoir manifesté sans autorisation. Le 7 avril également, trois hommes ont été condamnés à huit années de prison pour homosexualité…
La réaction du Conseil de Sécurité des Nations Unies et des diverses chancelleries aux massacres du 14 août 2013 allaient donner le « la » du positionnement des grandes et moyennes puissances à l’égard de la nouvelle dictature : condamnation de la part de l’Union africaine, des pays gouvernés à gauche en Amérique latine, de l’Indonésie, du Pakistan et de la Turquie, et « compréhension » de la part de la Chine et de l’Inde, puis embarras de la part des Etats-Unis qui, après un rapprochement avec les Frères musulmans pendant la parenthèse Morsi, ont finalement maintenu leur aide militaire annuelle à l’Égypte, de plus d’un milliard de dollars, afin de préserver au Caire leur influence déclinante. Le bailleur de fonds saoudien (crucial dans un pays où les recettes touristiques se sont effondrées), pour sa part, soulagé de se débarrasser des Frères musulmans (adversaires du wahhabisme depuis la première guerre du Golfe) n’a pas ménagé son soutien au régime militaire. La Russie de Vladimir Poutine, qui bénéficie de ses succès face à Washington en Syrie et en Crimée, est aussi à l’avant-poste du soutien au régime militaire du Caire : le maréchal Al-Sissi a rencontré le président russe en février, qui pourrait lui livrer des chasseurs Mig et des missiles S 300.
Aujourd’hui le général Abdel Fattah Al-Sissi se présente sans rival à l’élection présidentielle des 26-27 mai 2014. À l’exception de Hamdine Sabbahi, candidat socialiste nassérien à la précédente élection présidentielle (il avait obtenu 21 % des voix).
Sous couvert de préparer le terrain d’un « retour de la démocratie » en Égypte, il entretient autour de lui un culte de la personnalité, jouant sur une image anti-occidentale, auprès d’une opinion publique égyptienne tentée par le non-alignement, et rassurant par ailleurs Israël en collaborant avec lui dans la répression des djihadistes dans le Sinaï et le boycott du Hamas à Gaza.
La liberté d’opinion et d’expression, mais aussi la place de la femme dans la société égyptienne sont les grandes perdantes du processus politique actuel dans ce pays, où la référence à la Sharia reste en vigueur et où 91 % des femmes (selon une étude d’UN Women de 2013) disent ne pas se sentir en sécurité dans la rue [ndlr : notre correspondant au Caire a subi des pressions sensibles et été contraint de démissionner des fonctions qu’il occupait au sein de notre équipe, deux jours avant la sortie de ce numéro].
1 Comment
Excellente analyse! Les Européens ferment les yeux et les journaux occidentaux ne parlent plus de l’Egypte, pendant qu’on massacre les gens qui étaient sur al-Tahrir en 2011. On les arrête et on les met en prison, puis on les condamne à mort. Qui parle encore de liberté et de démocratie en Egypte?